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NOUVELLE : Le Coq à l'Âne

Les villas de Kep » est un projet de 14 nouvelles que le Petit Journal se propose de publier. Emmanuel, passionné par leurs histoires, les ayant souvent et longtemps arpentées, en se fondant sur des archives, a imaginé « ce qu’elle auraient pu être » et surtout, « ce qui aurait pu s’y passer ». Entre fictions et réalités historiques, leur but est de voyager dans le temps en traversant un siècle d’histoire, et de faire revivre ces villas malheureusement détruites et dont même les ruines, petit à petit disparaissent. Cette nouvelle est encore une fois assez longue. Comptez 15 minutes de lecture. Nous avons cependant décidé de la publier en une seule fois pour ne pas briser le charme narratif.

restaurant face à la merrestaurant face à la mer
Écrit par Emmanuel PEZARD
Publié le 7 janvier 2024, mis à jour le 11 janvier 2024

1948

I Le communiqué

  

   Bernard de la Mantière pouvait être fier de son restaurant, le plus réputé de Kep, celui où la haute société venait se goinfrer, se bâfrer, mais avec des manières de gens bien éduqués, ayant maîtrise de toute chose.

   Le « Coq à l’Âne » était à flanc de colline, à fleur d’océan, sa terrasse panoramique offrant une vue astronomique sur toute la baie de Kep, sise golfe du Siam, océan Indo/Pacifique. L’escalier sur le côté donnait un accès direct à la plage, et la petite route presque secrète « d’en haut » laissait aux gens d’influences – diplomates, rufians, gouverneurs, chargés de mission, trafiquants, royalistes, et toute la clique de l’administration coloniale – un point d’arrivé discret aux plus belles tables, un parking un peu secret pour les Cadillac chromées et les Citroën aux sièges en cuir.  

    Mais aujourd’hui, Bernard de la Mantière se faisait un peu des angoisses, ayant même développé un psoriasis qui lui grattait les chevilles, après avoir lu, il y a deux jours, le communiqué qui émanait de la Capitale, Phnom Penh.

   Comme tout passionné, il se sentit d’abord une faiblesse et une peur, mais vite sa nature de mage gastronomique, d’entrepreneur, de Chef, de créateur de saveurs culinaires, reprit le dessus, et il décida d’être à la hauteur de ce qui lui arriverait dans moins de quarante-huit heures : un sacré gratin de personnalités, un concentré de la bonne société.

   Le communiqué se présentait ainsi :

« Le chef d’Etat-major des armées de Cochinchine, Mr Ludovic-Olivier Marchand, à l’invitation du Gouverneur de la région de Kampot, désire réserver la terrasse de votre restaurant pour lui-même et ses invités, après-demain soir à compter du coucher du soleil, soit 17 heures 45. Il demande que trois tables, rapprochées, soient dressées dans les règles de l’art. Il voudrait jouir d’un maximum de vos talents en commandant six plats Khmers et un plateau de desserts Français et Cambodgiens, comme il est convenu de dire aujourd’hui.

   Veuillez prendre connaissance de la liste des invités : Jean Fabre et son épouse, directeurs de la société de caoutchouc du Mondolkiri. Monsieur James Corney, ambassadeur d’Angleterre et le consul Américain John Feats. Le Prince Saravuth se joindra au repas en présence de sa femme et de ses deux fils, respectivement administrateurs et gestionnaires du département des taxes sur les produits d’importations à base d’alcool. Le propriétaire de l’hôtel Le Royal et sa compagne se joindront à nous, accompagnés du secrétaire adjoint à la gestion du cadastre national. Les frères Guidez, propriétaires terriens importants regroupant poivrières, salines et coopératives diverses, viendront avec le colonel Sopheak, chargé des douanes et ayant sous sa coupe la plupart des fonctionnaires gérant les contrôles aux frontières. Vous avez carte blanche pour le menu et pour les apéritifs et boissons, champagnes, vins et digestifs. Budget illimité.

   Nous attendons de vous l’excellence que la réputation vous prête et vous prions de recevoir l’expression de notre grand respect."

François Martin, chargé des relations diplomatiques auprès du cabinet du chef d’état-major des autorités coloniales  

 

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   Bernard savait qu’il pourrait le faire ! D’autant qu’il était bien entouré…  

 

II L’équipe

   Nicolas-Benoît était l’âme de la salle, le cœur battant du ballet des plats, le maître-chanteur des mets servis en temps et en heures. Il avait suivi Bernard sans hésiter. Homosexuel patenté, folle la nuit et délicieux le jour, il gérait la danse précise des services que les Khmers de la campagne devait effectuer pour les clients et les invités. Et ce n’était pas une sinécure !

