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Frédéric Pennel - « Les Français dévalorisent la francophonie »

guerre des languesguerre des langues
Écrit par Sandra Camey
Publié le 21 mai 2020, mis à jour le 22 mai 2020

Frédéric Pennel nous embarque avec son livre « Guerre des langues » à la compréhension du poids des langues et de la place du français dans un monde toujours plus entre-croisé. Le français saura-t-il évoluer pour survivre ?


Lorsqu’une langue est répandue dans le monde, cela donne des relais d’influences considérables

 

Votre livre s’intitule « guerre des langues » , pensez vous que la langue française soit une arme ?


Le vocabulaire du titre peut sembler un peu martial, mais je vous rassure le contenu du livre est beaucoup plus nuancé ! En tout cas, ce titre « Guerre des langues » a pour objectif de frapper les consciences et les esprits. Il y a plusieurs types de guerres : celles au sens propre et aux conséquences immédiates que nous pouvons observer en temps réel et celles au sens figuré, qui s’étalent sur des années voire des générations, ce sont les guerres d’influences, qui passent par la culture et notamment, la langue. Ces rivalités, imperceptibles et souterraines, sont très fortes, sur les plans diplomatiques et économiques.

On observe aujourd’hui d’autres rivalités importantes, comme avec la puissance chinoise qui est en train de monter militairement, économiquement mais aussi culturellement. Sauf que cette expansion culturelle prend beaucoup plus de temps que dans les autres domaines. Cette montée en puissance se manifeste par des médias diffusant à l’échelle internationale et surtout par les instituts Confucius. Apprendrons-nous tous le chinois à l’avenir ? Nous ne pourrons le savoir que dans 10 ou 20 ans si leur stratégie culturelle de ce pays a porté ses fruits.

Les intérêts économiques sous-jacents sont très importants, notamment via l’industrie culturelle.  L’expansion culturelle d’un pays répond aussi à des visées idéologiques : lorsqu’une langue est répandue dans le monde, cela donne des relais d’influences considérables à la culture qu’elle soutient. La pensée américaine, leur mode de vie et leur société de consommation se sont répandus parallèlement à leur langue.

Imaginez le relais d’influence que constituent tous les étudiants qui viennent étudier aux Etats-Unis. Ils y vont pour se former  en anglais, car c’est la langue dominante qu’il faut maitriser. Ensuite, ils repartent dans leur pays en ayant été formatés par l’anglais, par la culture et les idées véhiculées par cette culture. On comprend pourquoi la Turquie, la France ou l’Allemagne rivalisent d’efforts pour accueillir un maximum d’étudiants internationaux. Ce sont des enjeux qui sont considérables mais imperceptibles à l’œil nu.

 


Nous avons un réseau culturel immense comparé à la taille de la France

 

L’influence de la langue française vient-elle de la France ou finalement, davantage des pays francophones ?


Historiquement, la langue française vient de France et la France la soutient via 850 Alliances françaises, une centaine d’Instituts français et les « lycées français ». Plus d’un élève libanais sur dix est scolarisé au sein du dispositif éducatif français. La France dispose d’un réseau culturel immense comparé à sa taille. Il n’y a que très peu de pays qui disposent d’un tel levier à travers le monde pour soutenir sa culture et sa langue.

Mais aujourd’hui, ce n’est plus uniquement du ressort de la France. D’autres pays francophones se battent aussi pour la langue française. Tous les écrivains, les artistes, les entrepreneurs qui s’expriment dans cette langue en sont les ambassadeurs, peu importe qu’ils soient ou non français. La langue française suit son chemin, en dehors des sillons hexagonaux. D’ailleurs, on peut détester la France et la critiquer en français, à l’image de Kateb Yacine, écrivain algérien, farouchement indépendantiste. Pourtant, il a gardé le français comme langue d’écriture. C’est ce qu’il a appelé le « butin de guerre ».


La colonisation a-t-elle eu un effet sur la francophonie ?

C’est une période sombre pour la langue française, pendant laquelle elle a aussi été un instrument de domination. Les colons qui parlaient français, ont souvent freiné les tentatives de scolarisation des populations locales. Quand les Français sont partis, la langue française était peu répandue en Afrique subsaharienne, beaucoup moins que maintenant.

