Suspendre une tâche pour des raisons morales ou politiques, s’agit-il d’un droit, d’une liberté, ou d’une inexécution du contrat de travail ? Comparaison et analyse de deux cas, en Italie et en France.


Un matin, dans un centre logistique italien, un salarié refuse de traiter un colis destiné à une société ayant un siège dans un pays impliqué dans un conflit armé en cours au Moyen-Orient et dont l’envoi était prévu vers le territoire de ce même client. Ce refus n’est pas lié à la nature de la guerre elle-même, mais à une prise de position personnelle à l’égard de l’un des acteurs du conflit. Ce geste, apparemment anodin, soulève pourtant une question juridique essentielle : lorsqu’un employé suspend une tâche pour des raisons morales ou politiques, s’agit-il d’un droit, d’une liberté, ou d’une inexécution du contrat de travail ?
Grève, conscience et contrat : la difficile qualification du refus d’obéir
Un tel comportement peut-il être assimilé à une forme de grève ?
L’article 40 de la Constitution italienne a élevé la grève au rang de droit, à condition qu’elle soit exercée collectivement et pour la défense d’intérêts professionnels. Dans ses arrêts la Cour a précisé que la protection constitutionnelle ne couvre que les formes de grève poursuivant des objectifs liés au travail ou à la condition des travailleurs. En plus, ce droit peut être restreint dès lors qu’il entre en conflit avec d’autres valeurs constitutionnelles, telles que la liberté d’entreprise ou la continuité des services publics. En plus, la jurisprudence italienne, cherchant à en préciser les limites, a progressivement distingué plusieurs formes d’action.
La grève politique vise avant tout à influencer les choix du gouvernement ou les orientations de l’État : étrangère au rapport de travail, elle demeure exclue de la protection constitutionnelle.
La grève économico-politique mêle des revendications professionnelles à des considérations plus larges, notamment en matière de politique économique : elle peut être admise, pour autant qu’un lien concret avec les conditions de travail subsiste. Ces distinctions montrent que la protection constitutionnelle de la grève suppose un lien direct avec l’intérêt collectif du travail.
Dès lors qu’une action se fonde sur une conviction morale individuelle, sans finalité professionnelle ni dimension collective, elle sort du champ du droit de grève pour entrer dans celui de l’inexécution contractuelle.
Objection de conscience ou manquement contractuel ?
Face à l’impossibilité de qualifier le comportement du salarié de grève, confrontons-le à une autre catégorie : celle de l’objection de conscience.
Mais en Italie, cette notion n’existe que dans des domaines expressément prévus par la loi : le service militaire, l’interruption volontaire de grossesse pour le personnel de santé, ou encore l’expérimentation animale. Hors de ces cas, le droit italien ne reconnaît pas au travailleur une faculté générale de se soustraire à ses obligations professionnelles pour des raisons morales, politiques ou religieuses.
L’objection de conscience n’est donc pas un principe général du droit, mais une exception strictement encadrée par la loi. Si l’on voulait élargir le raisonnement, on pourrait rapprocher ce refus d’une “grève des fonctions”, c’est-à-dire la suspension sélective de certaines activités jugées contraires à la conscience individuelle.
Mais, en droit positif, un tel comportement n’a aucune valeur juridique propre : il relève du régime commun du contrat de travail. L’article 1218 du Code civil italien établit que « le débiteur qui n’exécute pas exactement la prestation due est tenu de réparer le dommage, sauf s’il prouve que l’inexécution est due à une cause qui ne lui est pas imputable ».
Appliqué au salarié, ce principe implique que le refus d’exécuter une tâche - quelle qu’en soit la motivation - constitue une inexécution contractuelle susceptible d’engager sa responsabilité. Les articles 2104 et 2105 du même Code précisent le devoir de diligence, d’obéissance et de loyauté envers l’employeur : le salarié doit accomplir la prestation convenue conformément aux instructions reçues. Le non-respect de ces obligations peut justifier une sanction disciplinaire, proportionnée à la gravité du manquement, en vertu de l’article 2106 du Code civil et de l’article 7 du Statuto dei Lavoratori (Statut des travailleurs - loi n° 300/1970).
Ainsi, refuser de traiter un envoi pour des motifs de conscience ou de protestation politique ne relève ni du droit de grève ni d’une objection de conscience légalement reconnue. Il s’agit d’un manquement contractuel, un acte de désobéissance morale certes, mais juridiquement qualifié d’inexécution et, à ce titre, passible de sanction.
Et en France ? Marseille-Fos : Printemps 2025
Une situation apparemment similaire s’est produite en France, mais elle a reçu une qualification juridique différente. Au printemps, dans le port de Marseille-Fos, des dockers ont refusé collectivement de manipuler une cargaison destinée à l’une des parties impliquées dans un conflit armé en cours. Cette décision, soutenue par la Confédération générale du travail (CGT), s’est inscrite dans une action syndicale organisée, visant à faire valoir deux principes que la jurisprudence française rattache aux conditions de travail : la sécurité des salariés et leur responsabilité morale à l’égard des tâches exécutées.
Selon cette approche, le salarié n’est pas seulement tenu d’une obligation de prestation, mais également d’un devoir de conscience professionnelle, dont la protection relève du champ collectif du droit de grève lorsque l’action est encadrée, proportionnée et poursuivant un objectif lié au travail.
Ainsi, le refus concerté des dockers ne relève pas de la désobéissance politique, mais de l’exercice d’un droit collectif reconnu : celui de suspendre l’activité pour préserver la dignité et la sécurité dans le travail. La différence avec le cas italien est ici essentielle.
Dans ce dernier, le refus provenait d’un salarié isolé, exprimant une conviction personnelle sans lien collectif ni finalité professionnelle.
En France, au contraire, l’action était collective, coordonnée par une organisation syndicale représentative, et visait à protéger un intérêt directement lié à l’exécution du travail - la sécurité des salariés face à la manipulation de cargaisons sensibles. C’est précisément cette articulation entre valeurs éthiques et conditions concrètes de travail qui permet à la jurisprudence française de reconnaître la légitimité d’une telle action au titre du droit de grève, là où, en Italie, un comportement isolé reste enfermé dans le champ de l’inexécution contractuelle.
Conclusion
Le travail, dans sa nature la plus intime, est le lieu où la liberté cesse d’être une abstraction pour devenir responsabilité. Il impose à l’individu d’exister au sein d’un ordre qu’il n’a pas choisi, mais qu’il contribue chaque jour à maintenir vivant.
Le droit du travail, dans cette tension, n’est ni un rempart ni une cage : il est l’espace où se négocie, chaque jour, la possibilité d’un équilibre humain.
La liberté de manifester sa pensée, principe fondateur de toute démocratie, ne s’éteint pas aux portes de l’entreprise. Elle cesse d’être un droit solitaire pour devenir une responsabilité partagée : celle d’exprimer sans rompre, de contester sans détruire, de penser sans paralyser l’action commune, ni compromettre l’intérêt économique et collectif de l’entreprise. Car le travail n’est pas le lieu du silence, mais celui du dialogue, un espace où la parole doit trouver sa mesure pour que la liberté demeure, et que le droit reste vivant.

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