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Nouvelle : Le vieil homme et la maison

« Les villas de Kep » est un projet de 14 nouvelles que le Petit Journal se propose de publier. Emmanuel, passionné par leurs histoires, les ayant souvent et longtemps arpentées, en se fondant sur des archives, a imaginé « ce qu’elle auraient pu être » et surtout, « ce qui aurait pu s’y passer ». Entre fictions et réalités historiques, leur but est de voyager dans le temps en traversant un siècle d’histoire, et de faire revivre ces villas malheureusement détruites et dont même les ruines, petit à petit disparaissent. Cette nouvelle est particulièrement longue. Comptez 2O mn de lecture. Nous avons cependant décider de la publier en une seule fois pour ne pas briser le charme narratif.

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Écrit par Emmanuel PEZARD
Publié le 14 octobre 2023, mis à jour le 26 octobre 2023

« Il embrassa la mer d’un regard et se rendit compte de l’infinie solitude où il se trouvait »

Le Vieil homme et la mer, Ernest Hemingway 

Introduction

« C’est comme si Le Corbusier buvait un thé avec Bouddha ! »

 

la maison du Viel homme

  

Le granité de l’escalier de l’entrée, tout en courbes, est recouvert de faïences aux teintes violettes, jaunes et rouges ; morcelées, elles forment un puzzle abstrait, un vitrail sans reflets à même le sol. La maison, sur une base de briques, de ferrailles et de bêton armé, est un hymne à la circulation de l’air, des fraîcheurs, des gens. Elle est conçue en vases communiquant, les portes et les fenêtres, les couloirs, les jalousies, les balcons, jusqu’à l’orientation des persiennes, en passant par les pilotis, tout est réfléchit. Du rez-de-chaussée à l’étage, un peu partout, des marches permettent de déambuler de-ci de-là, descendent vers la cave ou mènent à la Véranda qui offre, à la lumière des petits matins, de doux reflets pour le petit-déjeuner. Les escaliers s’amusent, amènent à la terrasse, orientée au Sud-Est, pour les couchers-de-soleil et pour les apéritifs, kirs et Suze, cocktails au shaker, mitonnés par des coolies formés « à la française », mais c’est une autre histoire …

   L’architecture traditionnelle cambodgienne a « signé » un pacte (ré)créatif avec l’architecture moderne et Art-déco. Une architecture dégénérative, in-angulaire et géométriquement avant-gardiste du Suisse Le Corbusier, dont Vann Molyvan fut un élève puis un professeur, de retour au srok, (1) pour toute une génération. Les Français avaient de l’argent, et le bon goût d’adopter les préceptes de construction des Khmers : une maison protégée et aérée. Mais ils utilisèrent des matériaux nouveaux et des idées folles, ils inventèrent des maisons comme jamais on n’en avait vu ici.

   Par ailleurs, les jardins tropicaux flamboyaient de flamboyants aux rouge sang d’un soleil qui se couche toute l’année sur l’Île de Koh Trong - juste là, à quelques dizaines de kilomètres, à quelques brassées - et la palette était immense, toutes sortes d’arbres fruitiers, de plantes improbables, de fleurs aux couleurs vives ou pâles, offrant un festival tout au long de l’année, que toujours les verts alentours orchestraient.

 

Le jeune homme

1966

« La greffe en coin, la bouture à fleur de peau, jusqu’au point de jouissance »

Inconnu

la maison du Viel homme

   Le jeune homme a trente-deux ans. Il ordonne son espace privé, son vrai jardin secret, tout au fond du terrain. Comment et pourquoi ? Car il est un orfèvre de la marijuana, un chaman-scientiste et botaniste précoce qui fait pousser l’herbe la plus pure de la province de Kampot, bien qu’il vive dans la campagne de la ville de Kep. C’est un artiste du Tétra-hydro-cannabinol carabiné, qui jongle comme un circassien avec les meilleurs produits du coin, et possède par ailleurs deux résidences « secondaires », une sur la côte de Ream et une dans le cœur historique du quartier Français de Phnom Penh. Il a aussi une petite « cabane » secrète aux alentours proches des temples d’Angkor, grâce à quelques accointances qu’il entretient avec des gardiens du temple…. Son herbe est exceptionnelle et se vend à prix d’or dans le milieu discret et intime de la haute société corrompue, aimant l’opium, mais aussi une « Marie-Jeanne » d’exception. Et dans ce domaine, le jeune homme est un orfèvre… un petit roi de la ganga dans le triangle d’or des élites… il fournit humblement quelques personnalités influentes… Il vend un peu pour les représentants d’Instituts culturels, d’ambassades… pour des artistes qui montent… deux ou trois pontes des milieux de la banque, pseudos-ducs de la finance… et des tatas et des tontons fiancés aux corruptions… Il a des petits arrangements avec des architectes européens, des chefs de chantier Japonais, des investisseurs Corréens, des maquereaux Occidentaux, allant jusqu’à tisser quelques liens avec des mafieux de Marseille ou de Corse.  