De même, on ne peut qu’être frappé par la place du français dans le domaine économique au Maghreb. La plupart des pays francophones recouvrent une réalité sociolinguistique passionnante car ces pays comptent souvent trois, quatre langues et chacune d’entre elles possèdent une fonction dans la société : économique, religieuse, ethnique, politique.... Ce qui crée plusieurs fenêtres sur des cultures différentes au sein d’un même pays. Ce plurilinguisme est quelque chose que nous ne connaissons presque plus en France, même s’il reste des langues régionales encore vivaces comme le breton, le créole ou le basque.

Nous assistons à une vraie révolution du français hors de France 


 

Guerre des langues


 

Comme vous le dites dans un de vos chapitres, est-ce que le français de demain s’écrit en Afrique ? 


Pour l’instant, on note que la dynamique du français est en Afrique plutôt qu’en Europe. Une tendance qui va s’accentuer avec la démographie. Mais je n’ai pas de boule de cristal, il est difficile de faire des prévisions car beaucoup de choses peuvent entrer en ligne de compte. Dans les années 80, le russe progressait mais il s’est ensuite effondré sous l’effet d’un choc géopolitique difficilement prévisible. Certains Etats, pour des raisons politiques, peuvent décider de remplacer le français par une autre langue comme langue officielle. Le Rwanda l’a fait à la rentrée 2010, tout le corps enseignant a dû basculer du français à l’anglais. L’enjeu de l’éducation est très problématique en Afrique, elle peine à offrir des conditions satisfaisantes à sa jeunesse, très nombreuse.

L’autre question importante est la centralité. Pendant longtemps l'anglais suivait essentiellement la norme de l’Angleterre. Aujourd’hui les Anglais gardent encore une influence sur le cours de celle-ci mais le centre de gravité s’est déplacé vers les Etats-Unis, devenus le premier poumon de la langue anglaise.

La France est incontestablement le centre de gravité du français. Mais ce centre de gravité pourrait se déplacer. Autour du monde, on compte 235 millions de locuteurs francophones à 60% africains. La majorité n’est donc plus en Europe mais en Afrique. Peut-être qu’à l’avenir, le français standard ne sera plus le français parisien, il y aura probablement plusieurs centres. C’est une révolution considérable car pour la première fois de son histoire, la langue française échappe à son pays d’origine.

 

En Côte d’Ivoire, le français se réinvente sans arrêt



Quelles conséquences auraient ce déplacement du centre de gravité ?

Il y a, par exemple, énormément de nouveaux mots français, nous assistons à une vraie révolution du français hors de France, où les noms communs et des périphrases sont transformés en verbe  : vigiler, siester, grèver, etc.

En Côte d’Ivoire, le français se réinvente sans arrêt, il y est très dynamique. Les Africains se montrent pragmatiques, plutôt qu’une station essence, ils diront « essencerie » au Sénégal. Au Maghreb « taxieur » a remplacé « chauffeur de taxi », ce qui est une évolution lexicale qui semble couler de source.

Mais ces mots circulent peu en Europe et dans le reste de la francophonie. Seuls quelques rares néologismes, comme « ambianceur » ou « enjailler », arrivent jusqu’en France. La circulation se fait bien plus facilement de Paris vers le reste du monde. 

Pour qu’un mot voyage, il lui faut un véhicule comme les films ou les livres. Les médias sont les principaux moyens pour véhiculer des accents ou des mots. En Afrique, les grands médias comme RFI ou TV5 monde sont en permanence diffusés, où que nous soyons. Ce sont des médias francophones qui ont leur siège à Paris. Mais en France, il y a peu de personnes qui écoutent des médias d’informations émettant à partir de Brazzaville, par exemple. Ce n'est donc pas un rejet conscient du français d’Afrique de la part des Français. C’est surtout qu’ils n’y ont pas accès ! Cette année devait être l’année de l’Afrique en France pou la francophonie. Cela sera l’occasion de redécouvrir ce continent qui a des liens intenses avec la langue française.

 

La langue est un sujet de conversation incessant

 

Le français est-il une langue trop figée ? 
 


Elle peut apparaître figée à côté de la langue anglaise qui est extrêmement flexible. Les mots anglais peuvent se transformer en verbe, alors que le français, dans sa version standard, est très rigide de ce point de vue-là. Le purisme est une dimension structurante dans la langue française.

Lorsque nous sommes avec des anglophones et que nous faisons des fautes, très souvent ils ne vont pas nous corriger, même si nous aimerions qu’ils le fassent, pour parfaire notre anglais ! Pour un Français, c’est le contraire, nous avons tout de suite envie de corriger la faute et même si nous n’osons pas toujours. Nous avons même créé une institution dédiée à la langue française : l’Académie française.

