Édition internationale

Nouvelle : La Maison des Embruns Partie II

« Les villas de Kep » est un projet de 14 nouvelles que le Petit Journal se propose de publier. Emmanuel, passionné par leurs histoires, les ayant souvent et longtemps arpentées, en se fondant sur des archives, a imaginé « ce qu’elle auraient pu être » et surtout, « ce qui aurait pu s’y passer ». Entre fictions et réalités historiques, leur but est de voyager dans le temps en traversant un siècle d’histoire, et de faire revivre ces villas malheureusement détruites et dont même les ruines, petit à petit disparaissent. Cette nouvelle est encore une fois assez longue. Nous avons décidé de la publier en deux parties. Voici la seconde.

La maisonLa maison
Écrit par Emmanuel PEZARD
Publié le 27 juillet 2024, mis à jour le 5 août 2024

Si vous n'avez pas lu la premiere partie de cette nouvelle, vous invitons à cliquer sur ce lien "La maison des Embruns Partie T ". 

Kong et Song

… puis l’homme se lève et va parler, dans un khmer doux et soutenu, limpide mais précis, à Song Sopheap.  

  « Soursedey petit frère, ami des forêts, des Neak-Ta, des étrangers et de Bouddha. Je m’appelle Kong Phearom et je peux aider le jeune homme ici, qui souffre beaucoup. L’os est sorti de deux centimètres et les doigts de sa main vont se paralyser. Il saigne et a mal. Dis à tes amis de me suivre s’il te plaît, car il est trop tard, dans son état et à cette heure, pour rentrer au dispensaire de Phnom Bokor. Je vais le soulager et le soigner… Dis-le à tes amis, parle avec eux, ou l’enfant risque de mourir ou de perdre son bras… » 

  Song s’agenouille, « danse » trois Wai les mains jointes devant « le krou », et traduit à la famille, alors que Kong est revenu caresser les cheveux d’Antoine tout en soufflant sur son bras à intervalle régulier. 

  La décision est vite prise. Le chirurgien de talent laisse la place au père et accepte de suivre les mystères qui se proposent à lui. Sa femme regarde le soleil qui tombera vite, la nuit, et son fils en sang qui pleure en silence. Le père François Daumont qui connaît les possibles du chamanisme et les mille vertus des plantes, approuve aussi.

Kong s’adresse alors à Song, qui lui demande que tous l’attendent dix minutes, et disparaît, avant de revenir avec deux vieilles pipes en bois. Il surélève délicatement Antoine par la nuque et lui dit le seul mot en anglais qu’il connaisse : « smoke ».   

Puis il tend l’autre pipe à Song et lui dit que toute la famille doit fumer un peu, qu’il n’y a rien de dangereux. Alors tout le monde fume, à tour de rôle. Antoine semble presque endormi. Emmanuel, à la demande de Kong, l’installe sur son dos, et tous se mettent à marcher « droit » dans la jungle. 

  Tout le monde est dans un état second, à part le vieux Kong qui porte Antoine. Ils sinuent comme un serpent dans les branches, à un rythme lent mais régulier. Ils sont parfois comme ivres… Ils vacillent de temps en temps sans pour autant chuter sur les racines immenses des Banians… Antoine a mal mais bien que secoué et inconfortablement installé, il ne gémit qu’à peine. Le temps semble au ralenti, et sans l’avoir vu passer, ils arrivent dans une sorte de monastère bouddhiste, animiste, un peu indien et surtout Khmer.

En fait de monastère, il s’agit d’une vieille pagode en bois, dont le temps, implacable pourvoyeur de destruction, a pourtant laissé quelques bribes de sa splendeur survivre. La structure tient debout, et il est possible de deviner les anciennes gravures et dessins qui ornent les pilotis en teck, taillés d’un seul tenant à même les troncs, imputrescibles. Des dorures et peintures apparaissent ici et là.