    Il savoure de savoir que les gens de pouvoir et d’argent s’évadent avec ses produits, cultivés dans un recoin un peu secret d’une villa de Kep. Il se sent brigand mais bon citoyen et honorable bouddhiste, généreux, s’appliquant à tourner dans la roue des résurrections comme un hamster de laboratoire, un « puceau » philosophe, laïque dans ses paradoxes car aussi animiste : il cultive de la bonne herbe, son karma ne peut donc qu’être bon et les esprits le protéger. …

   Il est le plus original des marchands… le plus convoité aussi, malgré sa maigre production de 500 kilos annuels... Le jeune homme suit la logique du monde mais cultive ses alchimies dans sa ferme/maison, avec sa ferme raison. Il tient sa comptabilité à la perfection et connaît tous ses clients jusqu’à leur troisième prénom, juste par jeu car il se sait intouchable, de par la multitude de ses affidés affiliés.  

   Alors il se donne dix ans, et tous ses commanditaires lui offriront tout ce qu’il demandera pour qu’il ne divulgue pas tout ce qu’il sait, dont plusieurs copies de dossiers et de photos, qui, dévoilés, pourraient faire s’effondrer la vie paisible de bien des personnages importants du pays, qu’il conserve dans des coffres de banques étrangères, avec de surcroit des avocats protégeant ses arrières…

  En attendant, il lui faut juste la brise marine des petits matins enchantés.  Ce qu’il veut avant tout c’est voir s’ouvrir les fleurs… jouir des couleurs et des reflets des levers de soleil sur son petit étang… suivre la chenille devenir papillon, le regarder s’envoler et s’éveiller.

   Il trafique, mais son Karma et son Dharma sont en équilibres. Il se considère comme paysan précurseur, un agriculteur des plaisirs simples, un fournisseur de bonheur qui ne berne personne, ne vole à quiconque, équilibre des forces opposées, guerres et paix, sexe et amour, désirs et frustrations, capitalisme et communisme, utopie et politique. On l’imagine triste alors qu’il rigole de toute ses forces à chaque fois qu’il pense à son destin, à sa vie à venir, quand il habitera à Rome, peut-être…

   En attendant, ce matin les coqs ont été cléments, les poules discrètes, on est à la maison. On voit encore la lune dans le ciel, un fond bleu-pâle sur lequel le soleil qui se lève appose, par petites touches, des reflets de noirs qui s’éteignent, des poussières de lumières qui s’allument. Le jeune homme met un peu de musique, un disque vinyle sur son gramophone, du poisson et du riz dans la gamelle des chats, du pain sur les balconnets pour les oiseaux et des bananes pour les singes baladeurs. Il répare les ouvertures dans la clôture pour empêcher que les vaches du voisin ne rentrent à nouveau, puis se rend dans son pré-carré, sa « terre sainte », ou plutôt son « Nirvana », terre de cultures en partie à ciel ouvert, qui aussi couvre sa serre, bien cachée par la végétation, les bambous, les armatures de bois, les couverts en feuilles de bananiers ; là où il cultive avec fougue, arrose avec passion, bouture en délicatesse, déplace avec affection, déterre subtilement, ombrage parcimonieusement, choisit ses plantes amies, ses fleurs complices, là où il est magicien... Il pratique dans ses bassins la pisciculture et l’aquaculture : dans ses bocaux trempent des racines solidaires, des feuillages complémentaires, des pollens sub-conséquents. C’est un biologiste de l’instinct, un savant des mémoires orales, un passeur de traditions qui a su s’adapter à la modernité, aux techniques de la permaculture d’aujourd’hui.  Il fabrique ses terreaux… récupère le bousin… compose son compost… pas une épluchure n’y réchappe… pas une graine de perdue : il récupère et rempote ...

