En résidence au Cambodge, Alexandre Bergamini explore une œuvre profondément marquée par la perte, le deuil, et la quête de sens. Son approche mêle écriture et photographie.
Alexandre Bergamini est un auteur et photographe dont l'œuvre s'inspire profondément de son expérience personnelle, notamment du suicide de son frère, un événement tragique qui a marqué un tournant dans sa vie de jeune adolescent et le début de sa création artistique. Cet événement a influencé de manière significative ses textes, ses voyages et ses photographies, donnant une profondeur émotionnelle et une réflexion intense sur la douleur, la perte et le sens de la vie.
Parmi ses œuvres littéraires les plus marquantes, on retrouve Sang Damné (2011 Seuil), qui explore les thèmes de la maladie et du SIDA, de la perte et de la résilience, du rapport entre l’histoire intime et l’histoire officielle ; Quelques roses sauvages (2015 Arléa), est une enquête introspective où l'auteur interroge la frontière entre la vie et la mort, le devoir de mémoire et sa propre mémoire, un homme en quête de réponses après une perte personnelle dévastatrice, un récit qui explore les émotions humaines les plus fines. Dans Le livre de Vivian, Traces et preuves (2019 Médiapop), l’auteur revient sur l’histoire de son frère aîné, et des quatre-vingts photos retrouvées de lui.
En tant que photographe, Bergamini utilise également la photographie comme un moyen d'expression de ses tourments et questionnements intérieurs. Ses séries photographiques, en noir et blanc et en couleur, captent des instants de fragilité humaine, de blessures, de présences et d’absence ; ses images sont un prolongement de ses réflexions littéraires, offrant une immersion visuelle dans l’âme humaine, ses contradictions et ses paradoxes. Ses photos, comme ses écrits, sont un dialogue silencieux avec nos propres démons, l’obscurité et la lumière.
Ainsi, l'œuvre d'Alexandre Bergamini s'inscrit dans une quête de sens, nourrie par des épreuves personnelles profondes. Le suicide de son frère, tragédie qui a bouleversé sa vie, reste un axe central autour duquel il a construit son travail, la maladie, ses voyages et son errance, invitant les lecteurs et spectateurs à une réflexion sur l’existence, la solitude, le deuil et la résilience.
« Comment survivre à ce qui nous arrive. »
Il est actuellement en résidence d’écriture au Cambodge, nous l’avons rencontré :
Le Petit Journal Cambodge : Alexandre Bergamini, vous êtes actuellement en résidence d'écriture au Cambodge, après un passage au Vietnam. Pouvez-vous nous parler de vos motivations à participer à cette résidence ?
Alexandre Bergamini : C'est une résidence photo-écriture, et c’est un format que j’ai souvent combiné, depuis que j’ai commencé à travailler il y a 35 ans, quand j'avais 20 ans. J’ai eu cette double approche qui me paraissait naturelle, où l’écriture nourrit la photographie et vice-versa, en complétude. Le cadre et le hors-cadre; ce qui est montré et ce qui se dit ou ne se dit pas, la légende. L'écriture aboutit souvent à des livres, tandis que la photographie, plus complexe à diffuser, se traduit le plus souvent par des expositions, parfois des livres. Pendant longtemps, je n’ai pas été intégré dans le réseau français de la photographie car je ne rentre pas dans les critères « classiques », je suis un autodidacte atypique et parrainé.
Cela fait une trentaine d'années que je mêle ces deux pratiques. Il a fallu du temps avant que les institutions intègrent le fait que l’on peut combiner photographie et écriture, comme l’ont fait Hervé Guibert, Michel Tournier ou encore mon proche Nicolas Bouvier. Souvent, quand je proposais des projets mêlant les deux, on me disait qu'il fallait choisir entre l’un et l’autre. Pour moi, ces pratiques sont intrinsèquement liées. La photographie sert d’archive, et l’écriture, de légende. Légende photographique et légende imaginaire et poétique.
LPJC : Cela a donc été un long cheminement pour que votre travail soit reconnu ?
AB : Je suis reconnu en France, pas forcément par un large public, mais par un public soudé et fidèle, davantage constitué de mes pairs, en tant qu’écrivain. Comme photographe, j'ai exposé à Marseille et à Brooklyn, où j'ai travaillé avec un collectif d'artistes appelé le Dumba Collective. En 2001, ce collectif m’a permis de trouver ma place dans le milieu de la photographie, grâce à ce parcours et ce regard atypique. Ce collectif, composé de créateurs afro-américains, m’a ouvert des portes et m’a permis des échanges pointus et politiques sur la photographie, loin de l’esthétique pure que je recherchais au départ. Mes amis et maîtres m’ont appris que la photographie ne peut pas être seulement belle, elle doit avoir du sens, et consolider un regard, une vision. La photographie belle et de haute qualité ne m’intéresse plus. C'est à partir de ce moment-là, très tôt donc, que l’écriture a intégré mes photographies.
LPJC : Vous parlez de cette évolution artistique, mais comment définissez-vous aujourd’hui votre pratique ?