  Si le toit laisse d’importantes trouées par lesquelles les rayons du soleil se faufilent en zébrant les ombres à l’intérieur, du matin à l’azur, quelques tuiles protègent certains recoins de la pluie et de la chaleur moite et étouffante qui se dégagent de la forêt. Il reste deux queues de Nagas, l’une au Nord et l’autre à l’Est, et quelques Garudas soutiennent la charpente. Le plus remarquable c’est l’état presque intact des fresques murales décorant la salle de méditation et de recueillement, car c’était ici aussi un centre Vipassana. Quelques Stupas résistent aux mousses et aux fougères, le minéral et le végétal s’entrelacent comme amoureusement, ou plutôt passionnément. Sous la canopée tropicale émergent des maisons aux esprits, des lions en pierres, un chaos que Kong a réussi non à dompter, mais à doucement apprivoiser. Il n’était pourtant ni le renard de Saint-Exupéry ni le lapin blanc d’un disciple de Bouddha… Mais il avait beaucoup marché… 

  Si certains espaces anarchiques laissés à l’abandon cernent les lieux, dans l’enceinte même de « sa pagode anachronique », une organisation toute en lenteur et patience crée une atmosphère sereine et paisible... Le minimalisme est la règle… un confort proche des sources… Il règne une logique dans l’harmonie, régulée et orchestrée par la rivière de Teuk Chou, s’écoulant à moins de cent mètres. On peut la suivre au fil des saisons, petit cours d’eau devenant, pendant les moussons, un torrent mignon, déambulant au fil de quelques cascades timides : sa musique, à ces moments-là, donne le la dans le concert de la jungle. Elle permet aussi de boire, de cuisiner, de se laver, de se rafraîchir, de se baigner, d’abreuver le jardin et le potager du « Krou » bouddho-animiste. Elle offre des poissons, nourrit les orchidées et les plantes carnivores, source pour les animaux sauvages ; de temps en temps, un tigre ou un ours viennent y boire, parfois pas loin, compagnons de vie. 

  On n’est pas surpris de voir un chat sauvage se prélasser au cœur d’un Tetrameles Nudiflora, ou une toile d’araignée de deux mètres d’envergure, tissée par une demoiselle multicolore aux longues pâtes agiles, et potentiellement mortelle. 

  Il y a du sacré dans ce lieu, mais aussi beaucoup de paix. La complexité du monde simplifié, où les belles énergies incluent la force de la nature et du vivant avec celle des esprits. Une intellectualité sauvage, primitive, évidente. Et le bras d’Antoine…

 

VI Une semaine loin de tout

Lundi  

  Antoine est complètement endormi après que Kong lui ait sifflé une lourde fumée blanche dans les narines, tout en l’empêchant de respirer. Respiration qu’il a sereine maintenant. Il ne halète pas et n’a plus de spasmes, plus de secousses sporadiques, il semble évaporé. Nous aussi d’ailleurs… on semble dormir, mais éveillés. On est dans la cour du monastère. Il y a une vieille dame le crâne rasé, toute habillée de blanc, qui est en train de laver Antoine, nu comme un ver. L’acharesse le frotte et le masse en même temps, lui promulgue des onguents, lui susurre des mantras, pousse sur ses points de chakras, fluidifie ses énergies, détecte les anomalies et les transmets au « krou ». 

  Kong lui siffle à nouveau dans les narines une lourde fumée blanche, mais sans l’empêcher de respirer cette fois-ci. Antoine a commencé son voyage. Le nôtre se perpétue aussi, nous avons bu un breuvage au goût de lait de buffle qui nous endort. Notre premier jour de jeûne. 

Mardi 

  Nous sommes assis en cercle et en tailleur autour d’Antoine, de Kong et de la dame en blanc. Il dort toujours. Plus de rides et de souffrances sur son visage.

  Kong est torse-nu, le corps tatoué presque en ses moindres recoins. Assis « dans la position du lotus » il finit d’écraser trois poussins qui gémissent encore. Il ne les regarde pas, il a les yeux non aux cieux mais aux cimes des arbres. Il les écrase complètement, avec les plumes et les os, les yeux et les petits organes. La danse a débarqué… des tremblements se font sentir… il enchaîne des litanies dans des langues dont on ne sait si elles viennent du Pali, ou d’anciens dialectes ethniques, ou des deux à la fois… puis comme la mousson s’arrête sur les rizières pour laisser place à un doux soleil de récolte, il se calme, s’apaise, nous regarde, regarde Antoine, et nous dit d’aller nous coucher : il est l’heure pour lui de se reposer. 