   Sous sa seule serre ou en plein air s’enserrent et se serrent des herbes étranges, des plantes hermaphrodites, des fleurs en formes d’étoiles blanches, des pollens improvisés qui copulent avec des ovaires THC en chaleurs : le résultat est garanti cent pourcent psychédélique et de qualité. Il contrôle les luminosités et ses variantes, jour et nuit, un rythme très calculé, le degré d’humidité, l’environnement végétal, la qualité ferrugineuse des sous-sols, le microclimat du bord-de-mer et les petits vents de la jungle font le reste, au rythme des chants de la forêt autour. Il prend plaisir à observer les germes grandir jour après jour, il aime transplanter les jeunes pousses dans des pots plus grands, là où elles pourront s’épanouir et offrir toutes leurs saveurs.

   Il organise ses organismes, avec tout ce qui lui tombe sous la main, que ça vienne de chez lui ou des voisins. Il rajoute ici une lichette de fleur de sel de Kampot, de la bouse de jeune zébu, du guano de chauve-souris qu’un neveu d’un de ses cousins par alliance lui ramène des grottes de Kompong Trach... Il a installé dans la serre un lecteur cassette qui passe du Sin Sisamouth toute la journée. Il leur chante parfois lui-même des balades, des sortes de berceuses improvisées, souvent après avoir fumé un petit joint de sa propre production, assez irréelle.

   Il y a la bruine et la chaleur, le rythme des lumières, la paix de la musique, la terre elle-même, des engrais naturels, la distorsion du temps, des abeilles qui passent, des vers de terre qui aèrent.

II La guerre

1993

« J’avais tout perdu et ils n’avaient rien gagné. Je voulais changer l’équation de mon passé… »

a maison du Viel homme redefinie

   J’ai 59 ans et je sais mes rides, je connais mes faiblesses, le décompte de mes erreurs. Je sais surtout ce à quoi j’ai survécu, ce par quoi je suis passé, ce pour quoi je suis encore là, et parfois la salinité de mes larmes, le de-profundis de mon âme, la violence des armes, les douleurs des cris des enfants, des anciens et des femmes, m’emmène dans des territoires dont je voudrais seulement m’échapper : ma mémoire. Je n’étais qu’un simple cultivateur de ganga, pour l’élite et son village, un petit producteur de douceurs, non un meurtrier, de ce que je faisais, nul ne mourrait...

   Je n’oublie pas le passé, après que je fus arrêté... La stupidité du livre rouge de Mao que je devais lire en boucle, les discours et résonnances d’ordres donnés par Kissinger, diffusés à la radio ; la voix douce-fausse de Pol Pot, et celles hurlantes ou lancinantes, anxiogènes, de la propagande, des monstres, des autres chefs, petits et grands. Je n’oublie pas ma maison, ma femme, mon enfant, mes chats, mes livres et mon jardin, qui furent détruits, rasés, par des soldats fous, hystériques, illuminés et surtout si jeunes. Je ne raconterai pas ma famille…

   Il ne lésinèrent pas sur les moyens, pour ma maison bourgeoise et son jardin qu’ils disaient royal, et corrompu, un jardin capitaliste ! donc diabolique… mauvais…  Ils prirent leur temps : d’abord avec leurs corps, poings et pieds, puis au couteau, et achevèrent le travail au pistolet. Ils trouvèrent plus drôle de me laisser au milieu de mes amours mortes dans ma maison presque détruite que de m’abattre. Et peut-être espéraient-ils aussi que des bons vents viendraient me brûler vif après qu’ils aient mis le feu à ma vie et à mon chanvre.

   Mais non je ne raconterai pas la guerre ici…  Ni comment j’ai survécu…

 

III Les affaires reprennent

1998

« Il faut profiter de la vie tant que l’œsophage est à la vertical »

Proverbe Khmer  

   Là j’ai 64 ans. Je suis de retour à Kep, et il est temps de me remettre en avant, de remettre en pratique ce que j’ai toujours su faire, de m’y consacrer pleinement : la culture du ដើម mais d’exception. Et me remettre dans ce nouveau marché, qui en fait n’est qu’une variante de l’ancien.

