Sur une stèle de grès datée du début du XIIIe siècle découverte à Angkor Thom, au Cambodge, on peut lire une prière adressée au figuier des pagodes, qui illustre le caractère sacré que cet arbre a dans les religions d’Inde. Nous vous proposons ici de faire connaissance du caractère religieux de cette espèce, et de découvrir cette stèle.
En août 1916, Henri Marchal (1876-1970), nommé conservateur par intérim des monuments d’Angkor après le décès de Jean Commaille (1868-1916), à l’occasion de fouilles effectuées sur le Phimeanakas (le temple royal hindouiste situé dans l’enceinte de la ville ancienne d’Angkor Thom), a découvert une petite stèle en grès, haute de 0,45 mètre et large de 0,28 mètre, numérotée K.484. Cette stèle est gravée sur l’une de ses faces d’un texte en sanskrit de six lignes ; l’autre face comporte une traduction en vieux khmer, sur 11 lignes, du texte sanskrit. Elle a probablement été érigée sous le règne de l’un des souverains les plus célèbres de l’époque angkorienne : Jayavarman VII (c. 1122-1218). Ce texte est une prière adressée à l’arbre connu sous le nom binomial de Ficus religiosa, appelé en français « figuier des pagodes » (car il est souvent planté à proximité des pagodes), ou « pipal » (nom sous lequel l’espèce est connue en sanskrit), ou encore « figuier sacré » (traduction littérale de l’anglais « sacred fig »).
Le figuier sacré
Si cet arbre est appelé « figuier sacré », c’est qu’il occupe dans les religions de l’Inde une place tout à fait particulière. Il est bien connu des bouddhistes, car c’est sous l’un de ces arbres, appelé « arbre de la bodhi », que Gautama, le Bouddha historique, atteignit l’illumination. Cette qualité de F. religiosa se reflète d’ailleurs dans les noms khmers et chinois de l’espèce : ដើមពោធិ៍ [daem po] en khmer et 菩提树 [pútíshù] en chinois, ពោធិ៍ (prononcé [po] mais orthographié « pothi ») et 菩提 étant les transcriptions phonétiques en khmer et en chinois du mot « bodhi », qui signifie « éveil, illumination » en pali et en sanskrit.
Aujourd’hui, deux figuiers des pagodes sont particulièrement célèbres : celui du temple de Mahabodhi, dans l’État de Bihar, en Inde. Cet arbre replanté il y a un peu plus d’un siècle se trouve exactement à l’endroit où Gautama parvint à l’illumination. Le second arbre, appelé Jaya Sri Maha Bodhi, se trouve dans les jardins de Mahamevnāwa, dans la ville d’Anuradhapura, au Sri Lanka. Cet arbre serait né d’une branche obtenue de l’arbre de la bodhi d’origine, transplantée en l’an 288 avant l’ère commune, ce qui en fait l’arbre planté le plus ancien du monde. Ces deux arbres font l’objet d’un culte de la part des bouddhistes indiens et srilankais.
Le figuier des pagodes a également beaucoup d’importance dans l’hindouisme et le jaïnisme : les ascètes et les fidèles de ces religions lui portent un respect particulier, et s’assoient parfois sous son ombrage pour méditer.
Prières adressées au figuier sacré
Les textes de la stèle K.484 illustrent d’ailleurs l’importance accordée au figuier du pagode par le brahmanisme. Étant bien incapable de lire, et encore moins de traduire, le sanskrit ou le vieux khmer, je reproduis ci-dessous les traductions que Georges Cœdès (1886-1969) a publiées en 1918 dans le Bulletin de l’École Française d’Extrême-Orient (l’article dans lequel se trouve les traductions de Cœdès peut être consulté en ligne, ici, pages 9 à 12.).
Voici la traduction du texte en sanskrit :
O toi dont les racines sont Brahma, dont le tronc est Shiva et dont le branches sont Vishnou, ô éternel, roi des arbres, refuge de tous les êtres, donneur de fruits ; que ni la foudre, ni la hache, ni le vent, ni le feu, ni le roi, ni l’éléphant furieux ne causent ta ruine. Clignement des yeux, tremblement des sourcils, mauvais rêves, mauvaises pensées, ô Figuier, délivre de tous ces maux les êtres divins et humains.
Et voici la traduction du texte en vieux khmer :
O Saint Mahabodhi, ô toi qui as une base qui est Brahma, ô toi qui as un corps qui est Ishavara, ô toi qui as des branches qui sont Vishnou, ô toi qui es éternel, ô toi qui es roi de tous les arbres, ô toi qui as beaucoup de bonheur, ô toi qui es le refuge de tous les êtres, ô toi qui donnes des fruits à manger. Que la foudre ne te frappe pas, que la hache ne te touche pas, que Vayu ne te brise pas, que le feu ne te brûle pas, que le roi ne te détruise pas, que l’éléphant furieux ne te renverse pas. Le clignement de nos yeux qui est chose mauvaise, le tremblement des sourcils qui est chose mauvaise, les rêves mauvais, les pensées mauvaises, tous les … mauvais de ceux qui possèdent le ciel ou la condition humaine, délivres-en, détruis-les.
Remerciements
Je dois ici remercier Bertrand Porte et Dominique Soutif, membres de l’EFEO, qui m’ont fourni, le premier, les photos de estampages de la stèle, et le second, une version parfaitement lisible de l’article de Georges Cœdès.
Article de Pascal Medeville, publié précédemment sur Tela Botanica - CC BY-SA 4.0