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LA ROUMANIE VUE PAR - L'historienne Catherine Durandin

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Écrit par Grégory Rateau
Publié le 19 février 2018, mis à jour le 19 février 2018

Pour notre rubrique "La Roumanie vue par...", nous sommes allés à la rencontre de Catherine Durandin, une historienne française qui a beaucoup écrit sur la Roumanie. Chevalier de la Légion d'Honneur et experte au ministère de la Défense, Catherine n'a pas cessé de se questionner sur le devenir de ce pays après la chute du communisme, à travers ses livres "Ceauşescu, vérités et mensonges d'un roi communiste", Albin Michel, 1990, "Histoire des Roumains", Fayard, 1995, "La Roumanie post 1989", aux éditions L'Harmattan en 2008... LePetitJournal.com de Bucarest lui a demandé de nous parler de la Roumanie d'aujourd'hui à la lumière de l'histoire.

 

 

Grégory Rateau : Comment votre intérêt pour la Roumanie est-il né ?

Catherine Durandin : Je  me suis retrouvée en Roumanie, par le biais de l’URSS  et de de Gaulle ! Je crois avoir toujours été attirée par l’histoire : la mémoire et le souvenir  sont une manière de lutter contre la mort. C’est en classe de seconde qu’une professeure passionnée m’a fait découvrir le thème de la Révolution française, puis russe, et je me suis attachée à l’histoire de l’URSS, sans doute bercée aussi par l’air du temps, c’est-à-dire le temps des voyages de de Gaulle à l’Est. Deux pays m’attiraient, la Pologne pour cause de romantisme et la Roumanie parce que je ne la connaissais pas du tout.  J’ai opté pour le choix roumain dans la mesure où la Pologne catholique me semblait plus proche, or, je voulais me confronter à l’inconnu. J’ai donc décidé de m’inscrire en roumain à l’Ecole des Langues orientales, tout en  poursuivant mes études d’histoire à l’ENS et à la Sorbonne, et je me suis lancée dans la  découverte d’un pays communiste, nationaliste et orthodoxe ! Mon premier voyage date d’août 1967 lors d'un séjour linguistique à Sinaia. Ce fut un tel choc ! Nationalisme grandiloquent de nos professeurs, autoritarisme, aucune initiative acceptée des étudiants, aucun questionnement possible face à des discours clos sur eux-mêmes, beauté et pauvreté du lieu, et durant un mois, une sorte de routine ritualisée des programmes avec interdiction de sortir du parc de l’hôtel où nous étions logés. Un manque d’humour radical. Bref cette chape de plomb m’a mise dans une grande colère. C’est cette colère qui m’a poussée à poursuivre pour comprendre l’enfermement, cette absence profonde de la connaissance du monde extérieur, et l’acceptation de cette fermeture.
 



Justement, aujourd'hui on assiste à de nombreuses manifestations, croyez-vous qu'elles sont le symptôme d’une crise identitaire que vit la société roumaine?

Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une crise identitaire mais bien d’une distance prise par rapport au Politique. Ces manifestants sont plus éduqués et plus honnêtes que ceux qui les gouvernent. Ils sont dans un présent désenchanté et cherchent à formuler un futur exempt des restes bien installés des héritages rouges. Il n’est pas question d’un héritage communiste, d’une persistance de valeurs communistes, qui se sont effondrées bien avant 1989 en Roumanie comme dans l’ensemble du bloc soviétique, mais d’habitudes de postures de nomenklaturistes qui se croient tout permis avec un cynisme serein, leurs parents ayant été des privilégiés du système. La plupart ont préservé et renforcé ce statut  d’élites quasi intouchables. Si ce n’est que la réalité de la lutte anti-corruption les menace et  les perturbe, alors ils se battent contre l’indépendance de la justice. J’ai essayé de saisir cette société et tenté de la mettre en scène dans mon dernier récit, « Le Vieil Homme, Staline et la Soprano » publié à l’Harmattan.

 


Dans un article écrit pour le courrierdesbalkans.com vous mettiez en évidence le parallèle entre la mobilisation anticommuniste du printemps 1990 et les récentes mobilisations contre la corruption et contre le gouvernement. Pouvez-vous nous expliquer ?

Il y a des points communs entre les manifestations protestataires de 1990 et les récentes mobilisations : le besoin d’espérer encore qu’autre chose, autrement, est possible. En 1990 et en 1992, les Roumains votent librement mais ils élisent un homme du sérail et des personnalités ou communistes réformateurs ou dirigeants en place venus de l’ex-système qui ont gardé la main mise sur les réseaux d’information et d’argent. Les démocrates floués, en dépit de la démocratisation des institutions, sortent dans la rue ou se réunissent place de l’université à Bucarest. Ce fut un très beau printemps, avec enthousiasme et chants. Je n’ai jamais oublié ! Aujourd’hui, alors que la Roumanie est membre de l’OTAN et a intégré l’UE, le manque de perspectives, ou du moins le manque d’idéal mènent à crier la désillusion. Ces manifestants ont besoin d’une assurance d’honnêteté. La corruption est une réalité qui épuise les énergies accablées par le poids des habitudes de compromis hors contrat. Chaque fois, qu’il s’agisse de 1990 ou des mois récents, les manifestants cherchent une force politique qui pourrait les représenter. Ces mêmes aspirations s’expriment en Moldavie. La Bulgarie s’épuise également dans la corruption.

 


Alors qu’en Europe on observe une montée fulgurante des partis nationalistes, croyez-vous qu’en Roumanie il existe le risque d’un dérapage vers un nationalisme fondamentaliste?

