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Grande entrevue avec l'écrivain italien Erri de Luca

Erri de Luca Erri de Luca
Écrit par Olivia Audin
Publié le 2 juin 2019, mis à jour le 15 juin 2023

Le matin est frais et pluvieux, mais lorsqu’Erri de Luca s’approche, toute réalité pragmatique est oubliée. Le regard bleu glacier, franc, retranché : il intimide.

Attablé au café près de la Galleria d’Arte Moderna, ce romancier, pilier de la littérature italienne moderne et grand activiste, traduit dans le monde entier, lauréat de nombreux prix littéraires, a accepté de discuter en français avec nous de l’état de l’Europe, de sa vie recluse, d’écriture et des multiples facettes de l’homme.

Lepetitjournal.com Rome : Il y a peu de temps ont eu lieu les élections européennes. Qu’est-ce que les résultats ont éveillé en vous ?

Erri de Luca: Il y a une montée des nationalismes en Europe. On appelle ça souverainisme mais c’est faux. C’est un fardeau que l’Europe se traine, il existe, les élections l’ont démontré. Mais ce fardeau ne l’empêche pas de poursuivre. Une majorité des européens veulent conserver leur union. Je suis pour l’unité européenne. C’est le meilleur résultat politique du XXème siècle.  Dans le continent le plus belliqueux et le plus exportateur de guerre de l’histoire de l’humanité, finalement il y a eu la décision d’arrêter les guerres. Et pour faire ça, on a créé un espace commun, dans lequel a grandi une génération nouvelle. C’est elle qui a profité de cela, elle a donc le droit de le garder.

En effet, les dernières générations ont grandi en pensant que l’Europe était quelque chose de normal, d’évident, d’acquis. Or certains oublient que l’Europe, c’est avant tout l’espoir de la paix.

Oui on peut oublier ça mais les jeunes gens connaissent les avantages, ils la garderont. Qu’est-ce que serait le futur de l’Europe ? Un retour aux frontières internes et aux nations divisées ? Ou bien une intégration encore plus forte ? Je pense que la réponse ira vers une intégration majeure.

Quelle serait votre Europe idéale ?

Il n’existe pas d’Europe idéale. Je profite d’une Europe pratique qui fait du bien aux Etats plus faibles et qui permet aux jeunes de se déplacer n’importe où en cherchant la meilleure occasion d’employer leur valeur.

Est-ce aussi pour cela que vous vous battez pour aider les migrants qui souhaitent arriver en Europe dans l’espoir d’un avenir plus simple ?

Pour moi, les voyages de la malchance de cette époque sont la plus grande épopée de notre temps. Donc je la suis, je la soutiens, et je sais que ces flux migratoires ont une raison d’être. Cette force ne peut pas être repoussée. Je pense à l’immigration italienne aux Etats-Unis par exemple. Nous avons été persécutés comme les nègres par le Ku-Klux-Klan. Nous étions des parasites, nous suscitions de la répulsion, mais notre force d’enracinement était toujours plus forte que celle de répulsion. Il y a dans les flux migratoires une force majeure qui ne peut pas être surmontée. Par exemple, j’étais sur un bateau de Médecins Sans Frontières il y a quelques années, et nous avons récupéré plus de 800 personnes dans des canots. Il y avait des femmes avec des bébés au cou. A travers cette image, on a la réponse. Qu’est ce qui est plus fort que l’instinct de protection maternelle, dans la nature ? Le désespoir. Le désespoir est la force motrice de ces voyages. Elle ne peut pas être découragée par n’importe quel obstacle, ou danger. Un expulsé ne renonce pas, il revient.

Vous avez eu une vie incroyable: vous avez été ouvrier pendant plus de 20 ans, et en parallèle engagé dans des actions politiques, sociales et humanitaires. Vous avez été juré au Festival de Cannes, et soigné de la malaria en Afrique. Vous êtes un lecteur quotidien de la Bible, et avez appris seul plusieurs langues, dont l’hébreu ancien ou le Yiddish. N’est-ce pas comme si vous aviez vécu plusieurs vies en une seule ?