   Je rends alors visite à des drogués notoires et passe un marché avec un Vietnamien lié au Triangle d’Or, mais qui a aussi des contacts avec des cultivateurs, qui ne sont plus d’opium. Contre ma fidèle ancienne kalachnikov, je récupère dix sacs de dix graines. Sans en savoir la provenance, la qualité, si elles sont mâles ou femelles, mais je vais m’atteler à la tâche comme un forcené, rassembler mes souvenirs, me lancer corps et âme dans l’épanouissement de ce trésor, qui, pour ma chance, n’était pas en toc : les produits s’avérèrent fabuleux.  

   Rapidement, mon herbe dégouline de résine, de parfums, et je refais des greffes, je réimagine des mélanges, rebouture des plantes « jumelles », tout en améliorant mes composts, en organisant les systèmes d’irrigations, le nivellement du terrain, l’évacuation de l’eau à l’époque des moussons, créant deux autres serres discrètes, camouflées par des plantes locales et légales, des arbres fruitiers et touffus tout autour de ma « propriété », dans cette villa abandonnée qui aujourd’hui est mienne à nouveau. Non, je ne raconterai pas comment je l’ai récupéré.

   Au plus mon commerce me rapporte, au plus je distribue mes bénéfices. Je supporte une pagode ici, la construction d’une école là, mais toujours dans l’ombre, et avec le soutien bienveillant des autorités, des policiers, des militaires, des bonzes, des putes, qui tous et toutes veulent acheter quelques grammes de ces « chlorophylles » aux douceurs de paradis qui envoie tout le monde en l’air, au septième ciel. Je fabrique aussi une huile si pure qu’elle s’arrache à prix d’or, car certains nostalgiques du temps des colonies la comparent volontiers à un voyage sous opium. 

   Il faut dire que j’y ai mis les formes. Avec des méthodes à l’ancienne et des concepts plus à la pointe. La modernité est passée par là… D’abord séparer les espèces et pour chacune préparer « des plants de terre différents » en fonction des races et des provenances. Il fallait les mélanges les plus précis possibles, avec ce qu’on avait ici, entre terre ferrugineuse, très présente, sable et limon à foison, pierres karstiques, pour délimitation des parcelles. Je devais m’améliorer, je n’avais plus trente ans ! Latérite, calcaire et terre noire… J’empruntais aussi, une nuit de temps en temps, quelques pelletées dans les marais salants, pour les diluer et équilibrer l’acidité et le PH.  Il faut un sol fertile pour donner des fleurs belles comme le soleil, puis une résine douce, parfumée mais puissante comme un coup de foudre. En parlant d’huile, j’utilisais ce que je trouvais, l’huile de palme surtout. Bien diluée, elle valait toutes les meilleures du monde pour chauffer l’essence du chanvre, en apportant des propriétés organoleptiques considérables et exemptes de résidus, donnant des résultats hors du commun. Pour le reste, j’ai juste suivi les consignes techniques trouvées sur Internet, « Il faut commencer par la décarboxylation (par chauffage) des matières premières végétales à la température adéquat (Mais laquelle ? Je fis beaucoup de tests) pendant une durée déterminée (Idem), afin d’activer les substances chimiques contenues dans la plante. L’huile alimentaire et la matière végétale sont combinées puis chauffées de nouveau. C’est à ce moment que les cannabinoïdes sont extraits ». Etc…

 

la maison du Viel homme

 

  Aujourd’hui, j’ai dix-sept sortes différentes de ganjas. J’ai créé un Eden improbable, un Eden où évoluent en paix des arbustes et des arbres dégageant des folies pleines d’égo et d’échos. On peut y sentir de la fleur d’oranger mêlée de caramel, du miel naît des abeilles de l’océan, des cafés-réglisses en glissades, des jus venus des cônes de pins du Mondolkiri, des parfums de sucre de palme.  Il y a des relents de thé, de poivre souvent, verts, noirs, blancs ou rouges. Parfois, des coups de vents emportent avec eux des parfums d’eucalyptus, de jasmin. Il y a des herbes très grasses, des lutines timides, des têtes phalliques comme des lingas sortis de terre pour mener vers plus haut, divers ciels, diverses étoiles.