   Heureusement, il y avait Kunthia ! La princesse des lieux, la déesse de la diplomatie ferme, du tact mesuré : la femme de Bernard.

   Kunthia avait cette beauté classe qui n’appartient qu’aux femmes qui savent être d’une douceur incroyable sous leur visage tout en harmonie complexe, mais ne sont de cœur et d’âme que fierté et survie. Elle s’était servie des hommes mais ce n’était pas à proprement parlé de la prostitution. Elle avait aimé leurs corps, leurs sexes, leurs pâleurs et l’os de leur nez, et avec leur argent, s’était offerte l’université, un anglais impeccable, et aujourd’hui, un accent français remarquable ; puis avait rencontré Bernard dans un bar, l’avait baisé, l’avait aimé, l’avait épousé.

 

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   Maintenant elle orchestrait le personnel du « Coq à l’Âne » comme on dirige un opéra ou comme une contrebasse pose une rythmique pour quarante musiciens, tout en s’amusant avec eux, improvisant des mélodies de­-ci de-là avec cinq simples cordes, mais Kunthia était plutôt une harpiste, et elle pinçait avec une douce dextérité les milles variantes des symphonies diplomatiques. Elle orchestrait les paradoxes et se jouait des chocs culturels avec maestria.

   Bun Vuthea était le saucier. Il dirigeait de main de maître les bouillons des fondues cambodgiennes et les veloutés des crèmes normandes de la même manière, avec la même minutie. Horloger des temps de cuisson autant que messager des liés et déliés, il faisait fredonner des petites comptines d’épices aux huiles chantantes dans des casseroles au cœur desquelles tout trémoussait. Quand il parlait français, ce n’était qu’en rime et les jours de fièvre ou de rhume, pour raconter une nouvelle rencontre, du style noix de coco, poivre blanc, vodka et basilic khmer. A 38 ans il avait quitté la France, l’école hôtelière, pour suivre…

   Nom Saroth, la sommelière, envoyée à son adolescence à Paris par sa mère pour faire des études de droit. Mais les études dévièrent, et Nom se laissa happer par l’amour du bon vin, du verre bien plein, de la belle vie, du bon temps et du mariage doux des tanins. Elle vécut Paris avec passion. Elle dégustait chaque alcool minutieusement, subjectivement, intensément. Elle maîtrisait le langage hypocrite, superfétatoire et flatteur qu’il fallait offrir aux clients riches et ignares, mais aussi celui, devenu poétique, quand enfin elle avait la chance de se retrouver face à un véritable amateur de vin. Alors il en était fini du soi-disant bel équilibre entre la framboise en arrière-plan et le petit reste poivré qui s’ancrait en fond de bouche : ils parlaient de toute autre chose avant de se retrouver un peu plus tard pour faire l’amour. Bun Vuthea et Nom Saroth étaient des libertins assumés, des épicuriens heureux.

 

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Mais c’est elle, jamais personne d’autre, qui servait le Gevrey-Chambertin au Conte de-ceci et le nectar d’un Riesling vendange tardive aux frères jumeaux des laiteries de ceux-là. De la même façon, elle offrait une coupelle de vin de riz aux gardes du corps de nos illustres clients, avec la même classe qu’elle décantait un Grand-Cru Saint-Émilion dans une carafe en cristal pour un ambassadeur pincé du cul, pendant que sa femme hésitait encore à se taper, en plus du jardinier, le gardien de nuit, un gamin de vingt-cinq ans beau comme peut l’être la beauté. Mais Nom Saroth s’en foutait, car seule l’ivresse de tous les nectars dans lesquels ne subsisterait ne serait-ce qu’une goutte d’alcool fin, l’intéressait. Elle n’était pas sommelière, elle était Bacchus au féminin, et pas une seule des réalités du quotidien ne résistait à ses rêves de vin.  