Oui, le nationalisme fondamentaliste secoue la Hongrie et la Pologne et plus. Pour deux raisons, la Roumanie semble aujourd’hui épargnée : le pays connaît de tels écarts de développement qu’une solidarité nationale/nationaliste unifiée  semble difficile à réaliser. De plus, la Roumanie n’est pas  fortement visée par les vagues de migrants. Un scénario catastrophe supposerait une accélération du déclin démographique et un renforcement de l’hostilité anti-Roms. Mais il est très probable, au point actuel, que les maffieux Roms et autres Roumains s’accordent sur des partages de profits.
 



Emil Cioran parlait d’un certain défaitisme chez les Roumains car ils n’ont jamais été acteurs de l’histoire ("ils n'ont pas eu de destin" selon ses propos), êtes-vous d’accord?

Il y a chez Cioran une forme de désespoir identitaire. Non pas parce que les Roumains ne seraient pas acteurs de leur histoire ! Mais parce qu’en dépit de la formation de la Grande Roumanie en 1918/1920, Cioran et d’autres, se sentent citoyens d’une petite nation s’exprimant dans une langue de faible diffusion culturelle. Alors Cioran, comme nombre de jeunes intellectuels de sa génération, est fasciné par la philosophie allemande, la puissance et l’esthétique des années Hitler. Ses écrits de la période roumaine avant son installation en France sonnent comme des imprécations ! Cette posture est partagée par d’autres jeunes écrivains de sa génération qui ont cru trouver le salut et la puissance nationale dans la spécificité sublimée de leur église orthodoxe. Oserais- je dire que certains militants nationaux communistes des années 1980 autour de Ceausescu se battaient eux aussi pour promouvoir une supériorité roumaine, une sorte de génie inégalable. Avec le courant protochroniste, ils s’appliquaient à prouver une sorte d’antériorité roumaine : d’une certaine manière paradoxale, les Daces auraient été supérieurs aux Romains.

 



Que pensez-vous du travail de mémoire en Roumanie, trouvez-vous qu’il y a une difficulté des Roumains à se confronter à leur passé?

Chaque nation en son histoire ferme les yeux sur les mémoires qui pourraient entraver le vécu du présent. Les Français ont mis presque trois décennies avant de revenir sur l’histoire de la collaboration durant les années Vichy : le débat fut relancé au début des années 1970 par la parution de l’ouvrage d’un historien américain, Robert Paxton, qui avait eu accès aux archives allemandes. Son livre «  la France de Vichy »  a troublé ! Les Roumains ont suivi une scansion naturelle de survie. En un premier temps la sortie du communisme ouvre la voie aux anti-communistes, ex-prisonniers des camps, etc. Et ce sont «  les crimes du communisme » qui sont revisités : répression, collectivisation, exil obligé.  Des écrivains comme Ana Blandiana, des historiens comme Serban Radulescu Zoner, des étrangers comme Stéphane Courtois, des ex-exilés comme Tismaneanu ont joué un rôle majeur en cette phase de dévoilements.  Petit à petit vers 2000, 2005, l’intérêt s’est porté sur des questions plus pragmatiques  prenant en compte les souvenirs de vie, je dirai même de vie quotidienne, au temps des communistes : il y a à présent nombre d’études portant sur les logements, la consommation, les rituels, les réseaux familiaux qui s’éloignent d’une vision justicière en noir et blanc.  Avec Irina Gridan et Cécile Folschweiller, nous lançons à l’INALCO un projet de narrations d’enfances communistes pour approcher une multiplicité d'images, certaines en douceur d’enfances, d’autres en souffrance, en non-dits. Ce projet nous retiendra trois ans. Quant à la question de l’antisémitisme en Roumanie, de son histoire de longue durée, quant aux réalités de l’holocauste durant les années de la seconde guerre mondiale, au moins jusqu’en 1943, elle sont sérieusement étudiées : la pression de Washington a été forte pour pousser à l’ouverture de ces dossiers, à l’étude de la Shoah. Les éditions Hassefer ont joué un rôle majeur pour la diffusion de ce savoir occulté. Les liens entre Roumains de Roumanie et les Roumains exilés en Israël sont importants pour la conservation du patrimoine juif, synagogues et cimetières. Il me semble que la Roumanie se préoccupe sérieusement de ses passés, avec un bémol qui s’explique peut être par le phénomène générationnel, ne pas questionner les parents qui ne se sont pas montrés résistants : qui nous expliquera l’extraordinaire aliénation collective que représentaient les années Ceausescu ?
 



Dans votre livre « Bucarest, Mémoires et promenades » vous parliez du choc que l’on peut ressentir en découvrant cette capitale. Pensez-vous qu’un jour Bucarest deviendra une capitale à l’image de ses consœurs européennes ?

Bucarest ne deviendra ni Rome, ni Prague, ni Budapest ! C’est une ville que j’aime encore et ai tant aimée. Mais c’est une ville disloquée, dépourvue de centralité monumentale. Ceausescu a voulu, avec le Palais du Peuple et le boulevard du socialisme, poser les fondements du centre de la ville nouvelle. Il a échoué, le Palais du Peuple existe bel et bien mais l’activité culturelle, commerciale n’a pas suivi. Le temps du post communisme a beaucoup détruit et construit : détruit des hôtels particuliers, des marchés - l’évolution de la Piata Amzei est à pleurer de laideur - et construit des immeubles de luxe ou moins luxueux. Bucarest est devenue une ville d’une modernité anarchique, il reste des zones de charme encore du côté de Dionisie Lupu, des espaces verts et de belles demeures à Primaverii. Mais je crois que nous allons vers une ville qui se présente comme un puzzle déconstruit. II se peut toutefois que les quartiers qui se développent jusqu’à l’aéroport international trouvent une forme d’harmonie spacieuse, aérée. Laissons-nous rêver !

 

Propos recueillis par Grégory Rateau

 


 

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