   Je parle avec mes créations, je discute avec les esprits de leurs fragrances, sachant reconnaître les démones, les graines à goules, les floraisons trop colorées, mauvaises. Et elles me disent à qui vendre tard le soir…

   Je sais que pour un aventurier, il faut une herbe légère et positive. Pour la prostituée épuisée, il lui faut de l’évasion, la puissance douce d’une échappatoire. Le policier déprimé par son maigre salaire, tu lui fais un prix et il veut de l’herbe un peu anxiolytique. Pour mes voisins tranquilles, j’ai fait grandir une variété spéciale, celle que cultivait ma grand-mère paternelle, qui ne se fumait pas, mais qu’elle aimait faire infuser pour le thé du matin, ou à l’occasion pour la soupe du soir. Les gradés ont bien sûr un traitement de faveur. Je leur rêsérve la crème de la crème : une ganja neutre, à l’arrière-goût de Durian et de fruit du Jacquier, qui les laissent planer dans le no mans’ land de leur petit pouvoir inutile mais rentable.  Je sais jongler avec les corruptibles, jouer avec les hiérarchies, sachant invoquer des goules, des fantômes, des esprits, faisant peur parfois tel un Neak Ta, non pas un simple trafiquant, mais un bienfaiteur de la micro-société constituant les villages alentours, tout en tenant par les couilles les puissants du coin. Un marionnettiste de talent, et un génie des équilibres stables, des bons poids et mesures, diplomate des désirs dans le pays des paradoxes et des trafics. Et de toute façon, je mourrai vieux, riche et heureux, ici, ou riche et heureux à Rome.

   Et je n’habite pas la maison, je suis la maison, je suis ses jardins.

  Mais tout à des fins… Le bon vieux temps aussi… Et la société changea à nouveau… J’avais la gueule d’un vieux parchemin ridé… mes muscles étaient fatigués, mes yeux pleins d’ombres, et, pour ne pas non plus finir mes derniers jours en prison, j’ai tout arrêté pour prendre ma retraite, juste à temps…

   Mais il est temps de laisser la parole… un regard extérieur sera plus objectif pour décrire ma vie… aujourd’hui… Alors qu’un biographe s’improvise…

IV Fin N°1 

La retraite à Kep

J’aime être ainsi, maître en ma demeure ancienne, incognito, ombre du passé, présent, reconstruisant mon futur déjà ruiné.

   Aujourd’hui dans cette maison un vieil homme y vit. On ne sait pas trop comment l’appeler d’ailleurs. Le vieil homme, Grand-Oncle ou Grand-Père, alors appelons-le juste Tonton. : « Pouh ».  

 

la maison du Viel homme

 

   Pouh est un très bel homme de 79 ans ! Au moins un mètre soixante une fois déplié, la peau sombre et cuivrée.

   Le vieil homme n’est pas sans ressources, après avoir tout perdu... Il est le gardien d’une maison qui appartient bien à quelqu’un mais dont personne ne veut dire à qui elle appartient. Alors il l’entretient, il l’aménage, il l’a fait sienne. Il l’apprivoise, comme roses et ronces. Il se fait ami avec les singes qui veulent manger ses régimes de bananes, il reste diplomatique avec le voisin dont les vaches profitent parfois d’une ouverture dans la clôture pour venir détruire un peu le jardin, le potager, le verger, et ses bonnes-mauvaises-herbes - car le vieux est aussi et surtout un « krou » - qui connaît tous les secrets un peu magiques du coin, qu’ils viennent du bord de mer ou du parc national, des mangroves ou des abords salins des rivières, d’écosystème mi-figue mi-raisin.

   Il a tout ordonné par lui-même, tout agencé, en récupérant ici et là des vieilles roues en caoutchouc, des pots un peu antiques dont plus personne ne voulait, des tabourets en bois mités,  des tambours à l’abandon, des « jardineries » en béton « volés » dans des maisons abandonnées voisines, et s’est à nouveau adonné au culte du jardin, s’est voué corps et âme aux dieux des arbres, aux plantes et aux fleurs, que ce soit pour leurs parfums envoûtants, leurs couleurs irréelles, parfois vives parfois aquarelles, leurs nombreuses vertus médicinales, leurs liens aux insectes, aux abeilles, au miel. Dans un espace si petit, pas plus de cinq mille mètres carrés, cohabitent dans une parfaite harmonie des durians, des jacquiers et des rosiers. Il a essaimé de ci-de-là des plants de poivriers, des bougainvilliers, et toutes les allées sont bordées d’Aloe-Vera. Il y a quelques plantes carnivores dérobées dans le parc National du Bokor, à côté de Kampot, et quelques orchidées sauvages venus de divers coins des jungles du pays.