   « Pou Mouy Dey » avait la jambe droite comme une enclume, qu’il avait transformée en plume légère, en simple absence ; c’était une prothèse lourde et vaporeuse financée par la France : il la traînait avec indifférence, comme une sorte de manque sans importance. Il avait passé le stade de l’habitude. Que sa vraie jambe ne soit plus là ne changeait rien. Il conduisait sa moto, coupait l’herbe en épargnant les fleurs, partait en mer avec des amis, mais surtout, il dirigeait la plonge d’une main de fer, orchestrait la chorégraphie qui permettait d’offrir à la clientèle des coupelles à la porcelaine luminescente, des assiettes que des sirènes auraient aimé habiter pour séduire leurs convives, des couteaux brillants, des fourchettes argentées autant que des cuillères, grandes et petites, pour le dessert comme pour le café. « Pou » savait aussi grimper aux cocotiers, aux palmiers, et il s’amusait des échelles comme un acrobate sans filet. Souvent, il récitait une sorte de mantra :

« Une jambe en moins, c’est deux cerveaux en plus, deux mains qui en font quatre, six yeux à l’affût, et la volonté de trois feignasses. »  

  

   Marc Veloux était le pâtissier du « Coq à l’âne ». Célibataire introverti, maigre binoclard à la voix de velours, il maîtrisait aussi bien la crème anglaise que la prostituée juste majeure ou le tapin des quais de Phnom Penh, quand il s’y échappait deux journées (ou plutôt deux nuits) pour faire ses courses... Bisexuel, il s’enchantait à composer l’opéra d’un Fraisier à la menthe et au poivre rouge de Kampot, comme il s’exaltait à l’idée d’un plan à trois avec un catin de la campagne et une paumée de la capitale.

 

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   Cynique, bien à l’aise dans ses finances, propriétaire d’une maison avec un accès à la plage, il enchaînait les amants, les invitant en sa demeure, puis, le soleil se couchant, il retournait à ses grammages, il revisitait les classiques, il improvisait des jumelages, il prenait ceci et piquait cela, un quart de Durian ou un soupçon de basilic mentholé.  Réveillé, un peu en rêve, un peu en transe, ni ici ni là, il tentait de marier des saveurs vouées au divorce, et il le réussissait, comme tous les fous passionnés et comme tous les tarés intelligents, et un peu pervers.  

 

Alors, toute l’équipe s’y mit et composa une petite symphonie…

 

III Le Menu

L’entrée

« Phlea Soch Ko » La salade de bœuf fraîche à la citronnelle

    Les lames de bœufs doivent être très fines et mijoteront longtemps dans le jus doux et riche de la citronnelle et du citron vert qui le cuiront à froid. Elles ne résisteront pas aux bouquets garnis de menthe, de basilic khmer, de coriandre et de piments rouges hachés fins, qui l’imprégneront. Les serpents-haricots glisseront entre les pousses de soja et le prahok(1) flottera dans les méandres de l’huile et du sucre, du riz en poudre et d’un petit oignon rouge pareil à un vilain petit canard. Le peu d’eau servira à s’évaporer pour laisser glisser dans les palais une dernière petite touche de poivre blanc.

Les plats

 

« Trey Amok » L’Amok au poisson

  

   C’est au marché de Kampot que tout se passe pour le poisson. Quel paradoxe ! Mais Pothea y sera, et me ramènera les plus beaux Barracudas de l’histoire de l’Océan Pacifique.

   Et dans le grand Wok du « Coq à l’Âne » c’est un feu d’artifice qui bouillonnera, grésillera, explosera avec la bergamote et le galanga. L’échalote jouera à perturber son petit frère, un oignon nain juste fait, perdu dans la batavia et le brocoli. Mais tout ça, cette alchimie à laquelle se rajoute le basilic thaï, les pistaches hachées, le « green lime juice » ne serait rien ou si peu, sans le nectar soyeux du lait de coco frais qui permettra d’harmoniser toutes ces épices aux caractères si indépendants. Servi dans une feuille de bananier ornementée de fleurs de Champey, c’est la quintessence de la région qui sera servi dans les assiettes.

 

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« Trap doat soch chrouk »  Les aubergines au porc haché

   Quand le meilleur c’est le plus simple, le secret de quelques gestes et les aubergines, lestes, sont grillés à la flamme. Le porc, haché fin au couteau effilé, l’entoure comme une veste. Les gousses d’ail se gaussent, le nuoc-mâm surnage dans un peu de sucre de palme, la ciboulette est tranchée aussi fine que les petits piments verts et le tamarind. Tout ça pépille ensemble et s’assemble, se dispatche et se regroupe : les parfums ont le vent en poupe et titillent vos palais et vos papilles. Quand le meilleur c’est le plus simple : l’évidence de quelques mariages de couleurs et de saveurs.

