Jeudi dernier à la Résidence de France, dans le cadre de la Journée Internationale pour l'élimination des violences faites aux femmes, l'association d'amitié hispano française Mujeres Avenir a réuni, en collaboration avec les services sociaux de l'Ambassade de France en Espagne et du secrétariat d'Etat espagnol à l'égalité, près de 200 personnes, venues assister à un colloque qui depuis plusieurs années maintenant, vient souligner l’engagement de la France sur cette thématique sensible et les efforts de l’association pour dénoncer une situation jugée intolérable.
Prévue de longue date, la conférence ne pouvait tomber plus à point. Après le discours du 25 novembre dernier du chef de l'État français Emmanuel Macron, l'action de la France contre la violence conjugale est désormais inscrite dans un programme d'action visant à défendre une cause prioritaire du mandat présidentiel. C'est ce que l'Ambassadeur de France en Espagne, Yves Saint Geours, a tenu à illustrer au cours d'une longue allocution préliminaire où il a mis en valeur l'initiative de Mujeres Avenir, tout en soulignant le contexte particulier dans lequel la manifestation a été organisée.
Si le sujet est évoqué publiquement de façon si tardive, c'est que quelque chose ne fonctionne pas en l’état des choses
“Depuis quelques mois, nous assistons à une libération de la parole dont nous devons profiter pour promouvoir la lutte contre la violence de genre. Cependant, il faut bien admettre que si le sujet est évoqué publiquement de façon si tardive, c'est que quelque chose ne fonctionne pas en l’état des choses”, a déclaré l'Ambassadeur. En France en 2016, 123 femmes ont péri, victimes de la violence de genre. Elles sont une cinquantaine à avoir été recensées cette année en Espagne où, si les chiffres ne concordent pas selon les sources, ils n’en restent pas moins en hausse par rapport à l’an dernier.
Yves Saint Geours a rappelé les trois axes essentiels du programme d'action exprimé par le Président de la République : tout d'abord un effort fait sur l'éducation, considérée comme principal levier d’action pour “détruire les imaginaires qui autorisent cette violence”, et déclinée à travers une campagne nationale, dans les entreprises et les services publics. L’effort, a rappelé l’Ambassadeur, doit être aussi porté sur l’accompagnement des victimes et la formation des professionnels de la la santé chargés de cette tâche. Il faut enfin “renforcer l’arsenal répressif”, en “définissant clairement les délits” afin de pouvoir agir en conséquence, à l’échelle judiciaire.
En France, sur les interfaces numériques, une adolescente sur 5 a déjà été insultée au moins une fois entre 12 et 15 ans
“Une considération particulière doit être accordée à la cyberviolence, qui s’est convertie en un véritable fléau contemporain. Nous savons qu’il existe énormément d’actes de violence en ligne qui doivent être considérés comme autant d’actes criminels. Il faut agir au niveau de la répression et de la prévention”, a estimé l’Ambassadeur, introduisant par là-même le thème de la conférence. “On sait que la probabilité de suicide est près de 3 fois plus élevée chez les adolescents quand la personne a été victime de harcèlement sur les réseaux sociaux”, a-t-il souligné. “En France, sur les interfaces numériques, une adolescente sur 5 a déjà été insultée au moins une fois entre 12 et 15 ans”, a-t-il encore relevé.
L’assassinat d’Ana Orantes, il y a 20 ans
Quatre intervenantes étaient invitées par Mujeres Avenir pour s’exprimer sur le phénomène de la cyberviolence, sous la modération de María Luisa de Contes, Présidente de l’association et Secrétaire Générale de Renault Espagne (sponsor, comme Sodexo et Women@Renault, de l’événement). Deux juristes, une Française et une Espagnole, ont permis de dresser le cadre juridique dans lequel les actes de violence de genre sont abordés dans chacun des deux pays. En Espagne, c’est en 1997 l’assassinat d’Ana Orantes -il y a 20 ans- qui, par sa médiatisation et le choc généré dans l’esprit public, a joué comme détonateur pour dénoncer la violence machiste, interpeller les pouvoirs publics et permettre l’élaboration d’une loi (la loi organique 1/2004) qui aujourd’hui encore constitue un modèle du genre, a rappelé Pilar Martín Nájera, avocat général. Le fait qu’un seul organe juridique résolve, au niveau pénal comme civil, les enjeux de la victime de violence de genre (et notamment de violence conjugale) et de sa descendance, constitue une avancée essentielle dans la protection des femmes concernées, qui peuvent de la sorte bénéficier d’une cohérence dans l’ensemble du processus visant à les défendre de leur agresseur.