   Il cajole aussi un petit recoin avec de la menthe, du basilique khmer, des piments - rouges, verts et jaune comme les poivres - de la sauge, le tout entouré par une humble muraille de citronnelle et des jarres dans lesquelles fleurissent nénuphars et fleurs de lotus. Certains manguiers ont connu le début de la colonisation, mais il y a aussi de jeunes papayers et bananiers, des arbres à pain et un avocatier qui n’a encore jamais donné un seul avocat, mais qui reste un bel avocatier. 

   Arrivés bien avant lui, les ficus étrangleurs avaient déjà enserré une bonne moitié de la maison. Leurs racines courent aujourd’hui le long des murs aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, de ce qui furent des chambres et des salles-de-bain, s’immisçant dans les moindres interstices, galopant au fil des briques, étouffant la ferraille, strangulant le bêton armé, s’emparant de chaque recoin un peu humide, de chaque espace un peu libre. C’est d’ailleurs ce qu’il préfère dans cette ruine du temps passé, dans ce lieu plus vieux que lui.

   Il a tendu, dans sa maison abandonnée, quelques hamacs ici-et-là. Mais parler de maison est un peu exagéré, car il n’y en a plus que la carcasse, car il ne reste qu’une ruine dont la plupart des sols et des plafonds ont disparus, dont la plupart des toits se sont effondrés, qui n’est plus qu’une ombre de ce qui fut une splendeur architecturale. Il a aussi posé un matelas à même le sol, protégé par une moustiquaire rose-bonbon rongée de trous, branché un ventilateur et une ampoule par un miracle de détournement de fils de l’EDC : l’Electricité du Cambodge, copie de l’EDF mais en plus compliquée. Il a cloué un miroir au mur, entouré d’une structure en plastique avec un petit panier où poser sa brosse-à-dent et le dentifrice, un peigne et un savon « Matex », un rasoir et du gel pour ses cheveux. Avec un génie de l’agencement de l’espace que seul connaissent les gens qui doivent vivre dans des taudis qui s’apparentent plus à des squats qu’à des résidences pour pauvres, il dégota un recoin pour poser un petit autel animo-bouddhiste dans un angle bien orienté. La cuisine est dehors, abritée sous un immense manguier ; une bouilloire sur un feu de bois, dans laquelle le riz cuit pour le dîner du soir, un réchaud à gaz, une théière en guise aussi de cafetière, quelques gamelles, verres et couverts, tasses et bien sûr un petit mortier… Il se parle parfois à lui-même dans son hamac, un verre de vin de palme à la main, ce qui offre des monologues étranges :

« Je vois dans cette ruine une danse de fantômes joyeux, un florilège d’esprits contradictoires, qui fêtent toutes les époques du temps, tous les rois, les karmas… je vois, le temps d’une magnifique hallucination, un bel homme dans une vieille maison… Moi…

    Je marche doucement… je pèse mes pas… je ne veux pas heurter la terre un peu plus, dont le sous-sol est jonché d’âmes errantes, de cadavres devenus des goules, des pleurs, des violences, des angoisses, des traumatismes, pendant trop de temps...

  J’avance non pas à reculons, mais au ralenti. Et foule les faïences qui ornent les marches de l’entrée. Elles n’ont pas bougé ! Intactes… les violets sont vifs… les bleus ont des reflets Pacifique… les rouges sont ardents… Seuls les jaunes sont un peu passés, et les noirs ternis, à mille lieux des profondeurs de Soulages. Non, cette maison n’est pas une œuvre-d ’art, mais le témoignage étrange de deux cultures opposées, de deux religions antinomiques, la preuve que deux respects s’enrichissent plutôt que de se nuire, mais je parle là d’un rêve éveillé… »

   Puis il revient à la réalité…  

   Il entretient sa discrétion avec la même légèreté qu’il développe une volonté très bouddhiste de simple vérité : il n’est au final qu’un simple servant herboriste, passant la fin de sa vie et de son temps dans le dénuement total et l’ascèse.