Mardi un peu plus tard

  La pâte de poussins est prête. Kong y a rajouté des herbes étranges, des racines bizarres, des écorces, des graines, je le soupçonnerais même d’y avoir rajouté des pollens, mais la magie a ses limites. Il mixe tout ça avec un gros pilon en bois. Il remue, tape, amalgame la nature, ses énergies, des trucs qu’il connaît depuis mille ans… les esprits n’ont pas la même notion du temps que nous…  

 Antoine flotte en apesanteur… Il joue aux osselets dans des champs en fleurs… Il regarde des beaux couchers de soleil rouge sang… Il hurle dans des silences qui l’assourdissent… 

Mercredi

  Enfin la cérémonie commence… 

  Kong prend le bras d’Antoine de sa main droite, son os un peu en dehors de sa main gauche, et d’un geste simple se décide à les rassembler… Il enduit alors la plaie de ce liquide tiède et visqueux qu’il a pris tant de temps à préparer. Il continue les litanies pendant que la Yey allume des bâtonnets d’encens à des points qui semblent stratégiques. L’espace enfumé, le krou en transe, elle revient au bras d’Antoine et masse à nouveau l’amalgame, enlace sa souffrance, et place en douceur, à l’aide de bois d’Eucalyptus et de ficelle de chanvre, une attelle sur le bras meurtri, pour en finir avec ce poème de douleurs...

 

Antoine et son guérisseur

Jeudi

Monologue d’Emmanuel 

  « Je me suis habitué aux nattes, aux coussins, à la chaleur moite et humide alentours, à regarder ce vieux fou avoir dans ses mains le destin de cet enfant qui est mon amour. Moi le grand chirurgien, je suis réduit à néant. Une loque dans cette forêt inconnue, observant les magies obscures d’un manant ressouder un os, devant moi, « à mon insu ». Je suis là les bras ballants, mon savoir est d’une inutilité pathétique… le docteur infaillible est bien minable… le grand savant emphatique et affable est maintenant entre rêves et cultes : « Ne suis-je plus que de l’ignorance, inculte et pragmatique, un écolier et son cartable? »

Monologue de Rosalyne 

  « Je regarde mon fils, Antoine mon tout petit… L’os à l’air… il est ma chair à vif, ma douleur de vie. Je ressens ses souffrances et son errance comme des lames et des larmes qui me scient. Et puis merde qui est ce Kong, médecin soi-disant ? Mon mari, prestigieux chirurgien, ne peut-il pas mieux faire que ce pharisien ? Est-il à ce point incapable, juste un vaurien ? 

  Je n’arrive plus à supporter son visage impassible. Je voudrais m’y voir à la place comme dans un miroir. 

  La pluie m’épuise, les insectes me dévorent, des plaies petites me démangent, des boutons s’agrègent, des urticaires prennent leurs aises, ma patience s’effrite et ma confiance avec, et pourtant je n’aime pas la méfiance… Je n’ose m’avouer que La Maison des Embruns me manque, et que je crève à petit feu de mon impuissance… » 

Monologue d’Antoine : 

  « Étrange, de ne pas sentir la douleur, d’être là comme en douceur et tout en vapeur. Je me sens en errance, l’âme vagabonde voguant improbable entre deux mondes. On dirait que je regarde mes souffrances de loin, de l’extérieur de mon corps et de mon moi, sensations abstraites, non figurées, émois venus d’ailleurs, ivresses folles des fioles de vins de riz peut-être.

 

Temple

 

Je semble déambuler hors de mon corps et je me sens plein de lui aussi. Et ce décor de jungle, d’arbres, de fougères, cet alentour plein de musique, comme si avant j’étais sourd, loin des chants des oiseaux que j’entends, des Gibbons qui gambadent au sommet des canopées. J’entends les sifflements des serpents, les bons singes qui s’ébrouent dans la joie, c’est la panacée ! 