Dès le plus jeune âge, le francophone doit s’astreindre à des dictées. Qui plus est, la langue est un sujet de conversation incessant. Dès que nous entendons un nouveau mot ou un accent, nous aurons tendance à s’interroger sur son origine.

Quand nous ambitionnons de changer la langue française, comme avec une réforme de l’orthographe, nous faisons face à une levée de boucliers : « vous n’enlèverez pas mon ph de nénuphar, vous ne supprimerez pas mon accent circonflexe ». D’autre pays comme l’Allemagne ont procédé récemment à des simplifications, mais chez nous, c’est quelque chose d’extrêmement compliqué avec l’ancrage de ce purisme. Plus récemment, il y a eu le débat sur l’écriture inclusive, qui change beaucoup l’esthétique de la langue avec son point médian, qui a heurté beaucoup de personnes. Nous ne savons pas encore si cette écriture va triompher. Quoi qu’il arrive, c’est l’usage qui en décidera, il fait loi, même face à l’Académie.

Le français n’est pas pour autant figé, il s’adapte tous les ans, avec de nouveaux mots qui entrent dans la langue française. Heureusement, car il faut s’adapter aux évolutions technologiques et culturelles.

Les langues favorisent toute l’industrie culturelle

guerre des langues

En quoi la langue française est-elle un outil économique ?


En 2014, Jacques Attali a rendu un rapport sur la francophonie économique au président de la République de l’époque, François Hollande, il y démontrait que le partage d’une même langue entre deux pays dopait les échanges commerciaux de 65 %. Ce rapport a contribué à sortir la francophonie de son champ culturel pour l’associer au domaine économique. J’avais été impressionné à Madagascar de constater que, effectivement des start-ups qui travaillaient sur des applis téléphoniques ou des technologies de l’information se développaient grâce à la langue française. Elles s’appuyaient sur des marchés francophones pour croître.

Les langues favorisent aussi toute l’industrie culturelle, comme l’anglais pour les Etats-Unis. La culture est un formidable moteur de l’économie américaine. Il y a sept fois plus d’Américains qui travaillent dans le domaine culturel que dans l’automobile. Cette culture est véhiculée par la maitrise de l’anglais. Nous le voyons également avec l’espagnol, surtout en ce moment, où les séries et la chanson hispanophone fonctionnent très bien en s’exportant à travers le monde. C’est le phénomène d’économie d’échelle : au début, ces biens culturels s’exportent d’abord au sein du vaste bassin linguistique hispanophone avant de s’exporter au-delà.


Les langues nous ouvrent à d’autres cultures


 

Pensez vous que le français perd ou gagne cette guerre des langues ?


En France, le sentiment que cette guerre est perdue domine largement. Pendant longtemps, les Français étaient persuadés de détenir la culture la plus avancée et l’une des plus raffinées avec une langue parmi les plus belles, parlée par toutes les élites. Or aujourd’hui, comme pour se faire pardonner ce péché d’orgueil, on assiste au phénomène inverse : les Français dévalorisent la francophonie. Nous observons une forme de soumission par rapport à l’anglais. Alors que d’autres langues sont pourtant essentielles et leur apprentissage nous aiderait à créer des ponts avec d’autres cultures. Même en Europe, il y a de plus en plus d’Européens qui maitrisent uniquement l’anglais comme langue étrangère, ce qui est très inquiétant. Nous avons besoin en Europe de multiplier les interactions entre les cultures européennes. 

Je pense que les Français devraient s’ouvrir davantage aux langues étrangères et régionales lorsqu’ils sont jeunes. Il faudrait favoriser les expériences de bilinguisme. Les langues nous ouvrent à d’autres cultures, elles sont essentielles. Plus on les maîtrise jeune et moins on craint de s’ouvrir sur le monde.

Au-delà de savoir si l’on perd ou on gagne la guerre des langues, la question est celle de la diversité du monde. Notre langue doit jouer sa partition pour apporter une voix différente dans le concert des cultures. La guerre sera gagnée si une multitude de cultures trouvent un chemin pour s’exprimer. Ceci n’est pas une guerre pour dominer d’autres cultures, au contraire, c’est une guerre pour empêcher qu’une culture écrase toutes les autres.



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