   Qui donc pourrait soupçonner ce vieil homme cordial et discret, travailleur, vivant seul, allant à l’aube, sept fois par semaine, donner aux bonzes, pendant les cérémonies de Pchum Ben en octobre ; faisant des offrandes à « sa maison aux esprits » tous les matins, affichant fièrement, à l’entrée de sa demeure, les drapeaux Cambodgien et Bouddhiste, avoir été un alchimiste de l’herbe de dieu et un commerçant diabolique ? Non, ses voisins respectent ce beau vieux à la vie réglée comme une horloge khmère, un peu nonchalante, heureuse maintenant ou triste en même temps. Et lorsqu’il disparait quelques jours, quelques semaines, et qu’un de ses « cousins » vient s’occuper de la maison, le prétexte d’aller rendre visite à sa vieille grand-mère dans la province éloignée de Prey Veng n’est-elle pas la preuve absolue de son dévouement aux traditions familiales et communautaires de la culture Khmère ? Oui, nul ne pourrait se douter…  

   C’est le gardien de la maison, mais aussi de son temple. Il aime le calme, la simplicité et l’anonymat que lui confère la paix des lieux, la brise de la mer, l’air humide plein de chlorophylle de Kep. Tout en orchestrant sa petite fantasia, il paraît pauvre hère, traumatisé et veuf…

 

la maison du Viel homme

 

  Mais il ne faut pas se fier aux apparences. L’âme du vieil homme est trempé dans un bois dur, un teck dont même l’eau n’arrive pas à entamer l’épiderme. Pour le corpus, il se lave directement à la jarre, en krama, carreaux rouges et blancs, avec un peu de savon, plusieurs fois par jour. Sinon il cultive l’art de la sieste comme un don divin, va pêcher de temps en temps aux alentours de quelques étangs, de quelques mares. Il va acheter ses soupes aux vendeurs du marché d’à-côté, ses bières et ses cigarettes à l’échoppe à côté, des voisins Cham qui écoutent du Hip-Hop mixé en Corée du Sud…  Les muscles saillent encore sur tout son corps, ses tatouages trahissent un passé trouble, mais ici on ne pose plus de questions, on survit en étant résilient. Quelques dents en or offrent des petites concessions à sa pauvreté apparente, montrent la corruption dans le miroir de ses corrupteurs. Mais il n’en a que faire… le vieil homme est carné… Et incarné ! 

   Il restera toujours l’humble gardien d’une ruine, de quelques fantômes, de chiens et de chats errants, mais qui dans quelques années ira finir ses jours à Rome, il l’a vu en rêve lors d’une transe solitaire…

   Le vieil homme se saoule, il écoute Sin Sisamouth, puis, naturellement, le lendemain, reprend son rôle de gardien. Il fait cuire sa tambouille dans la gamelle individuelle en fer vietnamien. Il passe le balai en crins de treille de feuilles séchées sur les carreaux avant-gardistes… Il récupère l’eau dans les vieux pots et dans les jarres, la transfère vers la cuisine et la salle d’eau qui fait aussi office de toilettes. Dans deux récipients anciens, il fabrique son prohok aux crevettes, qu’il achète directement à un ami pêcheur qui ne travaille pas au marché aux crabes.  

   Il lave son linge à la main lui-même – frotte, astique, fait mousser, rince, étend – tout en chantonnant. Il récupère les mangues avec l’aide d’une longue perche en bambou au bout de laquelle il a accroché un filet tendu par des fils de fer. Il emprisonne ainsi la mangue, et d’un coup sec la récupère. Le plus luxueux que l’on puisse apercevoir de l’extérieur, du voisinage, que les gens de passage peuvent remarquer, c’est plusieurs tuyaux d’arrosage qui couvrent tout le terrain, et permettent à Pouh d’alimenter en eau, comme à l’infini, car en saison sèche aussi, tout son jardin botanique, son univers vert et en couleurs.