Loin de tout je suis saoul de ce que je vis. Mon univers ne se résume plus à ma chair. Je sais et je sens que je suis en mode survie mais qu’un vieil homme, qu’un vieil hère, sur cette terre, prend soin de moi. Je suis dans son monastère plus en sécurité que dans le dispensaire officiel du Phnom Bokor. Mon corps en morceaux est entre ses mains, son magistère, son adagio ! 

J’aime ses gestes lents, ses paroles apaisantes, sa vieille barbe grise, ses mains, garantes d’entités anciennes, son air saint. Qu’il drogue mes parents et François, l’idée m’est délirante !  

Je regarde mon os brisé et morcelé comme un jeu d’osselet, un puzzle, un jouet. J’apprends à apprivoiser le mal, souffrance de chaque instant, malgré les herbes femelles que j’ingurgite sous forme de thés rances ou de fumées qui me font des rêves haridelles : je hennis parfois la nuit, mais bien et sans ennui. 

Le vieux sage a de l’humour, face à la mort il rigalote comme un esprit. Je subodore qu’il a dans sa besace des surplus de vie. 

Le temps m’est étrange et sans impatience, il filotte entre bien des inconsciences, me rappelle a de belles insouciances sans s’encombrer de folles incohérences. »

Monologue du Père François 

  « On dirait que j’ai perdu la foi. En-tout-cas, elle s’effrite, se fragmente en une multitude de petits bouts de doutes… 

  Merde, Dieu plus que jamais brille par son absence. Lamentable larve privée de son essence et de sa verve… Il est où le foudre de guerre, dont on dirait qu’Il n’en a plus rien à foutre de rien ? Tu es où mon beau Dieu, plein de magnificence et de piété ? Et ta verge ? L’immaculée conception, la côte d’Adam ? 

  En fait là, tout de suite, j’ai envie de te dire que je t’emmerde, te conchie, te renie. Ça durera le temps que ça durera, mais je te mets de côté. Je t’abstraits du réel et du mystique, je te cache sous le tapis, avec quelques poussières blasphématoires.  

  Tu deviens le grand absent, le ténébreux disparu, la bonne âme effacée, t’en retourne au reflet premier, dans le miroir de ton trou du cul. 

  Je regarde Kong s’appliquer sur les plaies d’Antoine et sa magie opérer. Il ne te parle pas ; il parle aux plantes, aux racines, à la terre, aux fleurs, aux esprits, à l’eau et un peu au feu. Il chante, il récite, il transmet, il demande. Il parle de ce que Tu dis avoir créé, abstrait transfuge des imaginaires : mais maintenant ce monde se passe bien de Toi ! »  

Monologue de Kong : 

«  Mes amis les Neak ta je vous remercie d’être là, de m’accompagner, de m’aider à sauver ce couillon. Il s’est pété un os en tombant d’un arbre, l’esprit brouillon, ne se rend qu’à peine compte qu’il vit un conte. 

  La famille est moins lamentable que je ne le pensais. Emmanuel se ratatine face à ma médecine, le père François renie son Dieu, Rosalyne perpétue ses délires, Antoine me suit dans sa guérison, Song observe et accepte, et Bouddha fait comme d’habitude, il se tait. 

  Je sacrifie des oisillons, les sacrifie pour lui. Car ne pensez pas que tout ça soit gratuit, ne me coûte pas toute mon énergie. Il faut se pousser tout au bout, pour obtenir un peu, et un peu effleurer l’idée complexe des vies qui s’allient. 

  Mais on peut être vieux, rhumatique, impuissant, tout en étant sérieux et docteur. Alors bien sûr que je vais le soigner le petit Antoine. Et même mieux que ça, je vais lui offrir un voyage… et plus encore... à sa famille aussi ! »

Monologue de Song : 

  « J’ai besoin de dormir… »

Vendredi

  Le soleil dépose ses premiers rayons sur le jardin où Kong a installé son petit temple. Il est cinq heures trente-huit du matin. Les rayons s’éparpillent ensuite doucement vers la pagode à moitié en ruine, et vers le dortoir improvisé, sans ne réveiller personne. De là ils longent le potager, les parcelles d’herbes médicinales, les coins des plantes aromatiques : Kong aime manger simple mais savoureux, il y a donc du basilic Khmer, des capsicum, c’est-à-dire les pimentiers rouges, verts et jaunes ; des jeunes et des vieux poivriers « donnant plus de poivre qu’un meilleur été » ; des menthes différentes, du liseron d’eau, de la citronnelle et des citronniers, et même un oranger de Pursat, mais qui lui ne donne aucun fruit. 