Quand on vit longtemps comme moi, il arrive de passer à travers beaucoup de stations.

Vous parlez plusieurs langues, apprises souvent seul, parfois pour faire acte de résistance. Combien en parlez-vous?

Apprises seul, ça veut dire mal. Mais j’ai appris ces langues pour lire. L’ancien hébreu pour lire la Bible. Pas pour parler avec Moïse, même pas en rêve. J’ai appris le yiddish ; c’est une langue anéantie, qu’on a voulu faire disparaitre : alors c’est mon acte de résistance à la destruction. Puis j’ai appris l’anglais, le français, le russe. Et le Kiswahili, cette fois pour le parler en Tanzanie. Et l’italien, puisque ma langue maternelle est le napolitain.

Vous êtes originaire de Naples. Il semble que cette ville soit un vivier impressionnant d’écrivains qui s’inspirent de Naples, dont elle est le moteur. Vous, Maurizio de Giovanni, Elena Ferrante, Roberto Saviano, entre autres. Pouvez-vous expliquer cette force que possède Naples et que d’autres villes ne semblent pas avoir ?

Naples est une ville littéraire. C'est-à-dire que pour moi elle a quelque chose de légendaire, qui mélange le magnifique et l’atroce. Et ça a toujours été comme ça. Avant les écrivains, il y avait le théâtre. Il y avait la chanson napolitaine. C’était une capitale de Royaume, qui phagocytait les ressources de la région. Elle a profité d’une grande histoire et d’une grande tradition d’art. Aujourd’hui il n’y a pas de cinéma napolitain. Il n’y a plus de théâtre napolitain. La musique napolitaine est morte. Il reste les écrivains. C’est déjà quelque chose. C’est la poursuite d’une tradition.

Votre dernier roman, le tour de l’oie, qui est sorti il y a quelques mois en France, évoque de manière poétique le dialogue entre un homme et le fils qu’il n’a jamais eu, lui conférant peu à peu une consistance. Pouvez-vous en parler ?

C’est une rencontre imaginée, puis incarnée. Un passage d’une présence floue à une présence physique qui intervient, parle, dispute, critique, demande des justifications. La seule figure qui peut avoir le droit de demander la justification d’une vie d’un homme, c’est un fils.

C’est un processus alchimique, presque divin. Est-ce finalement ça, l’écriture ?

C’est plutôt parce que je m’aperçois de présences. J’habite seul, dans une campagne isolée, et en plus je parle seul avec moi-même, et je m’aperçois de certaines présences. Normalement, ce sont des présences que je connais, des gens que j’ai connus et qui ne sont plus là. Mon père, ma mère, avec qui je partage mes histoires. Cette fois, c’était une présence que je ne connaissais pas. C’était un fils, adulte, en plus. Il est apparu un soir, sur une page que j’avais écrite, et les soirs suivants cette page se développait en dialogue. J’écris à la main, sur des cahiers, c’est un flux d’images, de souvenirs, de justifications de la vie écoulée face à cette présence exigeante.

Un romancier français, Eric-Emmanuel Schmitt, se pose souvent la question : « Qui écrit quand j’écris ? ». Les mots s’écrivent parfois seuls ?

Je m’aperçois que chacun de nous est plus nombreux que ce que la carte d’identité prétend. Je suis toutes les personnes que j’ai écrites. Je suis tous les moi-narrateurs de cette histoire, qui ne meurent pas avec l’écriture. Ils continuent à habiter en moi. Parfois, ils reviennent à la surface et prennent leur place sur la tribune. Parfois je suis le militant révolutionnaire, parfois je suis le lecteur de la Bible, parfois je suis l’alpiniste, ce sont des personnes qui se donnent la réplique en moi.

Justement, est-ce que ce n’est pas ça l’écriture ? Essayer de découvrir toutes les personnes en nous pour leur donner voix ?