AB : Je ne considère pas la photographie comme un simple objet esthétique, mais comme un document, une archive. Quant à l'écriture, elle enrichit la photographie et lui donne une dimension narrative et poétique, change le regard et l’interprétation, le cadre et le hors-cadre. Ce sont deux temps différents, la photographie c’est l’instant saisi, l’écriture, le retour en arrière, « la recherche du temps perdu ». Je travaille de manière réfléchie, et je prends mon temps. Ce n’est pas une question d'efficacité mais de patience et de regard sur mon propre travail. Le livre est mon format privilégié, car il crée une relation intime avec le lecteur ; contrairement à l’exposition, où l’on ne reste que quelques minutes devant une œuvre, un livre permet de revenir sur chaque page, de prendre le temps. C'est un espace intime de réflexion et de méditation, loin de l'immédiateté des réseaux sociaux qui provoque un oubli instantané et une consommation digestive.
LPJC : Vous avez mentionné une forme de résistance à la numérisation. Pourquoi cette position ?
AB : Je refuse la diffusion numérique, je trouve cela immoral. L’art, comme la photographie et l’écriture, est dénaturé dans ce cadre de diffusion à tout-va. Pour moi, la photographie doit rester fidèle à ce que je montre, à ce qui s’est passé lors de la prise, sans compromis. Je refuse de photographier des visages sans consentement, mon travail doit rester respectueux, jusqu’au bout. L’altérité, le respect, la sérénité dans le travail, sont primordiaux. La photographie est un lien humain. L’écriture est une solitude.
LPJC : Il y a donc une volonté de préserver un certain rapport à l’art, un art peut-être plus intime et distant des modes modernes ?
AB : Oui, c'est ça, un art de « boîtes à chaussures ». Les photographes japonais captent l'instant qui disparaît dès qu'il est saisi. Ils mêlent forme et sens. La beauté d’un récit photographique réside dans cette fugacité et dans cette complémentarité du temps saisi et de la disparition du sujet photographié. C'est une approche japonaise que je partage pleinement.
LPJC : Dans votre travail, l’intime semble très présent, notamment dans la manière dont vous abordez la souffrance, la perte, et les relations familiales. Pouvez-vous nous parler de cette dimension ?
AB : Mes travaux tournent autour de l’histoire intime confrontée à la grande histoire, l’Histoire avec sa grande hache, de la perte, de la mémoire, du voyage intérieur qui rencontre le voyage extérieur, ou l’inverse. Un projet majeur que je développe actuellement, « Le voyage mélancolique », est un travail qui prendra la forme d’un livre avec des textes, des documents et des photographies. C'est une réflexion autour de l’intimité, des souvenirs, des errances, et des photos anciennes. Une de mes séries sur Hiroshima, « Hiroshima, le retour à la vie » (PPP 2024) explore ces thèmes en profondeur, tout en reliant des récits familiaux à des événements historiques. Mon frère, par exemple, s’est suicidé à un jeune âge et j’étais présent. Cette perte a eu un impact profond sur mon travail et ma manière d’aborder la vie et la création ; elle a formé mon regard. Vivian est présent dans chacun de mes livres, de manière parfois directe, parfois subtile, fantomatique, spectrale ou réelle.
LPJC : Vous semblez considérer que l’art doit être un acte authentique, loin des pressions médiatiques. Vous avez même évoqué un certain détachement vis-à-vis des succès commerciaux de votre travail. Pourquoi cette posture ?
AB : Oui, il y a une distance que j’ai toujours cultivée avec les aspects commerciaux de l’art. Par exemple, bien que mes livres aient été publiés par des éditeurs importants comme Le Seuil, ils sont aujourd'hui épuisés ou non réédités. Cela me fait sourire et me place dans une position un peu étrange : être écrivain, mais sans livres disponibles. En réalité, ce qui compte, c'est que mon travail ait existé, qu'il ait eu un impact, même modeste. Peu importe que des milliers de personnes le connaissent ou non ; ce qui compte, c'est que des gens aient été touchés par ce que j'ai créé, à un moment donné, dans le temps et l’espace, et que ce lien reste. Cela suffit à ma reconnaissance personnelle. L'industrie du livre, aujourd'hui, ne soutient plus les auteurs qui font un travail long et réfléchi. Elle préfère les succès rapides, les livres médiatiques qui se vendent vite. Je reste fidèle à ma démarche, sans souci d’une reconnaissance massive. Je sais que mon travail laissera une trace chez certaines personnes. Le reste m’importe peu.
LPJC : Pour finir, en tant qu’artiste, quel regard portez-vous sur votre expérience au Cambodge, et sur la manière dont ce pays, et ses rencontres, influencent votre travail ?
AB : Cette résidence au Cambodge me permet de prendre le temps de m’imprégner des lieux, de la terre, de l’air, des gens, de la culture. Je suis ici pour observer, et être présent. Ce n’est pas un lieu pour produire immédiatement, mais pour laisser les impressions mûrir. Six semaines, c’est court, mais suffisant pour ressentir quelque chose de cette présence particulière. Souvent, il n'y a rien de spectaculaire, juste de la pluie, un moment de contemplation, une connexion avec les gens, les lieux, le ciel, les animaux, le Mékong. Ces expériences, ces instants quotidiens, enrichissent mon travail, me permettent de les intégrer dans une forme plus profonde de retour sur soi. Nous sommes la seule aventure ; j’en fais mon travail.
Du 21 novembre au 12 décembre Alexandre Bergamini présentera à la Factory Phnom Penh, FT Gallery, un travail en cours pour lequel il est en résidence, texte et photographies légendaires autour de la présence et de l'absence à Hiroshima, intitulé "Hiroshima, le retour à la vie."