Que se passe-t-il quand un salarié laisse filer son humeur sur les réseaux sociaux ? Le droit italien reconnaît au salarié une liberté d’expression, mais cette liberté n’est pas absolue. Eclairage, à la lumière d’une affaire portée devant la Cour de cassation de Rome.


Les réseaux sociaux sont partout. Ils accompagnent nos pauses-café, nos trajets en métro, nos soirées devant Netflix… et parfois même nos journées de travail. Mais que se passe-t-il quand un salarié laisse filer son humeur sur TikTok ou Instagram et que son employeur tombe dessus? La frontière entre vie privée et vie professionnelle devient soudain très floue. On l’oublie souvent : publier sur un réseau social, même en pensant s’adresser à ses “amis”, c’est en réalité ouvrir une fenêtre sur un public potentiellement illimité. Et ce qui paraît une simple plaisanterie ou une bouffée d’agacement peut se transformer en munition disciplinaire. La jurisprudence l’a déjà montré : une insulte publiée en ligne, même lancée sur le ton de la blague, peut être considérée comme une diffamation. Et une diffamation, ça abîme non seulement l’image de l’entreprise, mais aussi le lien de confiance qui est le cœur de toute relation de travail.
En Italie : entre liberté d’expression et pouvoir disciplinaire
Le droit italien reconnaît au salarié une liberté d’expression, mais cette liberté n’est pas absolue. Elle trouve ses limites dans le devoir de loyauté (art. 2105 c.c.), dans l’obligation de se comporter conformément aux “doveri civici”, et dans le respect du lien de confiance qui fonde la relation de travail. En pratique, lorsqu’un salarié publie un contenu sur les réseaux sociaux, l’employeur peut réagir si ce contenu porte atteinte à l’image de l’entreprise ou à la dignité des collègues. Mais l’arsenal disciplinaire n’est pas uniforme : il existe une distinction entre sanctions conservatoires (avertissement, blâme, amende, suspension) et sanctions expulsives (licenciement avec ou sans préavis). Le principe de proportionnalité est central : une remarque ironique ou un langage familier ne peuvent pas être mis sur le même plan qu’une insulte diffamatoire publique. Les conventions collectives détaillent cette hiérarchie des fautes et des sanctions, et le juge italien veille à ce que l’employeur n’emploie pas la solution la plus radicale sans justification solide. C’est précisément sur ce terrain que la Cour de cassation italienne s’est récemment prononcée, rappelant que la liberté d’expression du salarié sur les réseaux sociaux doit toujours être appréciée à l’aune du principe de proportionnalité.
TikTok devant la Cassation italienne : jusqu’où peut aller la liberté d’expression ?
L’affaire portée devant les juges de Rome ne manque pas de piquant : une salariée, employée depuis de longues années dans le commerce, avait posté sur TikTok une courte vidéo tournée à la reprise de son service, après la pause déjeuner. Sur ce clip de quelques secondes, elle laissait échapper des expressions négative concernant son activité de travail, définie comme "rottura di palle" (qu’on pourrait traduire par "quelle plaie") ou encore la comparaison avec les pigeons, adressée à son employeur. Pour l’entreprise, de tels propos dépassaient largement le registre de l’humeur passagère : il s’agissait d’une offense grave, susceptible de justifier un licenciement immédiat. Mais la Cour de Cassation, dans l’ordonnance 20310 du 20 juillet 2025, a rappelé que la sanction la plus sévère doit rester l’exception. Le langage utilisé, certes "inurbain", ne révélait pas un mépris véritable mais plutôt un agacement personnel, une exaspération exprimée sans filtre sur un réseau social. En particulier, les juges ont souligné que la convention collective applicable ne prévoyait pas le licenciement pour ce type de comportement, mais uniquement des sanctions disciplinaires plus modérées, comme l’avertissement ou l’amende. Même en admettant que la vidéo ait été tournée pendant le temps de travail, la faute commise n’aurait pu être assimilée qu’à un retard dans la reprise du service, loin de la gravité nécessaire pour rompre le contrat. En d’autres termes, la Cassation a voulu tracer une frontière nette : un langage trivial et déplacé sur les réseaux ne suffit pas, en soi, à détruire le lien de confiance entre employeur et salarié. La proportionnalité reste la clé de voûte du droit disciplinaire.