Photo Julia Robles
Pour Marie-Pierre Coquel, magistrate de liaison française en Espagne, “le droit vient toujours après les faits”. La Française a ainsi justifié non seulement la complexité du cadre juridique traitant de la cyberviolence, mais encore la latence de sa mise en œuvre. “La notion d’agissement sexiste, dont la définition juridique est assez proche de celle du harcèlement, n’est entrée dans le code du travail qu’en 2015” a-t-elle ainsi expliqué. Concernant la cyberviolence à proprement parler, elle inclut un ensemble de comportements très vastes, qui touche des publics très divers : cybersexisme, insultes, humiliation, divulgation de rumeurs, menaces... L’outil numérique peut se convertir en un dangereux accélérateur d’attitudes nocives, que la loi se charge de répertorier. Or, “il existe désormais en France une condition aggravante liée à la notion d’agissement sexiste qui, à l’instar de la peine pour injure, qui peut passer de 750€ à 45.000€, est susceptible d’entraîner une hausse très conséquente des peines si elle est prouvée”, a commenté Marie-Pierre Coquel.
Je serais bien contente si mon seul problème se limitait à la cyberviolence
Les philosophes espagnoles Ana de Miguel et Amelia Valcárcel Bernaldo, ont toutes deux abordé la question de la cyberviolence comme un simple épiphénomène de la violence de genre, éludant par la même une analyse pourtant nécessaire du phénomène et de ses spécificités. “Je serais bien contente si mon seul problème se limitait à la cyberviolence”, a lancé, provocatrice, Amelia Valcárcel Bernaldo, “quand je vois à quel point la violence envers les femmes fait partie de notre quotidien, à tous les niveaux”. La membre du Conseil d’Etat a estimé que notre société “a hérité d’une énorme quantité de rituels de soumission” de la femme. Ana de Miguel avait auparavant avancé à propos de la violence machiste que “tout commence avec la mythologie grecque et l’idolâtrie de Zeus, ce violeur systématique de femmes”.
La prégnance de la question, plus générale, de la violence de genre a globalement prévalu dans les débats sur celle, plus particulière, de son application dans la sphère numérique. Si on peut juger regrettable que les enjeux de la cyberviolence n’aient pas été plus décortiqués, notamment parce qu’ils affectent particulièrement les jeunes générations aujourd’hui et leur comportement de demain, quelques pistes ont néanmoins été avancées.
Les nouvelles technologies ont contribué à ce que les valeurs de la privacité et de l’intimité se perdent tandis que la violence, le harcèlement et la diffamation se sont normalisés
“En quoi est-ce que nous avons échoué ?”, s’est ainsi interrogée Pilar Martín Nájera, évoquant la dérive des chiffres et celle des valeurs, observées récemment. “La loi est bonne mais nous avons baissé la garde dans plusieurs domaines”, a-t-elle avancé, “notamment concernant les plus jeunes”. Et de développer à cet égard : “Les nouvelles technologies ont contribué à ce que les valeurs de la privacité et de l’intimité se perdent tandis que la violence, le harcèlement et la diffamation se sont normalisés”. “Internet est rempli de produits culturels qui légitiment la violence envers la femme et la misogynie”, a pour sa part avancé Ana de Miguel. “Les jeunes apprennent une double vérité : la culture de l’égalité d’un côté, mais aussi celle de la violence et de la soumission, associées au plaisir et à la pornographie de l’autre”.