Oui, il y a des personnes en moi qui racontent l’histoire et tant que j’écris, c’est une histoire que je raconte à moi-même. Je ne connais pas les détails avant. Et ça me plait. Je ne suis pas le patron, mais le rédacteur d’une histoire qui se présente à moi. Le flux est spontané et continu. A la fin je ne relis pas, je recopie. Et là je m’aperçois si la page me plait encore ou non. Enfin, je la recopie une troisième fois. La quatrième est une formalité mécanique sur ordinateur, pour l’éditeur. J’écris toujours ainsi, depuis mon premier récit à l’âge de 8 ans. C’était une fable sur un poisson.

Avoir du succès, être lu et reconnu mondialement, est-ce que ça angoisse ? A-t-on toujours peur que le prochain livre soit le dernier ? Ou bien est-ce juste du bonheur de voir que ce qu’on écrit plait ?

Je dépends beaucoup de la grâce de la traduction. En France j’ai beaucoup de chance car j’ai une traduction si spéciale qu’elle m’a fait presque devenir un écrivain français. Mais c’est toujours un privilège d’être choisi par un éditeur étranger. Je dis toujours que le prochain livre sera l’avant-dernier. Quand ma mère allait mourir et qu’elle a dû refaire sa carte d’identité, elle m’a dit : « Ca, c’est ma dernière carte d’identité ». Je lui ai répondu: « Fais en sorte que ce soit l’avant-dernière ». C’est pareil. Il faut toujours donner une autre possibilité à la fin.

Parmi tous vos écrits et toutes vos actions passées, qu’est-ce qui a eu le plus d’importance pour vous ?

L’expérience la plus importante est celle d’avoir appartenu à une génération de révolutionnaires. C’était ma communauté. Au-delà, j’appartiens à moi-même. Mais là j’étais une personne dans un groupe, avec un enthousiasme et des objectifs communs.

De quelle œuvre écrite êtes-vous le plus fier ?

Il y a un livre qui m’a beaucoup tenu compagnie, c’est Acide Arc-en-ciel.

Êtes-vous aussi un lecteur assidu ?

Je lis des livres anciens. Des poètes. Je suis en train de relire Singer (romancier en langue yiddish, prix Nobel de littérature en 1978, ndlr). Je suis aussi un ami de l’écrivain Mauro Corona, donc il y a une combinaison entre l’amitié, la fraternité et l’écriture. Mais il n’y a aucune relation entre le moi lecteur et le moi écrivain. Je suis plus lecteur qu’écrivain. De plus, je ne peux écrire qu’en italien, mais je peux lire dans plusieurs langues, alors mon côté lecteur est beaucoup plus vaste. Il ignore complètement le côté écrivain. Les compartiments ne sont pas liés.

La langue napolitaine passe-t-elle dans votre écriture, d’une manière ou d’une autre ?

Le napolitain, c’est ma langue maternelle, celle de mon éducation sentimentale. Se sont enracinés en moi les sentiments de la compassion, de la colère, de la honte, en napolitain. C’est la langue de l’intimité. L’italien, non. C’est une langue du deuxième temps, c’est comme si la vie m’arrive en napolitain, puis je l’écris en italien. C’est un décalage. Dans Montedidio, il y a cet effort d’un garçon qui traduit du napolitain en italien.

Vous avez eu une vie riche, une carrière riche. Avez-vous des regrets, ou des remords ?

Je suis totalement dépourvu du sentiment de la nostalgie. Je ne voudrais revenir à aucune étape de ma vie. Je n’ai pas de regrets ; je me prends pour un philosophe pré-socratique.

Et votre prochain roman ?

Oui, il y a toujours un avant-dernier. Il sera publié en automne ici, et il est déjà en voie de traduction en français. Le titre, c’est impossible. C’est un titre impossible.

Olivia KAJDAN AUDIN
Publié le 2 juin 2019, mis à jour le 15 juin 2023

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