 

« Kdam Merick »   Crabe sauté au poivre vert de Kampot

   Un vivier pareil ça ne s’est jamais trouvé ailleurs. Ils sont des centaines chaque jour, avec leurs pinces bleus, leurs yeux globuleux, leur démarche de travers et les reflets orangés sur leurs carapaces tendres. Ils se reproduisent dans les mangroves et partent, adolescents téméraires, vers les fonds d’algues et de sables, de vases et de cailloux, essayer de vivre leurs vies d’adultes. Et enfin ils arrivent dans les casiers, au marché et dans votre assiette, savoureux et épicés, barbotant dans un entrelacs de grappes de poivre vert frais de Kampot. Chaque grain explose sous la dent comme un bijou aux arrières fragrances fruitées.

   Le crabe de Kep a la chair blanche au corps et celle des pinces est rouge. Elles sont baignées dans un fin bouillon maritime et iodé, et des herbes aux effluves variées ponctuent la partition de ce délice de bord de mer

 

« Baong Tchaô »   Crêpe de riz au ventre plein de saveurs.

   Pour la pâte de la farine et du lait : nous utiliserons celui des vaches dont malheureusement les veaux sont morts, qui est plein de goût et de propriétés gustatives et nutritives ! Le tonton du réceptionniste du restaurant, Pothea, me le vend à prix d’ami, et ce lait se caille au chaud à merveille !

   L’autre lait, celui de coco, vient de chez nous, de notre jardin, ce sont nos cocotiers donnant de petites noix de coco juteuses et sucrées (Si rares à trouver que l’entreprise d’export de fruits vers la France, « Indo-Fruits », créé par ce benêt de Benoît de Bocarde, m’en a proposé 1 piastre pièce, sachant que j’ai cent-vingt-deux pieds sur trois hectares, soit un beau potentiel ! Une belle rigolade. Je lui vends maintenant pour presque le double, les saveurs exquises n’ayant pas de prix.)  

   Pour l’eau, celle de notre source, et le sel viendra des salines de bong Hay Ly ; les œufs frais du poulailler de la sœur de ma femme ; et le Curcuma d’un moine défroqué qui en cultive avec passion, et intérêts financiers conséquents : c’est toujours avec le sourire qu’il m’assassine sur le prix des cents grammes, et toujours avec le sourire que je repars après qu’il m’est accordé soixante-dix pourcents de ristourne, ce qui fait de moi un pigeon respectable.

   Un peu de ciboule du coin et trois grains moulus de poivre rouge, juste comme une rosée matutinale, une tomate-cerise sur la crête de cette pâte à crêpe.

   Il faut maintenant la farcir ! Le porc a été cuit dans sa couenne la veille, assaisonné d’un peu de fleur de sel dans de l’eau bouillante, avec les os et les graisses de la peau, puis broyé, réduit en minuscules petites particules, une sorte de pâté aéré, de terrine creusée de tunnels. Les crevettes ont juste été cuites, décortiquées, découpées en tous petits morceaux. (L’autre option étant les Demoiselles du Mékong, fermentées dans de l’huile, du vinaigre, du sucre, de l’ail et du piment) 

   Evidemment il faut hacher-menu l’oignon sans pleurer des larmes de Tokay, accepter de mettre du Nuoc-mam de Phu-Quoc car c’est vraiment le meilleur, et pour le soja, faire avec ce qu’on trouve de moins pire.

   Puis ça grésille et ça croustille dans le Wok, la viande et les crevettes improvisent un mariage improbable, les épices valsent entre elles, tout ça sans se marcher sur les orteils ni se crier dans les ouïes.

   Pendant ce temps, sur un tapis de glaçons, dans des plateaux argentés refroidis des heures dans le freezer, on dépose les feuilles de salades avec leurs cœurs croquants, les feuilles de menthes coupées dans le pot il y a une minute, un petit haché de concombres et des quartiers de citrons verts tout juste tranchés.

   Il faut ensuite napper la « calzone » Cambodiano-Vietnamienne avec une « teuk-trey » mais celle-là, je n’en dévoilerai pas le secret, sauf sous la torture. Puisque tout le monde la connaît.