  Antoine est le premier à se réveiller. 

  Kong est en face de lui et lui tend un thé. Il arbore un beau sourire. Serein. Par la magie des gestes, il lui dit de boire tranquillement et d’attendre doucement. Puis Song arrive et lui aussi boit son thé. Délicatement. Il sait ce qui l’attend : traduire l’impossible à Antoine. 

  • Kong : Bonjour et comment te sens-tu Antoine ?
  • Antoine : Je ne sais pas trop… Bonjour… mais j’ai mal au bras…
  • Kong : C’est assez normal… Tu es tombé d’un arbre. De haut, pas de bas… 
  • Antoine : Et vous vous êtes qui ? Votre visage me dit quelque chose… Comme si on s’était déjà croisé… 
  • Kong : Tu es un peu perdu par toutes les drogues que je t’ai fait prendre, toutes les souffrances que je t’ai fait endurer, mais pour t’aider, et maintenant c’est fait. Demain, moi et Song, nous allons vous ramener chez vous, dans votre « Maison des Embruns » et ton père, d’autres docteurs pourront finir le travail. Je crois beaucoup en ton père. Je suis sûr que c’est un bon chirurgien, mais tu as eu ton accident dans la jungle, pas à la porte d’un hôpital. Je ne suis qu’un passant, et tu vas pouvoir retourner chez toi. 
  • Antoine : Je ne comprends pas tout, je ne me sens pas fou mais je…
  • Kong : Tu te sens perdu, c’est juste ça et c’est logique, pertinent, un refuge pour toi car moi je suis l’opposé de tout ce qu’en quoi tu crois. Mais tout ça n’a aucune importance. 
  • Antoine : D’accord, mais je veux, après être rentré chez moi, venir te revoir et apprendre de toi. Ou alors je dévoile tes secrets aux autorités de la Colonie en t’accusant de magie noire, de sorcellerie, d’abus de…
  • Kong: Tais-toi, mais tais-toi donc ! Ou je mets du poison, et j’en ai en provision ! dans la prochaine tournée générale de thé, pour le petit-déjeuner de tes parents et amis, Song ici y compris ! Merde ! 
  • Antoine : Je ne voulais pas…
  • Kong: Chut… Et merci, ça faisait une éternité que je ne m’étais pas énervé. Il est épuisant de ne jamais s’énerver… une fatigue incroyable, une attention de tous les instants… 
  • Kong : Ecoute un peu ce qui traverse les silences, toute cette musique derrière, prend le pouls du temps et calme-toi. 
  • Antoine : J’aimerais juste saisir l’essence de ce qui se passe… Je regarde ce bras et cette attelle et je sais que c’est toi qui l’a façonnée, puis l’a posée, et que c’est toi aussi qui maintenant me demande de fermer ma gueule ; mais moi j’entends des questions qui foutent le bordel dans ma tête, comme où sont mes parents, François, et…
  • Kong : Tout le monde va pour le mieux du monde. Ils dorment d’un sommeil profond et agréable. Ils sont, comment dire, un peu comme en flottaison… Ils déambulent dans des sphères… Inhabituelles… Ils voyagent dans des langueurs inconnues, se baladent dans des nouvelles contrées, visitent d’autres territoires… Ils rêvent, tout simplement, et vont se réveiller, et tu seras avec eux pour le retour à la réalité.

Samedi 

  Ce sont les singes qui ouvrent le festival, pas les coqs, on est dans la jungle, pas dans une basse-cour. Puis le grand tintamarre se met en branle. Des perroquets bavards, des cigales matutinales, des crapauds qui se veulent buffles car il y a une mare pas loin. Kong tape à grand bruit, à grand son, sur son gong, une arythmie qui sonne la fin de la récréation. 

