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MATEI VISNIEC – L’artiste a une responsabilité dans nos sociétés

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Écrit par Grégory Rateau
Publié le 16 avril 2017, mis à jour le 18 novembre 2018

LePetitJournal.com est allé à la rencontre du journaliste, écrivain et dramaturge franco-roumain Matei Visniec à Paris à la rédaction roumaine de Radio France Intertenationale (RFI). Nous lui avons posé des questions sur le rôle de l'artiste et du journaliste dans la société et sur sa vision de la Roumanie d'aujourd'hui.

 

 

Grégory Rateau : Vous avez quitté la Roumanie un peu avant la chute de Nicolae Ceaușescu, que vous inspire la Roumanie d'aujourd'hui?

Matei Visniec : Je suis très fier de la Roumanie malgré les problèmes, les crises, les contradictions. Pour moi la Roumanie s'est distingué des autres pays de l'Europe de l'Est. Regardez dans la rue, où avez-vous vu ailleurs des jeunes, des foules entières descendre dans la rue pour manifester et clamer leur amour pour leur pays et pour l'Europe. La Roumanie n'a pas de mouvement populiste comme la Hongrie par exemple et une pression intégriste et religieuse comme en Pologne, ni une extrême droite forte comme en France. Je crois que ce pays, malgré les gigantesques problèmes de corruption qui sont quand même encadrés par une justice indépendante, est sur la bonne voie. Je crois en mon pays et dans la capacité de mon peuple à produire une énergie positive, à garder leur âme, leur sens incroyable de l'hospitalité. Le vrai drame est que 3 millions de Roumains travaillent à l'étranger, quittent leurs familles, parfois leurs enfants car ils s'y sentent contraints. C'est une mondialisation, globalisation qui me touche beaucoup. On n'y peut rien, le capitalisme marche ainsi, avec des masses de gens qui se déplacent. La Roumanie a un avenir, un potentiel écologique, de l'imagination, une jeunesse dynamique qui voyage, se cultive, dans l'avant-garde de la recherche, de la technologie. Je dis toujours ici en France, aux gens que je croise: allez voir la Roumanie parce que si vous lisez les journaux vous passerez à côté de ce pays magnifique.

 


Pendant vos débuts en tant qu'artiste en Roumanie, vous étiez imprégné d'un sentiment de révolte contre le système politique, cette révolte est-elle toujours présente en vous aujourd'hui au regard du monde dans lequel nous vivons?

Je n'ai pas vraiment changé. Sous Ceausescu, être engagé était quelque chose d'assez confortable car identifier le mal à cette époque c'était l'évidence. Un auteur qui voulait vraiment dénoncer le système, se moquer du couple présidentiel, de la langue de bois, d'une idéologie unique, c'était simple d'identifier la cible, et par l'ironie, par l'allégorie, par la métaphore, par le double langage, le langage codé de la littérature, on pouvait se moquer de tout ça, faire le travail de démolition du système. Quand je suis arrivé en France, après avoir visité les grands pays démocratique, je me suis dit tiens, la manière d'opérer le lavage de cerveau par les moyens de l'information, par la société de consommation, par la publicité, et par bien d'autres moyens, c'est beaucoup plus sophistiqué. Là où l'industrie du divertissement veut nous transformer totalement en consommateur obéissant. Je me dis alors que c'est nettement plus difficile, quand on a devant soi le capitalisme avec sa manière de s'infiltrer dans notre cerveau, de nous manipuler, d'identifier le mal et de se moquer du pouvoir ou de s'opposer à lui. La grande liberté apparente, crée beaucoup de confusions, alors comment dénoncer le pouvoir des banques, des décideurs du monde financier, les transnationales, les éminences grises. Ceausescu était bien visible, personne n'était dupe. Là on parle de dépendance, des millions d'objets dont on a pas besoin, une technologie qui nous domine et nous réduit à l'esclavage. J'ai essayé de dénoncer cela dans mon travail, dans mon livre « Théâtre décomposé ou l'homme-poubelle » où j'essaye de voir pourquoi nous sommes pris pour des poubelles, il faut que l'on consomme tout, que l'on avale tout et si on n'est pas un bon consommateur, on n'est pas un bon citoyen. C'est notre doctrine économique dominante, s'il n'y a pas de croissance c'est la panique. La croissance qui baisse c'est le spectre de la régression. C'est une vision suicidaire qui, un jour, nous fera payer pour ces doctrines. C'est tellement absurde que c'est presque impossible à attaquer.

 

 

Vous êtes aussi journaliste chez Radio France Internationale, comment votre travail de journaliste influence-t-il votre oeuvre littéraire ?

