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La Grande Démission peut-elle se produire en Espagne ?

grande démission espagne (2)grande démission espagne (2)
Annie Spratt
Écrit par Armelle Pape Van Dyck
Publié le 9 février 2022, mis à jour le 10 février 2022

The Great Resignation, autrement dit la Grande Démission, est ce phénomène sans précédent qui se déroule aux États-Unis depuis l’an passé, avec la démission en masse de millions de travailleurs. Un tel processus est-il possible en Espagne ou seulement dans certains secteurs ? Des experts nous répondent.


Le terme -la grande démission– est très récent puisqu’on a commencé à en entendre parler en mai 2021, suite à la démission "en direct" d’une employée des grands magasins Wallmart aux États-Unis. Cela a eu un tel effet boule de neige que des millions d’Américains ont décidé de quitter volontairement leur emploi. D’ailleurs, sur les réseaux sociaux, le hashtag #quitmyjob a dépassé les 220 millions de vues.

Il n'existe pas de chiffres officiels pour ce mouvement. Mais, selon diverses sources, la "Grande Démission" a touché entre 12 et 40 millions de personnes aux États-Unis et certains estiment qu'un travailleur de la santé sur cinq a décidé de quitter son emploi. 


En Espagne aussi, la pandémie a servi de catalyseur

Derrière ce phénomène de masse, encore une fois, la pandémie, qui a fait réfléchir les travailleurs sur leur emploi, leurs horaires, leur salaire, et, en définitive, la possibilité d’avoir un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Alors, face à une pandémie qui a touché toute la planète, on peut se demander si ce bouleversement du marché du travail a traversé l’Atlantique et plus particulièrement l’Espagne.

Le Royaume-Uni a été le premier touché par la vague, bien que dans une moindre mesure, ainsi que l’Allemagne et l’Italie, où 1,3 million de salariés auraient démissionné en 2021, selon le journal La Repubblica.

 


30.000 démissions en Espagne

Ces chiffres contrastent avec ceux de l'Espagne, où le nombre de démissions en 2021 a été beaucoup plus faible : un peu plus de 30.000 départs volontaires l'an dernier, selon les statistiques d'affiliation à la sécurité sociale. Cette donnée est similaire à d’autres années, mais ce qui est curieux, c’est de constater que les départs volontaires se sont produits à un rythme croissant mois après mois. 

L’effet "mochila"

La Grande Démission gagnerait-elle donc du terrain en Espagne ? "Il est très difficile que cela se produise en Espagne -affirme Françoise Martinage, CEO de la multinationale spécialisée en Ressources Humaines CRIT sauf pour des profils très recherchés, tels que le secteur numérique où les gens bougent beaucoup, et peuvent se permettre de le faire, car ils sont en position de force par rapport à leur employeur. Mais, culturellement en Espagne, c’est très compliqué car il y a la 'mochila', c'est-à-dire, l'indemnité que reçoit l'employé en cas de licenciement et à laquelle ils ont beaucoup de mal à renoncer". 

Cette protection que le droit du travail accorde aux travailleurs espagnols, avec une indemnité de 33 jours par année travaillée en cas de licenciement abusif, constitue donc une garantie pour le travailleur et le dissuade de démissionner. D’ailleurs, le Guide Hays 2022, un rapport sur les tendances de l'emploi pour cette année, précise que de nombreux professionnels en Espagne ont tendance à penser que plus ils occupent un poste depuis longtemps, moins ils ont de risque d'être licenciés.

Le rôle du chômage structurel espagnol

Mais l’effet "mochila" n’est pas le seul obstacle. En effet, la situation qui a conduit à la "Grande Démission" aux États-Unis n'a rien à voir avec les caractéristiques du marché du travail en Espagne. "Là-bas -rappelle la CEO de CRIT- le chômage est très faible, ils sont pratiquement en plein emploi, alors qu'ici il est encore proche de 15%. Mais ce n’est pas tout : en 2006, c'est-à-dire avant la crise, le taux de chômage était ici de 8%. C'est-à-dire, que même lorsque l'Espagne allait très bien, il y avait tout de même un chômage structurel d'environ 8%. Et maintenant, on assiste à un important problème de chômage chez les jeunes, sans parler du chômage de longue durée". 


Espagne : une mini "grande démission"

Cependant, le marché du travail espagnol bouge, même si ce n'est pas de façon massive : "Nous avons constaté une augmentation substantielle des demandes de changement d'emploi, surtout chez le personnel qualifié, même chez les personnes qui travaillent dans la même entreprise depuis 10 ou 15 ans -explique Françoise Martinage. Les travailleurs qui optent pour ce type de mouvement ont généralement un niveau de formation élevé et participent aux secteurs qui connaissent la plus forte croissance, comme le digital ; pour les personnes ne possédant pas ces qualifications, il est très difficile de faire ce type de saut".


2021 : Le grand saut

A ce sujet, Alberto Muñoz, directeur du recrutement IT & Digital chez Robert Walters souligne qu’il est "curieux de voir comment, en 2020, beaucoup de gens se sont accrochés à leur siège mais qu'avec le télétravail, la pandémie, le confinement, ils ont commencé à réfléchir à leur vie, et ces gens qui n'osaient pas avant, ont décidé de faire le saut en 2021, et il y a eu une véritable explosion du marché. Ces personnes qui étaient auparavant plus réticentes ont perdu cette crainte et nous avons constaté que des candidats qui ne nous prêtaient pas attention auparavant le font maintenant".

 

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La "surchauffe" réside dans le numérique où il se produit un terrible effet domino dès qu’un employé abandonne son poste / Kevin Ku


La grande démission technologique

C’est clair. Un effet post-pandémie s’est propagé en premier lieu au secteur technologique espagnol, et des startups, où les entreprises disposent de plus de ressources économiques pour séduire les professionnels. La "surchauffe" réside donc dans le numérique où il se produit un terrible effet domino dès qu’un employé abandonne son poste. "Dans ce secteur -explique Muñoz- c’est bien  plus que du plein emploi, on peut dire qu'il y a une pénurie de professionnels et chaque mouvement est un petit drame car il est très difficile de les remplacer".

Et pour les reste ? Tous s’accordent à signaler que le secteur technologique est le premier, mais qu'il ne sera pas le seul : "Cela pourrait se poursuivre avec des postes hautement qualifiés –souligne Muñoz- et on le voit déjà dans d'autres secteurs comme le retail ou la logistique, mais dans une moindre mesure". 

A ce sujet, le rapport sur le travail de Hays Labour Market Guide 2022 indique que 77% des Espagnols interrogés disent qu'ils changeraient d'emploi s'ils le pouvaient, et 68% d'entre eux avouent qu'ils recherchent activement un autre emploi. La principale raison invoquée est la recherche d'un meilleur salaire.


Et ce n’est pas fini…

Enfin, à plus long terme, la population en âge de travailler commence à diminuer, et elle va baisser encore plus rapidement en raison du départ à la retraite des baby-boomers. Il y aura à cet égard une très forte pression sur le marché du travail espagnol à partir de 2026-2027 et jusqu'en 2050 environ, et sa dynamique va certainement changer : les personnes ayant des niveaux de qualification plus élevés auront le pouvoir de négociation pour imposer leurs conditions de travail. La grande démission pourrait alors faire trembler le marché du travail. 

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