  Emmanuel se réveille avec une impression de gueule de bois et Rosalyne de tête dans le cul. François ne se souvient pas de ses parjures et regarde abasourdi la nature alentour. 

  Antoine et Song les attendent auprès du feu où le thé finit de se préparer. Il y a des oiseaux qui gazouillent, des petites brises qui passent, un ciel de nuage en ouate douce, de la paix dans l’air. Puis Kong vient les rejoindre... torse-nu encore, souriant, vieux l’air moqueur, taquin, il vient face à cette drôle d’assemblée qu’il a récupérée pas plus tard que six jours auparavant. 

Discours de Kong :

  « Bonjour à vous. Je suis heureux que tout le monde se porte à merveille, en particulier Antoine, qui bien qu’il ne soit pas en pleine forme, nous revient plus vaillant qu’à son arrivée dans mon humble lieu de vie. Je suis un homme de silences et de sciences qui vous échappe. Mais vous avez dû partager mon monde différent.  

  Vous me regardez étrangement, légèrement perdus dans des limbes inhabituels, écoutant mes paroles un peu irréelles. 

  Pas d’inquiétudes mes amis, tout est bien vrai. 

  Nous allons, après avoir repris quelques forces, faire le chemin inverse de celui qui vous a amené ici, et vous allez pouvoir retrouver la Maison des Embruns, et tout votre doux confort de vie… Mais avant cela, il faudra suivre à la lettre nos instructions, à moi et à Song, et tracer vos pas dans les nôtres. Partir ne veut pas dire arriver, marcher ne veut pas dire aboutir. Nous avons quelques tigres dans le coin, des serpents qui zozotent dans la zone, des ours bruns qui préfèrent le miel des abeilles à la chair humaine mais qu’il est préférable de ne pas croiser. On ne craint rien des arbres à épines ou des champignons vénéneux, mais une méfiance est de rigueur envers certaines araignées et autres serpents à sang-froid et couleurs vives. Les grenouilles, nous marcherons de jour, seront moins emmerdantes. Pardonnez mon langage, je m’adapte… Antoine étant sur pied, le bras près à être fignolé, pourra marcher presque normalement. J’ouvrirai la marche en sa compagnie et vous n’aurez qu’à suivre. Il n’y a pas de dangers humains dans ce coin, seulement la nature qui s’en donne à cœur joie, et nous allons nous promener avec elle. Maintenant, nous allons boire la soupe que ma Yey vous a préparée avec l’aide de Song, et après, vous rentrerez chez vous. Buvez aussi un peu de cet alcool qui est mon chef-d’œuvre ; soyez un peu dans une certaine ivresse, vous verrez, c’est agréable avant les épopées. »

  Toute la troupe se mit en ordre de marche. Il n’y avait pas d’embûche particulière, mais il fallait une attention de tous les instants. La douce liqueur du Krou les faisait marcher dans un doux flou. Ils sentaient les pulsations de la forêt, la respiration de la jungle, le frou-frou des vents et des fraîcheurs. Ils traversèrent un petit lit de rivière, affluent de Teuk Chou, arrivèrent à ne pas glisser, encore… sur les fougères…

Le silence était d’or et le rythme lent mais régulier… Ils marchaient comme si c’était une évidence d’être là, au cœur de dix milliers d’arbres… d’avancer en suivant une logique inconnue… sans n’émettre aucun son… en écoutant la partition que le Mont Bokor orchestrait autour d’eux : une symphonie parfois apaisante, parfois oppressante.  

 

Foret

Le bras vaillant d’Antoine tenait celui du vieux Kong, qui marchait comme un jeune homme de vingt ans. Ils ne se parlaient pas non plus. Antoine semblait juste être son ombre… il le suivait de très près, mais il ressentait aussi une distance. Sauf que son bras ne lui faisait plus mal. 

