Il a dix ans le Roi Pere nous quittait. Il a marqué de son empreinte le Cambodge. Et est encore l'objet d'une fascination durable. Plus que tout autre personnage politique de l'époque, il a assis son style de gouvernance sur sa maitrise du verbe. Un style qui a inspiré celui du premier ministre actuel/
Le petitjournal.com vous propose de découvrir les propos que le chercheur Nasir Abdoul-Carime a décrypté en 2013 dans le bulletin de l'AEFEK (Association d'échanges et de formation pour les études khmères) et sur le rôle de consolidation de l'autorité par l'usage de la parole publique, au Cambodge. Un schéma largement reproduit aujourd'hui par le Premier ministre Hun Sen.
En 1955, le roi Sihanouk abdique et s'engage totalement dans l'espace politique d'un Cambodge récemment indépendant (en 1953). Et dans le combat politique, contrairement aux premiers partis politiques khmers qui se sont appuyés sur les seuls réseaux des notables et sur une opinion publique urbaine naissante, le prince Sihanouk a compris que l'assise politique demeurait dans les campagnes, et fort de son aura royale, par la maîtrise du Verbe, il a su utiliser tous les canaux médiatiques pour rallier le pays profond à sa politique. Ainsi, dès le début des années cinquante, il engage la royauté, précédemment cantonnée à des fonctions de représentation, dans l'action politique et au service de la constitution d'un État moderne et de l'administration directe du pays ; le tout à travers sa personne.
Un contact personnel et direct
Durant quinze ans (de 1955 à 1970), sous le régime du Sangkum (nom de son mouvement politique), il va sillonner continuellement le pays pour être en contact avec son peuple (pour donner un ordre d'idée, en 1962, il prononça 111 discours en public). Si l'on étudie plus finement cette relation entre le dirigeant et le peuple, cet engagement total et permanent du prince par le biais du discours public favorise un double contact :
- premièrement, un contact physique entre le meneur et son auditoire. Par son talent oratoire, il captive ses auditeurs, et crée une communion avec son peuple; il incarne son énergie, son enthousiasme et son espoir, ce qui lui permet d'asseoir son autorité. Dans le même temps, par sa présence, par son éloquence, il projette le pouvoir vers l'assistance. La masse n'écoute pas tant un meneur qu'elle n'écoute le Pouvoir incarné s'expliquer sur sa politique, conseiller et orienter le peuple. Ces deux phénomènes existent en osmose, l'un influant l'un sur l'autre;
- deuxièmement, un contact continu entre le meneur et le peuple dans son ensemble. Lorsque le prince parle dans un village, il ne s'adresse pas qu'aux villageois et aux responsables locaux. Grâce à la radio, son discours est retransmis dans le pays et atteint toutes les couches de la population, y compris celles des zones les plus reculées. De plus, la radio amplifie la voix du meneur dans le temps : ses discours de deux à trois heures peuvent être retransmis à la radio nationale khmère, trois fois dans une même journée.
L'importance de l'oralité dans la culture khmère.
Cet exercice de la parole sihanoukienne est à comprendre dans le contexte culturel khmer. Même si ce régime a fait reculer l'analphabétisme, le pouvoir de l'orateur reste prédominant. La tradition khmère privilégie toujours l'expression orale par rapport à l'écrit, qui est surtout conçu comme un outil de conservation identitaire. Les textes écrits (religieux, moraux, romancés) ne sont "actifs" que par une lecture à voix haute, suivie d'interprétations et de commentaires adéquats par les gardiens de la tradition ou les conteurs professionnels. C'est par ce biais traditionnel que s'engouffre la communication de l'information. En elle-même l'information brute a peu d'impact sur la grande majorité de la population cambodgienne, essentiellement rurale; elle n'est "viable" qu'à condition d'être commentée, interprétée par les analystes du village que sont les bonzes et les anciens de la communauté. Norodom Sihanouk, dans ses interventions à l'adresse de son peuple, se place dans cette perspective. Auguste personnage empreint de sacralisation du fait de sa position antérieure de souverain, il devient, de par sa position de chef de la Nation, à même de commenter, d'interpréter les événements que vit le pays. Il transfère ainsi la logique de transmission de l'information, du niveau du village au niveau national, grâce à l'utilisation permanente de la radio.
La personnification du pouvoir
Durant ces années, jetant les bases d'une forme de monocratie, cette rhétorique sihanoukienne participe ainsi à la longue à la mise en place d'un système de personnification du pouvoir. Le pouvoir khmer est incarné dans une personne et s'exprime par la voix de ce personnage. Vu de l'extérieur, dans les années 50 et 60, il n'est pas exagéré de dire que le Cambodge est Sihanouk et Sihanouk est le Cambodge. Et si à la fin des années 60, le prince Sihanouk est chassé du pouvoir par une partie du personnel politique et militaire qui a misé sur la carte américaine (on est dans le contexte de la seconde guerre du Vietnam), la principale force d'opposition au nouveau régime, les Khmers rouges, n'ont pas oublié les liens tissés entre le prince Sihanouk et la majorité paysanne. Profitant du ralliement du prince à leur combat, les Khmers rouges n'auront de cesse de diffuser à la radio les appels à l'insurrection fomentés par le prince.
Après la terrible expérience khmère rouge, avec la chute du régime de Pol Pot, Sihanouk incarne de nouveau dans les années 80 le visage et la voix de la résistance face au nouveau régime installé par les Vietnamiens. Une décennie plus tard, demeurant toujours incontournable pour tous les acteurs politiques cambodgiens, il va servir de trait d'union à une forme de réconciliation nationale dans les années 90, et va monter de nouveau sur le Trône en 1993.
Une réthorique reprise par Hun sen
Cette capacité sihanoukienne à manier le Verbe au service d'ambitions politiques n'a pas seulement frappé les observateurs étrangers. On remarquera que l'autre homme-fort du champ politique cambodgien des années 90 à nos jours, le Premier ministre Hun Sen, s'ingénie à se placer dans le même sillon de la technique oratoire - sens de la théâtralité, humour grivois, admonestations contre les bureaucrates/mandarins profiteurs, effort pédagogique - pour développer un lien personnel entre lui et le peuple. Pourtant, il manquera toujours une gamme dans son spectre du discours publique et politique. Cet écho de sacralité qui résonne dans la parole de Norodom Sihanouk le jour où il a reçu l'onction royale en 1941."
Nasir Abdoul-Carime (extrait de Le pouvoir en scène dans le processus du Verbe sihanoukien, bulletin de l'AEFEK numéro 18, janvier 2012)
Lire aussi : sur le site de la revue Péninsule, l'article "Réflexion sur le régime sihanoukien, la monopolisation du Verbe par le pouvoir royal" de Nasir Abdoul-Carime
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