Et en France ?
Cette affaire italienne, avec son mélange de propos familiers, de réseaux sociaux et de sanction jugée disproportionnée, trouve un écho évident de l’autre côté des Alpes. En France aussi, les juges se penchent régulièrement sur les messages postés par les salariés en ligne, oscillant entre humour maladroit, critiques acerbes et véritables dérapages. Là encore, la question centrale reste la même : jusqu’où la liberté d’expression peut-elle aller lorsqu’elle entre en collision avec le devoir de loyauté envers l’employeur ? Le droit français apporte une réponse structurée. Protégée par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ainsi que par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, la liberté d’expression s’étend naturellement à la sphère professionnelle. L’article L.1121-1 du Code du travail précise en effet que, sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression, et que les restrictions qui peuvent y être apportées doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. La Cour de cassation a rappelé ce principe - sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression -, en soulignant que toute atteinte injustifiée entraîne la nullité du licenciement fondé, même partiellement, sur l’exercice de ce droit fondamental (Cass. soc., 24 nov. 2021, n° 19-20.400; Cass. soc., 29 juin 2022, n° 20-16.060). Pour autant, cette liberté n’est pas absolue. La jurisprudence constante considère que son exercice ne peut dégénérer en abus (Cass. soc., 29 nov. 2006, n° 04-48.012 et plus spécifiquement dans le cas des réseaux sociaux CA Paris, 25 juin 2015, n°12/4846). Constituent un tel abus les propos injurieux, diffamatoires ou excessifs à l’égard de l’entreprise, de ses dirigeants ou des collègues, quel que soit le support utilisé, qu’il s’agisse de publications sur les réseaux sociaux, de messages électroniques ou, comme en l’espèce, de mentions ajoutées au bas d’une lettre de démission (Cass. soc., 30 oct. 2002, n° 00-40.868;), de même que la violation de l’obligation de discrétion ou de confidentialité. L’appréciation se fait au regard du contenu des propos, de leur degré de diffusion (un cercle restreint sur un réseau social n’ayant pas la même portée qu’une publication largement accessible), des fonctions exercées par le salarié et de l’activité de l’entreprise.
Conclusion
Ce que révèlent ces affaires, ce n’est pas seulement une question de droit disciplinaire, mais un enjeu de civilisation. Les réseaux sociaux ont introduit une nouvelle scène où chacun parle à la fois pour soi et devant tous, où l’intime se confond avec le public, et où la frontière entre spontanéité et responsabilité se redessine à chaque clic. Dans ce théâtre numérique, le juge devient l’arbitre d’un équilibre fragile : protéger la liberté d’expression, tout en évitant que la parole ne se transforme en arme destructrice. La leçon est claire : il ne s’agit pas d’imposer le silence, ni de tolérer tous les débordements, mais de rappeler que la parole engage. L’agacement, l’humour ou la critique font partie de la vie professionnelle, mais ils ne doivent pas franchir le seuil où ils brisent le respect dû aux autres. La proportionnalité n’est pas une clause technique : c’est la traduction concrète d’une exigence éthique. Elle oblige à mesurer la gravité réelle d’un propos avant de choisir la sanction, et à refuser l’automatisme de la répression comme celui de l’impunité. Aux salariés, ces décisions rappellent que la liberté s’accompagne d’une responsabilité éthique : il ne suffit pas de pouvoir dire, encore faut-il se demander comment et à quel prix. Aux employeurs, elles rappellent que l’autorité doit s’exercer en construisant des règles claires et en donnant l’exemple d’un usage respectueux de la parole. En définitive, les réseaux sociaux ne sont pas un espace hors droit, mais un miroir de notre vie commune. Ils nous obligent à réapprendre une vertu ancienne avec des outils nouveaux : la mesure. C’est elle qui permet à la liberté de demeurer vivante, au respect de ne pas s’éteindre, et à la relation de travail de rester ce qu’elle doit être : un pacte de confiance.

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