 

 

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« Lok-Lak »

    Le bœuf sera acheté à la ferme d’Okrassar, près du lac, celle tenue par cet imbécile de Jean-Christophe, qui, malheureusement, a les seuls steaks tendres de la Province. Il me faudra, pour le coulis de tomates, celles des frères du consul, installé au Bokor, et l’huile végétale de Jean-Philippe et Patricia de Joncourd.  Les œufs devront venir des poules de cette vulgaire Marjolaine qui tient tout le marché grâce à ses coucheries avec le secrétaire du ministre de l’agriculture. Mes amis Cambodgiens des zones de cultures bios, autour de la grotte sacrée de Phnom Chnork, pourront me fournir les citrons verts, les gousses d’ails, la ciboulette, de la fécule de patate douce et de l’alcool de riz vieilli dans de la terre cuite. Je prendrais les oignons de Srey Hour et puiserai dans ma réserve de paprika maghrébin. Fleurs de sel des salines d’Angkol Beach, Nuoc Mâm via le relais de Tram et de ses boutiques éparpillées un peu partout sur l’île. Du prahok de Battambang et du sucre de palme de Kompong Cham. J’irai chez Tata, à Phnom Voal, pour avoir le meilleur, mais surtout le plus beau poivre du monde, beau comme l’âme de ses quatre parfums. Le bouillon en cube Knorr ira à la poubelle de l’oubli, mais le grand verre d’eau qui liera le tout sera minérale, et le vin, à la belle grâce de Nom Saroth.

 

Digestif et dessert

Un café gourmand

   Nos hôtes seront pleins comme des généraux corrompus fêtant leurs nouvelles étoiles. Ils auront la panse remplie comme une oie à la veille de noël. Ils seront agréablement saouls grâce aux doux équilibres vinicolaires promulgués par Nom Saroth. Alors nous leurs offrirons un classique. Un pousse-pousse-traditionnel. Le digestif nostalgique. L’alcool qui ramène au pays, qui fait voyager dans le temps ces Français qui bien que colons, n’en restent pas moins attachés au terroir, et ces Cambodgiens qui voudraient tellement leur ressembler : nous leur servirons la perle de ma cave, un Calva Christian Drouin, le meilleur bouilleur de cru de sa génération ! Et le « dessert » ne sera plus qu’une formalité, ainsi présenté :

   Autour d’un double expresso du Mondolkiri, une assiette joliment agencée avec, au nord, des quartiers de mangues mûres et jaunes caramélisées au sucre de canne et à la vanille, flambées à l’alcool de riz Jasmin. A l’est, un mignon petit bol de mousse au chocolat et son duo de poivre noir et rouge. Les effluves au vent du sud, propagent le grillé-doux au barbecue d’un mélange de bananes, de riz gluant, de graines de sésames et d’autres, fruits de la passion, avec un soupçon de moringa qui s’amourache lentement au feu doux des braises. A l’Ouest on arrête de trop s’emmerder, et on leur pose un petit bout de gâteau aux pommes-cannelles.

 

IV Le bilan  

   Bernard tirait sur sa cigarette comme un oiseau becte le ciel et vole aux vents. Cette foutue soirée s’était bien passée ! Vive des convives pareils, vive des cons peu vifs plein d’oseille ! Il dégustait le fond de bouteille qu’il avait récupéré sur la table de John Fete… Fit… Feats… Il ne savait plus bien, mais c’était un Gevrey-Chambertin et ça il en était certain. Un foutu bon vin ! Improbable ici à Kep, dans son restaurant… Certes un des frères Guidez avait vomi le dessert en velours de Marc, mais je pense qu’il y avait plus de Calva que de mangues dans la flaque à ses pieds…

 

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   Bernard flirtait avec les étoiles. Il était chez lui à cet instant, non plus dans son  restaurant, même s’il vivait à l’étage du dessous, il profitait de ce moment de grâce, juste quelques minutes après la fermeture, sur sa terrasse cernée d’ombres, de fleurs et d’échos de macaques… de rires ivres et de plaisanteries grivoises… de fantômes et d’âmes errantes… de fierté et de fatigue.  Il sifflait son pinard de luxe et jonglait avec ses paradoxes, se répétant sans cesse que c’était son amour de la cuisine qui lui permettait de servir tous ces colons à la perfection, en plus d’une belle vue sur la baie et de Khuntia, qui venait de le rejoindre, s’asseyant à ses côtés en sifflotant un Jameson on the rock.

   Ensemble ils se mirent à imaginer un nouveau menu pour le lendemain, alors qu’ils recevraient Mr De-quelque-chose et de Mme Je-ne-sais-Quoi, ainsi que leur cour, puis ils firent l’amour.

 

FIN

Phnom Penh, le 26/12/2023

Emmanuel Pezard
Publié le 7 janvier 2024, mis à jour le 11 janvier 2024

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