  Emmanuel et Rosalyne, deux mètres derrière, se tenaient la main et laissaient balancer leurs bras comme deux écoliers sortant de l’école. Ils semblaient s’amuser follement !... Des gamins dans une cours de récréation… ils avaient rajeuni de quarante ans… Et pourtant ne trébuchaient pas… 

  Le père François parlait tout seul de façon peu cohérente… « Si Dieu est tout et partout, alors il est parterre et je lui marche dessus… » « Je me demande un peu où on est… J’ai des sentiments bizarres… une sorte d’heureux purgatoire, ou plutôt de deux : un douloureux pour ceux qui iraient plutôt vers l’enfer, et un autre plus doux, celui que je vis, qui amènerait au Paradis, où je vais ? … 

  Song se demandait : « quand est-ce qu’on arrive ?! »

  Et ce fut enfin la piste secondaire, toute en latérite, qui s’offrait à nous. Kong imposa une pause et la troupe s’assit à terre sans mot dire ni maudire, elle était encore un peu inerte, en voyage…

  Kong : « Et voilà nous y sommes. Dans quelques instants je vais vous laisser. Seuls Antoine et Song se souviendront de ce qui s’est passé. Ils vont vous guider sur quelques kilomètres, et vous arriverez à la route principale de Phnom Bokor. De là vous trouverez facilement un moyen de transport pour vous ramener à Kampot, puis chez vous, dans votre Maison des Embruns. Je viendrai vous y rendre visite un jour. 

  De toute façon Antoine va étudier quelques années avec moi, et vous allez l’aider, ainsi que mon monastère presque en ruine. Donc nous resterons en contact. J’attendais depuis longtemps que viennent à moi mon successeur. Il aura fallu qu’il glisse d’un arbre à quelques pas de mon espace. Les Neak Ta nous réservent bien des surprises… »

  Kong sortit la même pipe qu’il avait lors de leur première rencontre. Puis, les uns après les autres, il alla leur souffler un beau nuage de fumée blanche… et le lendemain, au réveil, dans la Maison des Embruns…  

  Dimanche 

  •   Emmanuel : Antoine, c’était stupide de vouloir grimper sur le toit ! Tu sais bien que les tuiles ne sont pas très sûres. La plupart ont des fissures… Il y a des trous dans la toiture ! C’était vraiment inconscient ! Enfin, heureusement que papa est chirurgien et a pu arranger ça ! 
  •   Rosalyne : Ne sois pas trop dur Emmanuel ! Antoine n’est qu’un adolescent ! Nous faisons tous des bêtises à cet âge-là. Et puis il y a eu plus de peur que de mal. Ça lui servira aussi de leçon, hein mon petit Antoine. 
  •   Antoine : Je suis vraiment désolé papa et maman. J’ai voulu voir ce qu’on voyait quand on était plus haut que sur ses pieds. 
  •   Emmanuel : Plus haut que sur ses pieds, ça ne veut pas dire grand-chose mon chéri.
  •   Antoine : Oui, c’était juste une expression... En-tout-cas merci beaucoup de m’avoir si bien soigné. Dès que je serai remis sur ces fameux pieds, je pourrais reprendre mes études de botanique ! Je pense qu’il y a une richesse incroyable là-bas, de faune et de flore !
  •   Emmanuel : Nous verrons ça quand tu seras de nouveau d’attaque ! 

Epilogue 10 ans après

1967

  Kong et Antoine discutent sur la terrasse du dernier onguent de leur cru, qui soulage les articulations ; de la dernière mixture trouvée qui, bue à douce dose, redonne des érections aux quinquagénaires impuissants, sans utiliser de salive d’hirondelle. Ils se sourient et regardent autour d’eux le vieux monastère qui était presque en ruine et renaît de ses cendres. 

  Emmanuel et Rosalyne, sur leurs propres fonds, puis le père François via les deniers de l’église, et des amis et fidèles qu’ils ont convaincu, ont permis de réunir assez de piastres pour sa rénovation.  

   Ils ont pu faire venir des graveurs sur bois sachant utiliser la feuille d’or dans le bois de tek. Des fabricants de tuiles ont fait le déplacement de Kompong Chhnang pour réparer les toitures. Deux sculpteurs de pierres de Siem Reap ont débarqué, et même un chercheur Français de l’EFEO est venu nous rendre visite une semaine. Emmanuel l’avait opéré d’une fracture de l’olécrane deux ans auparavant. 

   Song a mené la danse logistique. Il a organisé le campement pour les ouvriers, les artisans et les artistes, les visiteurs de passage. Il a géré les cuisines, le bois, les stocks.

