Édition internationale
Radio les français dans le monde
--:--
--:--

Cambodge : La guitare « pétiole de borasse »

Kong Nai, célèbre joueur de chapei dang veng, en train de jouer de son instrument à Phnom Penh en 2007Kong Nai, célèbre joueur de chapei dang veng, en train de jouer de son instrument à Phnom Penh en 2007
Kong Nai, célèbre joueur de chapei dang veng, en train de jouer de son instrument à Phnom Penh en 2007 - Source : Wikipedia
Écrit par Pascal Médeville
Publié le 16 avril 2023

Faisons aujourd’hui connaissance avec un instrument de musique traditionnel cambodgien tout à fait particulier : la guitare « pétiole de borasse ».

 

On appelle « guitare cambodgienne » un instrument à cordes pincées traditionnel en pays khmer : le chapei (ចាប៉ី). Il existe plusieurs versions de cet instrument, la plus connue étant le « chapei dang veng » (ចាប៉ីដងវេង, « guitare à long manche »), instrument inscrit en 2016 sur la « Liste du patrimoine immatériel nécessitant une sauvegarde urgente » par l’UNESCO. (Concernant cet instrument, on pourra consulter la fiche en français qui se trouve sur le site de l’UNESCO, ici.)

 

Madame Keo Narum (កែវ ណារុំ), éminente musicologue cambodgienne, présente dans un ouvrage passionnant intitulé La Musique en pays khmer (តន្ត្រីនៅប្រទេសខ្មែរ), six chapei différents, dont l’instrument que je vous propose de découvrir dans cet article : le chapei « pétiole de borasse » (ចាប៉ីធាងត្នោត [chapei theang tnaot]).

Le borasse, ou rônier, ou encore palmier à sucre, Borassus flabellifer (ត្នោត [tnaot]) est une espèce de toute première importance au Cambodge. Les Khmers ne lui attribuent pas moins de 108 utilisations, la plus connue étant le sucre confectionné à partir de la sève de ce palmier. Dans le domaine des instruments de musique, on utilise les feuilles du rônier pour fabriquer les anches de la plupart des hautbois cambodgiens et le stipe pour fabriquer des tambours de petite taille. Et le pétiole, donc, est utilisé pour confectionner un type de chapei.

 

stipe avec feuilles_small

Segment de stipe de borasse avec ses feuilles et ses gaines foliaires - Photo : Pascal Medeville

 

Mme Keo Narum rapporte dans son ouvrage un conte qui explique l’origine du chapei « pétiole de borasse », conte qu’elle tient d’un vieux maître de musique cambodgienne traditionnelle, Monsieur Yem Sang :

Il était une fois un vieux musicien qui excellait dans l’art du chapei. Sa renommée était telle que le roi, grand amateur de musique, le fit appeler au palais royal et le prit à son service. Un jeune homme de la campagne, qui voulait lui aussi entrer au service du roi, alla voir le vieil artiste et l’implora de lui transmettre son art. Mais le vieil homme, doutant des intentions du jeune homme, refusa de le prendre comme disciple. L’apprenti musicien ne s’en déclara pas pour autant vaincu, et alla trouver l’épouse du vieux maître. Il réussit à la convaincre en lui promettant de partager avec elle et son mari une part significative des gains qu’il retirerait de ses talents de musicien. L’épouse, appâtée par le gain, alla donc trouver le vieux maître pour lui parler du jeune disciple. L’époux, qui n’avait rien à refuser à sa femme, accepta finalement de transmettre son art au jeune ambitieux.

 

Le disciple s’avéra assidu et doué, si bien que, au bout de quelques années d’apprentissage, il parvint à maîtriser l’instrument. Il fit donc ses adieux au maître et parcourut le pays pour faire connaître son talent. Il connut un succès retentissant, tant et si bien que sa renommée parvint aux augustes oreilles du roi, qui le convoqua en audience. Le jeune musicien fut invité à jouer de son instrument, et le roi ainsi que ses ministres présents à la représentation furent subjugués par son talent. Le monarque fut cependant intrigué, car il crut reconnaître dans le dextérité du jeune homme le style du vieux guitariste qui était à son service depuis plusieurs années. Il demanda donc au jeune prodige qui était son maître. Le jeune homme prétendit alors qu’il n’avait pas de maître et qu’il avait appris seul. Le souverain fit venir le vieux maître et demanda aux deux musiciens de jouer l’un après l’autre. Le jeune musicien répéta son exploit. Après avoir écouté son disciple, le vieux maître se saisit de son chapei et arracha du manche de l’instrument toutes les barrettes. Il regarda alors son disciple avec tristesse, fit glisser son majeur sous les cordes pour s’en servir de barrette et joua uniquement avec son index. Même avec un instrument ainsi amputé, il démontra un talent qui surpassait de très loin celui de l’élève.

 

L’élève, honteux, se prosterna alors devant le souverain et reconnut que le vieux musicien était son maître. Il implora le pardon du roi ; ce dernier lui dit qu’il n’aurait la vie sauve que si son maître lui pardonnait. L’élève se prosterna devant son maître, qui lui pardonna son ingratitude.

 

Depuis lors, dans les campagnes du pays, de nombreux jeunes gens, se souvenant du destin du jeune apprenti, ont pris l’habitude de confectionner des chapei à partir du pétiole de la feuille de borasse.

 

Mme Keo Narum explique que, pendant les années soixante, il n’était pas rare de voir des jeunes garçons débarrasser les pétioles des feuilles de borasse de leurs terribles épines et fixer dessus deux cordes pour jouer de ce chapei rudimentaire. Cette pratique a aujourd’hui disparu.

 

Pour fabriquer le chapei « pétiole de borasse », on coupe un pétiole de ce palmier pour avoir un manche d’environ un mètre de longueur. La surface du pétiole est rabotée de façon à éliminer la couche superficielle brillante, jusqu’à avoir un manche de l’épaisseur d’un chapei conventionnel (deux à trois centimètres). On extrait ensuite deux faisceaux de fibres, de différents diamètres, du pétiole. Ces deux faisceaux constitueront les deux cordes du chapei. Les faisceaux de fibres sont solidement attachés aux deux extrémités du manche. De petits morceaux de bois sont ensuite placés sous les cordes, près des attaches, afin de les surélever. Cet instrument se joue avec seulement deux doigts. L’absence de caisse de résonnance fait que cette guitare produit un son qui n’est pas très puissant, mais qui est assez doux.

 

chapei theang tnaot_2

Chapei « pétiole de borasse » - Source : Keo Narum, La Musique en pays khmer

 

 

 

 

Article de Pascal Medeville, publié précédemment sur Tela Botanica - CC BY-SA 4.0 

Flash infos

    Pensez aussi à découvrir nos autres éditions