En moi il y a deux êtres qui cohabitent, l'auteur et le journaliste. Le journaliste est en contact permanent avec l'horreur, la misère du monde parce que pour moi être journaliste c'est capter les contradictions du monde, l'information aujourd'hui est négative. Un train qui arrive à l'heure n'est pas une information, un train qui arrive avec du retard c'est une information. Du coup, je couvre les douleurs du monde, ses blessures. Faire du journalisme, ce n'est pas seulement informer, c'est aussi comprendre, alors je m'implique, j'essaye d'expliquer, de comprendre. Et parfois je suffoque, je deviens pessimiste, je me dis que le monde est fou, que l'humanité n'apprendra décidément jamais des erreurs du passé. Voilà mes conclusions après 30 ans de journalisme (rires). Mais l'auteur, l'écrivain dit au journaliste qui vit en moi : « Ce n'est pas tout à fait perdu, l'homme est un être particulièrement sophistiqué, solaire, capable d'une puissante imagination, d'énergie obscure, il peut être bon avec ses contradictions. Il peut créer la beauté, la poésie, être généreux. » Donc oui, là où la compréhension du journaliste s'arrête, celle de l'écrivain prend le relais. Un pessimisme total n'existe pas finalement comme vous pouvez le constater. La littérature est aussi un travail de compréhension. J'ai écrit une pièce sur les migrants qui se joue dans différents pays en ce moment, l'auteur analyse ce que le journaliste ne peut pas faire, quelques cas individuels. Il rend sensible là où l'autre en tire des conclusions générales. Il va dans le détail et s'implique, affectivement parlant, pour communiquer cela à un public qui va au théâtre pour ressentir les choses de manière sensible. On analyse en art un destin particulier, là est sa force dramatique incroyable. 300 cadavres c'est un chiffre, une seule personne cela devient parfois de la littérature.

 

 

Vous aviez dit dans une précédente interview à l'occasion du Salon du Livre de Paris que c'est en France vous avez redécouvert la langue roumaine. Pouvez-vous nous en parler ?

Parfois, c'est bien de s'éloigner de soi-même, de sa patrie, de sa propre culture, de sa langue, pour avoir le recul nécessaire pour voir différemment, se situer dans l'espace. J'ai dû écrire en français pour redécouvrir la beauté de la langue roumaine. Je ne savais pas apprécier les choses, j'étais « roi » dans mon pays, avec la langue française, je ne peux pas tout me permettre, j'apprendrai à la perfectionner tout le long de ma vie, elle m'a obligé à une grande discipline intérieure, je suis plus soucieux de ce que je dis, pour vraiment transmettre le bon message, que ce soit assez claire, sans oublier que l'art de la littérature est celui de la vérité. Même sur l'ambiguïté, je dois réfléchir différemment. J'écris parfois mes pièces en roumain puis je les traduis ensuite en français et vice et versa, je n'ai pas abandonné ma langue depuis 30 ans, bien au contraire, je vois un enrichissement des langues qui se nourrissent l'une de l'autre. J'apprends à dire beaucoup de choses en économisant les moyens, le style s'affûte grâce à ce travail d'apprentissage permanent du langage. Deux miroirs qui se regardent, qui se ressemblent, la culture latine est importante en Roumanie, les roumains doivent beaucoup à la culture française. Je n'ai pas renoncé à mes racines mais c'est la France qui m'a donné des ailes, pour voler un peu plus loin. Je suis un auteur roumain francophone.

 

 

Vous êtes un admirateur de l'écrivain Albert Camus, figure de l'intellectuel engagé, croyez-vous que les intellectuels/artistes devraient plus s'investir sur la scène politique ?

Je le crois car vous voyez bien que le monde politique en ce moment n'est pas très convaincant. Regardez le pourcentage en France de jeunes qui vont voter pour le Front National. Les partis traditionnels ont failli à accorder les actes avec les paroles et les paroles avec les actes. On ne peut donc pas laisser la compréhension du monde seulement aux éditorialistes, aux responsables politiques, malgré que ce ne soit pas la première mission de l'écrivain. Sa mission première est l'exercice de la langue, de la manière dont il la met en perspective avec les mots. La littérature, même si elle est truffée de bonnes intentions, si elle dénonce le mal, ce n'est pas cela qui va aller au c?ur du lecteur. Même à l'époque du communisme, je savais que je devais avant tout écrire de bons poèmes. C'est la vraie différence entre l'artiste et le journaliste. C'est avec l'émotion que la littérature porte l'information. Il ne faut jamais l'oublier ou baisser les bras. On ouvre d'autres fenêtres dans l'esprit humain par la parole littéraire. La lucidité est néanmoins importante, porter un regard sur le monde, capter les choses, même celles qui sont invisibles, cela peut-être l'une des missions de l'écrivain. Un véritable artiste résiste contre l'uniformisation de l'art réduit à un simple objet de consommation. Lutter contre le formatage. La jeunesse d'aujourd'hui par exemple a des grosses difficultés à voir un film de Tarkovski ou de Fellini car ils n'ont plus la patience de faire l'effort intellectuel pour sortir des schémas hollywoodiens classiques. L'auteur ne doit pas céder à la facilité du marché de l'industrie du divertissement.

 

 

Quels sont les conseils que vous aimeriez donner à la jeunesse roumaine ?

La jeunesse doit assumer les avantages de la liberté et les responsabilités qui en découlent. Circuler librement sur le territoire, apprendre des langues étrangères, vivre à l'étranger mais si possible revenir en Roumanie. Les jeunes ne doivent pas rejeter leur culture et renoncer à faire bouger les choses. La Roumanie est un pays qui a beaucoup à offrir, tout est à faire. On joue mes pièces en Roumanie, je viens participer à des festivals un peu partout sur le territoire, il y a de nombreuses choses de faites pour valoriser des initiatives positives et vous pouvez tous y contribuer. Garder la foi et croyez en vous.

 

Propos recueillis par Grégory Rateau

grégory rateau
Publié le 16 avril 2017, mis à jour le 18 novembre 2018

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