  Parfois le soir il part faire un voyage avec Kong et Antoine. 

  Tout est presque fini… 

  Ils cultivent soixante-dix-sept herbes médicinales, quarante-deux aromatiques, quatorze arbres fruitiers, et une quinzaine d’épices qui cumulent, tout à la fois, la magie et les délices du goût. 

  La formation d’Antoine a duré cinq ans, durant lesquels il n’est retourné à la Villa des Embruns que dix fois. Ses parents, sans François, sont venus le voir pareillement. 

Il sait maintenant rentrer en transe ou déborder un peu de son corps. Il reconnaît, à la forme, aux détails, aux parfums ou à l’absence de parfums, aux couleurs, à la taille, à l’épaisseur des tiges ou des branches, aux enflures des renoncules, à la densité des troncs, à l’écho des souffles ; les arbres, les plantes, les fleurs, les racines, les écorces, les herbes, les mousses parasites, les lichens auxquels il prêtait une certaine attention particulière… Il a appris la jungle et la forêt comme on apprend une langue. 

   Kong de son côté lui a transmis l’art de respirer. Il lui a insufflé la musique des souffles, celui qu’il faut pour marcher ou celui qu’il faut utiliser pour rester longtemps assis ou couché. Mais marcher est le plus important. Car si on ne marche pas, on ne découvre rien, et si on ne découvre rien, nous baignons dans les sables mouvants de l’ignorance. 

  Aujourd’hui, au sein du monastère, il y a dix bonzes qui y vivent et se consacrent à Bouddha. Quatre Achars et quatre Acharesses, venues de huit provinces, se sont installés dans cet humble sanctuaire, qui accueille une dizaine de malades et d’indigents tous les jours. Une communauté s’est soudée autour de ce projet. Kong est le chef d’orchestre et Antoine le premier Champey. Des novices viennent aussi pour apprendre car une petite école a été ouverte. Il s’y échangent savoirs et matières avec d’autres provinces comme le Ratanakiri, les Cardamones, le Mondolkiri et le Kirirom, via des envois de plantes endémiques ou de radicelles inconnues. À l’aide de chars à bœufs, à buffles ou à dos d’éléphant : s’est créé tout un réseau de trocs.    

 

Temple

 

La Maison des Embruns est devenue une résidence secondaire. Emmanuel n’opère plus au sein de la Colonie, il a pris sa retraite, il aide au monastère. Rosalyne consacre ses journées à mettre en ordre toutes les notes d’Antoine et se baigne souvent nue dans les petits torrents de Teuk Chou. François a défroqué ; pour se consacrer à l’étude de l’animisme. Song prend très au sérieux son rôle de coordonnateur mais s’échappe souvent quelques jours tout seul dans la forêt. La Yey reste la reine des fourneaux et surtout la reine tout-court : Kong ne peut passer une journée seul sans elle, il lui faut être à ses côtés au moins une heure par jour, en face-à-face dans sa cabane.  

  Antoine est devenu le double de Kong. Il n’est plus cette ombre qui le suivait dans la jungle avec cette attelle alors qu’il avait failli mourir six jours avant. 

  Il est son double, mais aussi son successeur. D’ailleurs il prétendra bientôt au titre de Chaman. A la fois un peu maître des âmes et des cœurs ; un ancien fils de bourgeois devenu un humble manant, qui reprend la flamme. Il reste l’adolescent cassé, tombé d’un arbre, qu’un vieux fou recolla de ses mains. Disciple par miracle. Pourtant parfois il se cabre, refuse encore de dépendre de l’indicible… 

  Mais cela dure peu et face aux souffrances, il promulgue des cataplasmes qui transforment les douleurs en fantasmes. Il travaille aussi sur les idées rances, les solitudes, les idées noires, phasmes camouflés dans les branches de l’espérance.  

  La Maison des Embruns n’est maintenant plus qu’une des têtes de l’hydre bienfaisante du Monastère de Kong et d’Antoine. Et de toute la famille des Geoffrin.

 

Emmanuel Pezard. Phnom Penh. Juin 2024 

 

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