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QATAR - "Kafala" ou les séquestrés étrangers

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Écrit par Lepetitjournal.com International
Publié le 9 octobre 2013, mis à jour le 14 mai 2019

Depuis quelques années, la progression du Qatar dans l'horizon français interpelle. Du club de football parisien aux plus grands groupes industriels hexagonaux, le petit émirat du golfe Persique est partout accueilli à bras ouverts. Mais la réciproque n'est pas évidente à en croire le traitement subi par les quelques familles françaises au Qatar. Pour certains, l'Eldorado s'est transformé en prison dorée.

Les "séquestrés"

Zahir Belounis est un footballeur franco-algérien en litige avec ses employeurs au Qatar. Arrivé en 2007 à Doha, il joue pendant quelques temps avec l'Al Jaish Sport Club puis ses dirigeants souhaitent se séparer de lui. Les indemnités qu'il réclame lui sont refusées. Il dépose donc une plainte contre ses employeurs qui se lancent dans un affreux chantage. Soit Zahir retire sa plainte, soit il reste au Qatar, prisonnier sans son passeport. Comme le footballeur refuse, il est prêté de club en club, sans contrat ni rémunération selon le bon vouloir de ses supérieurs qui tentent de le faire craquer à la fois moralement et financièrement.
Jean-Pierre Marongiu est dans la même situation. L'ingénieur français s'installe au Qatar en 2005 avec sa femme et ses deux enfants. Il crée une société de formation en management à la française. Son affaire tourne bien jusqu'au jour où un différend éclate avec son partenaire qatari. Ce dernier récupère toutes les parts de l'entreprise et une bataille judiciaire s'engage. Peu à peu le Français va y perdre tous ses biens. Sa femme découvre en 2010 que la famille est frappée d'un "travel ban", une interdiction de passer la frontière. Isabelle Marongiu parvient à rentrer en France avec ses enfants en septembre 2012. Depuis un an, elle vit chez ses parents et envoie une partie de son maigre RSA à son mari resté seul au Qatar.

La loi du sponsor

Ils sont en tout quatre Français "séquestrés" au Qatar, footballeurs, entraineurs ou chefs d'entreprise retenus contre leur gré dans des conditions déplorables depuis parfois plusieurs années. Leurs familles sont rentrées en France faute d'argent et mènent un combat acharné pour mettre fin à cette escroquerie.
Tout ceci est bien légal au Qatar où chaque expatrié doit s'associer avec un partenaire local, un "sponsor" qui doit être présent et participer à toutes les démarches administratives. Ce système propre au droit musulman s'appelle la Kafala. Il permet entre autre de prévenir l'arrivée de migrants sans papiers au Qatar : la péninsule compte tout de même 1,5 millions d'étrangers sur une population de 1,9 millions d'habitants. Les travailleurs étrangers sont contraints de céder leur passeport à leur tuteur et doivent demander son autorisation pour ressortir du territoire. De plus, le sponsor s'associe à 51% dans les créations d'entreprise, une situation stable tant que la relation entre les deux collaborateurs est bonne...

La France ferme-t-elle les yeux ?

La plupart des sponsors sont des membres de la famille royale. "Ils ont le bras long" admet Abdeslam Ouaddou, un des Français qui a réussi à revenir en France en menaçant de saisir la Ligue des Droits de l'Homme.
Et en effet, les actions qataries fleurissent en France, la liste est longue et vertigineuse : Printemps et Le Tanneur pour les grands magasins, mais aussi Total, Vivendi, LVMH, Lagardère, Vinci et Veolia Environnement pour les grands groupes du CAC 40. En sport, le PSG a beaucoup fait parler de lui, mais on trouve également Paris Handball et la nouvelle chaîne de sport BeIn, détenue par le géant Al-Jazeera (groupe qatari).
La visite de François Hollande en juin dernier avait redonné de l'espoir aux quatre Français séquestrés, pourtant depuis les dossiers n'ont toujours pas avancé. Jean-Pierre Marongiu, par pessimiste ou par réalisme, n'attend plus rien des autorités françaises : "il vaut mieux vendre des rafales que libérer les Français" ironise-t-il au micro de Itélé.
L'avocat Franck Berton a été contacté par les quatre familles pour plaider leur cause. Interrogé sur les plateaux de France 3, il finit par admettre que "ça va s'arranger, bien sûr que ça va s'arranger". Confiant, il explique que l'on "ne peut faire souffrir plus longtemps l'image du Qatar".  Selon lui, ces cas particuliers ne doivent pas entacher les relations entre les deux pays car les enjeux financiers sont énormes. La médiatisation aurait donc dans cette affaire un effet positif, la famille royale ne voulant en aucun cas ternir son image. Il rappelle pour l'anecdote qu'au Qatar, le français est une langue obligatoire. Le signe est fort, la France est au centre d'une stratégie d'influence au long terme.

 

La chair à canon étrangère
La stratégie d'investissement et de développement qatarie repose sur les ressources considérables du pays en gaz naturel. Grâce à cette exploitation, le petit émirat (de la superficie de l'Île de France) s'est hissé au premier mondial en termes de PIB par habitant en 2010. Une richesse phénoménale dont Hamad ben Khalifa al-Thani n'a pas souhaité être dépendent. Il a abdiqué en 2013 en faveur de son fils, lui laissant les rennes d'un Etat richissime et en pleine expansion. La Coupe du Monde de football 2022 en est le symbole délirant, le Qatar s'est engagé à construire des stades climatisés pour accueillir les rencontres sportives en plein désert, par 50°C.
Pour assumer ces engagements, la main d'?uvre étrangère est un bien précieux. Parmi les 85% d'expatriés, une grande partie sont des ouvriers népalais, indiens ou bangladais venus gagner leur vie dans le BTP. Ceux-là ne sont pas mieux traités que nos entrepreneurs français, loin de là. "Un nombre significatif de jeunes hommes en bonne santé meurt sur les chantiers", souligne Nicholas McGeehan, chercheur pour Human Rights Watch au Moyen Orient. En effet l'AFP révélait fin septembre que 44 ouvriers népalais étaient morts au Qatar entre le 4 juin et le 8 août derniers. Tous travaillaient sur les chantiers de la Coupe du Monde 2022. Pour le chercheur, "ils sont victimes des températures caniculaires, des horaires de travail". La société qatarie, très conservatrice, n'est pas encore prête à se réformer. "Un récent sondage a montré que 60% des nationaux veulent renforcer la Kafala".

Pierre Mathiot, directeur de Sciences Po Lilles, invité de France 3 aux côtés de Franck Berton analyse : "C'est un pays dont le développement, la richesse, le triomphe économique international est assis sur le travail et le surtravail des étrangers". Le pays s'occidentalise et investit à tour de bras, mais l'expérience de ces quatre familles françaises ne doit pas nous faire oublier "que le pays dans sa gestion de tous les jours est une monarchie autoritaire".

David Attié (www.lepetitjournal.com) Jeudi 10 octobre 2013

En savoir plus :

Le tableau de chasse impressionnant du Qatar en France (Les Echos - 21 juin 2013)

Au Qatar, ces travailleurs étrangers sous le joug des patrons (Libération - 28 août 2013)

Séquestré au Qatar , J.-P. Marongiu raconte en exclusivité son calvaire (Itélé - 27 août 2013)

Coupe du monde 2022 : des "esclaves" népalais morts au Qatar sur les chantiers (Le Monde - 26 septembre 2013)

logofbinter
Publié le 9 octobre 2013, mis à jour le 14 mai 2019