Phnom Penh, vers le mois de juin 2018

 

V Fin N°2

La retraite à Rome

« J’ai l’impression de vivre une vie sans fin, et de la vivre enfin dans la ville éternelle. »

 

la maison du Viel homme

 

 J’ai 79 ans, et j’écris ce petit texte, que vous être en train de lire, d’une autre terrasse, en me jouant de la narration. Cette terrasse, celle qui surplombe mon appartement, donne sur l’aile Sud-est de la basilique « Santa Maria Degli Angeli e dei Martiri », dont les plans furent esquissés par Michel-Ange. J’y vis maintenant depuis deux ans. Je ne peux pas dire que je suis dans le centre de Rome, car il y a tellement de centres... Je me croirais parfois dans les allées du vieux Phnom Penh, où habitait un vieil oncle. Sauf qu’ici il est impossible de marcher cinq minutes sans tomber sur un chef d’œuvre. Me voilà bien loin de ma ruine Le Corbusier ! Je marche… marche… et il y a une fontaine en marbre au milieu d’une place populaire, un lampadaire, ou un réverbère si vous préférez, moderne mais orné. Les églises sont à foison, et d’une rue à l’autre elle peuvent être d’inspiration gothique, baroque, renaissance, classique, et regorgent en elles toutes les beautés qui ont échappées aux musées, qu’il faut venir contempler aux bonnes heures de la journée, quand la lumière traverse les vitraux. Je marche mais pas en krama non, je me fonds dans la masse, avec ma gueule noire de vieux Khmer d’Angkor, ma canne en vieil acajou du Ratanakiri et des lunettes qui me donnent une certaine allure, et qui ne dénotent pas avec mon costume Versace. De toute façon, je vais mourir bientôt…

   Pour mes quatre-vingts sept ans, au matin je bois un expresso « el diablo » en contemplant les dômes alentours, puis vers midi je sirote un « Barolo Le Rocche del Falletto » 2007 en écoutant Sin Sisamouth chez moi… Je fête la fin du temps… le Carpe Diem absolu… la paix enfin méritée… je m’extrait de ce siècle… je m’enfuis loin des génocides… des massacres hallucinés… des tortures qu’à défaut de pouvoir voir l’on pouvait entendre, à travers les éclats et les échos des cris, des viols et des vols d’âmes… Je m’échappe loin des charniers, je m’envole dans l’air loin des fosses communes que recouvre la terre nourricière… sur laquelle poussait du riz que nous devions manger, nous ou d’autres quelle importance, une saison des pluies après l’autre... A chaque verre j’enterre un désastre, je ris nerveusement d’une folie, je pleure en me cachant à moi-même, je redoute de ne plus jamais pouvoir avoir quelque confiance en l’humanité… 

   Alors je me fais un petit joint, avec une herbe que je n’ai créé que pour moi, que je n’ai jamais ni partagé ni vendu, plus secrète que la recette du coca-cola ou les merdes qu’ils foutent pour paner leurs poulets dans les KFC. Une sucrerie qui sent le miel et le zest de citron, douce et progressive, et rapidement, je comprends à nouveau   que les guerres ne m’empêcheront plus de vivre. Je suis seul et presque riche, et si souvent la nostalgie me gagne, les sourires khmers me manquent, et surtout ma vieille ruine, que j’avais réussi à transformer en palace THC, m’apparaissent en rêves ou en chimère de jour, alors je sors et je rentre dans un café bruyant, sonore, chantant, latin, moi l’ombre de moi-même, le vieil homme cuivré, petit et fripé, ayant abandonné son ancienne demeure. Parfois, la dépression guette, alors je m’en retourne à la source, à la passion, et je vais faire un tour dans un recoin de mon salon.

   Oh ! Il n’y pousse plus que quelques jolies plantes, dans quelques mètres carrés. Un jardin invisible du dehors, un véritable petit châtelet, et un chapelet de belles têtes de qualité, mais, qu’à quelques onéreuses exceptions, je ne cultive que pour mon plaisir personnel, n’attendant plus la mort avec angoisse, mais avec la joie, parfois teintée de nostalgie, d’un vieil homme qui n’a longtemps vécu que dans une maison abandonnée de Kep, et qui vit ses derniers jours en toute éternité à Rome.

Rome, vers le mois de juin 2018

 

Epilogue

   Pouh mourut à l’âge de quatre-vingts quatre ans. Il mourut sur sa terrasse, au coucher du soleil, après avoir souhaité une bonne nuit à ses douces et jolies amies, dans la serre, et avoir bu un verre d’alcool de riz de la Province de Kampot, qu’il avait gardé pour son dernier souffle. Il y avait sur son visage un sourire serein, dans son corps un laisser-aller paisible, et autour de lui, Kep et Rome allumèrent leurs lumières pour un dernier hommage.

   Il mourut seul.

 

Pour Danielle Dubroca

 

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