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ART ET LITTERATURE - La relation entre Sartre et Giacometti passée au crible

Dans le cadre du cycle des journées d'étude "Arte e filosofia del ‘900" (Art et philosophie du XXesiècle),  organisées par la Galerie nationale d'art modern (Gnam) et le Musée laboratoire d'art contemporain (Mlac) de l'université La Sapienza de Rome, le mercredi 27 mai, la Sala del Mito du musée a accueilli deux conférences concernant la relation artistique entre l'artiste suisse Alberto Giacometti et le philosophe français Jean-Paul Sartre.                                                                               

J

ean-Paul Sartre rencontre Giacometti en mars 1941, chez Lipp grâce à Nathalie Sorokine (ou Lise Oblanoff), une ancienne élève de Simone de Beauvoir. Une réelle amitié entrecoupée d'interrogations et de malentendus. Sartre consacre deux essais à l'art de Giacometti, notamment sur la question de la perception. D'abord La Recherche de l'absolu - écrit à l'occasion d'une exposition de ses sculptures à la galerie Pierre Matisse de New York - et ensuite Les Peintures de Giacometti, publiés respectivement en 1948 et en 1954. La quête intellectuelle de Giacometti le rapprocha des plus grands penseurs français de son époque : André Breton, Simone de Beauvoir Samuel Becket ainsi que Jean Genet.

La première conférence "Alberto Giacometti fra rappresentazione e presenza" (Alberto Giacometti entre représentation et présence) animée par Maria Giuseppina Di Monte, a offert une réflexion sur le rôle essentiel  de la "présence" dans les portraits de Giacometti. Cette "présence" repose dans l'action même de se montrer. De ce fait, la représentation devient la présence matérielle de l'œuvre, le processus de la création réalise l'existence de ses modèles comme des totalités absentes, tout en les rendant présentes au public.

Aussi bien peints que sculptés, les portraits de Giacometti, se réduisant à l'essentiel, évoquent une intégralité affranchie de toute émotion, les visages ainsi que les corps, dans leur aspect protéiforme, acquièrent une dimension hiératique, leur présence jaillit au sein d'un espace imaginaire, leur vie est captée tandis que leurs expressions humaines se fondent. Ainsi le spectateur apporte ce qu'il veut ou ce qu'il voit dans ces portraits, perçus comme des réceptacles émotionnels. Généralement, l'artiste choisit des modèles parmi ses proches, à l'instar d'Annette, son épouse, et de Diego, son frère et assistant. Par ailleurs, Giacometti consacrera entre 1946 et 1949 cinq portraits à Sartre.

De même, dans les créations de Giacometti aussi bien cette quête de l'expression d'une "présence pure" que cette recherche d'unité et d'indivisibilité du multiple, face à l'inéluctable dispersion de la matière, ne sont point ignorées par Sartre, qui dans l'article intitulé Les peintures de Giacometti, écrivait : "une exposition de Giacometti, c'est un peuple. Il a sculpté des hommes qui traversent une place sans se voir. Ils se croisent inévitablement et pourtant, ils sont ensemble".

De 1951 à sa mort, Giacometti réalise une série de têtes noires, qui avec quelques têtes sculptées anonymes, traduisent, par le biais de la matière, l'idée d'homme "générique", que Sartre évoquera dans son roman Les Mots (1964) par l'aphorisme : "Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui". En une phrase, la contribution fondamentale de Giacometti à l'histoire du portrait au XXe siècle.

Convergences Sartre-Giacometti

La deuxième conférence Dimostrazioni di nulla : procedimenti e percorsi in Giacometti e Sartre (Démonstrations

du néant : procédés et parcours dans Giacometti et Sartre), animée par Maria Sole Cardulli, a mis en relief les convergences entre le philosophe existentialiste et l'artiste, notamment dans l'œuvre parue en 1943, L'Être et le néant. Essai d'ontologie phénoménologique.

Jean-Paul Sartre de profil

Or, dans l'essai sartrien, l'absence, la distance, la fuite ainsi que l'interrogation sont des leitmotivs qui résonnent aussi dans les sculptures de Giacometti. Le rapport sartrien se tourne vers cet artiste suisse qui a voulu sculpter "l'apparence située et non plus l'être", refusant la perspective classique afin de restituer le modèle tel qu'il l'observait, et abîmant sa psychologie au profit de la perception et de l'imaginaire de sa forme extérieure, un chemin conduisant vers l'absolu. De facto, c'est cette quête d'absolu qui lie étroitement l'art de Giacometti à l'œuvre de Sartre. L'absolu réside dans l'anéantissement de l'espace par le Néant, un espace vide occupé par cette "présence pure" révélée par l'intermédiaire de la matière. C'est pour lui donner une forme sensible que Giacometti recourt à l'élongation. Le mouvement primordial de la création, hors du temps, si bien représenté par la beauté des ses figures totémiques est chargées d'une puissance immobile, des femmes renvoyant l'image de déesses archaïques et dangereuses. Pour Giacometti, "la sculpture se situe sur le vide. C'est l'espace que l'on creuse pour construire l'objet, et ce dernier crée l'espace". Sur ce vide, des ombres prophétiques deviennent des corps dépouillés et squelettiques, restituant la solitude et l'incommunicabilité ainsi que les tourments et le désespoir de la déportation et de l'extermination. Or, le décharnement de la figure demeure afin de démontrer le Néant.

Pour conclure la rencontre, le professeur Giuseppe Di Giacomo a abordé la question de la tête humaine, qui a été un sujet fondamental tout au long de la vie de Giacometti ainsi que la raison de son exclusion du groupe surréaliste en 1935. Pour Giacometti, la représentation d'une tête, qui semblait apparemment un sujet ordinaire, était un enjeu tout à fait complexe. La tête et spécialement les yeux sont perçus comme le siège de l'être humain et de la vie. Giacometti souhaitait rendre sa vision avec exactitude. Pour ce faire, il fallait lui donner la distance avec laquelle le sujet a été regardé. Selon le professeur, cette dimension optique, conçue afin de réaliser "l'invisible", renvoie à l'énigmatique et fameuse image de l'œil tranché au rasoir du court-métrage Un chien andalou, réalisé par Luis Buñuel, sorti en 1929.

Gianluca Venturini (Lepetitjournal.com de Rome) - mardi 2 juin 2015

Pour admirer les œuvres de Giacometti à Rome :Galerie nationale d'art moderne et contemporain ou GNAM, Viale delle Belle Arti, 131. Du mardi au dimanche de 8h30 à 19h30i.

Crédits photos : © Succession Giacometti (Fondation Giacometti, Paris et ADAGP, Paris) 2015

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