La récente nomination de Pap Ndiaye au poste de ministre de l’Éducation nationale a créé une déferlante de réactions frôlant la panique. Présenté comme le fer de lance du wokisme, l’historien a essuyé nombreuses insultes racistes et réactionnaires. L’occasion pour lepetitjournal.com de décortiquer la « Panique woke » avec Alex Mahoudeau qui signe un livre éponyme, publié en mai 2022 aux éditions Textuel.
Pensez vous que le wokisme, ou le wokistan existe ?
Cela dépend ce qu'on entend par « existe »... et ce qu'on entend par « wokisme » ! Les anti-wokes eux-mêmes ne sont pas d'accord sur ce point, vu que certains définissent le wokisme comme une idéologie qui viendrait des sciences sociales, d'autres comme une sorte de trouble mental qui viendrait d'une génération de jeunes qu'on aurait trop choyée (ce que tous les vieux pensent des jeunes à toute époque, semble-t-il...), et d'autres enfin un substitut de religion. C'est donc difficile de savoir de quoi on parle, et donc si cela existe. Des gens pensent-ils qu'il faille avancer en matière de lutte contre le racisme, de sexisme, d'égalité économique, etc., et que les bons sentiments ne suffisent pas sur le sujet ? Certainement. Mais ces gens ne partagent pas une idéologie commune qu'on pourrait appeler « le wokisme », et d'ailleurs se disputent beaucoup entre eux sur le contenu de leurs idées.
En réalité si le wokisme existe, c'est surtout comme épouvantail d'une certaine droite, qui s'en sert pour qualifier toutes ces personnes d'idéologues dangereux, de sectaires, de malades mentaux... bref de tout sauf d'adversaires politiques dignes du débat et du combat démocratique.
En voulant à tout prix interdire l'usage des formes inclusives, ce sont bien les anti-wokes qui décident de façon autoritaire d'un « politiquement correct » linguistique.
Quant au « Wokistan », c'est surtout une blague, personne ne croit que ça existe réellement : il s'agit pour les anti-wokes d'imaginer une société totalitaire où leurs adversaires auraient tout le pouvoir. Comme si les militants contemporains avaient l'envie, ou les moyens de créer un Etat totalitaire, et comme si toutes les idéologies ne seraient pas dangereuses si on leur donnait tout le pouvoir ! On voit d'ailleurs souvent des anti-wokes faire eux-mêmes ce qu'ils soupçonnent leurs ennemis de vouloir faire : on voit souvent des antiféministes par exemple réécrire eux-mêmes des Fables de La Fontaine en disant « Vous voyez, c'est ce que les féministes veulent faire ! ». Mais dans ce cas, pourquoi ne le font-elles elles-même pas ? En réalité, en voulant à tout prix interdire l'usage des formes inclusives, ce sont bien les anti-wokes qui décident de façon autoritaire d'un « politiquement correct » linguistique.
La panique woke est-elle simplement le symbole d'une fracture de générations ?
Certains travaux semblent aller dans ce sens : le politiste Vincent Tiberj et son équipe ont montré la façon dont il y avait un réel décrochage sur le plan des valeurs entre ce qu'il appelle la génération des « boomers » et les générations suivantes, qui sont plus progressistes sur de nombreux sujets. Il semblerait que l'idée selon laquelle les gens glissent à droite à mesure qu'ils vieillissent ne soit pas si vraie que ça. Cela étant, il faut reconnaître que le discours de la « guerre des générations » est très présent. Mais il l'est depuis longtemps ! Dans mon livre, je reviens sur plusieurs périodes durant lesquelles les conservateurs, puis néoconservateurs, puis néoréactionnaires, ont agité le spectre d'une jeunesse radicalisée sur les campus universitaires pour s'attaquer aux mouvements sociaux contemporains. En réalité, l'université est un espace que le mouvement conservateur craint et convoite depuis longtemps, et qu'il a appris à très bien diaboliser. Dans la dénonciation du « wokisme », on trouve surtout les traces de cette habitude.
Les anti-wokes semblent convaincus que leurs inquiétudes sont celles de la majeure partie de la population, ou devraient l'être.
La société française est-elle de plus en plus conservatrice et réactionnaire ?
Sur le plan du débat public et des médias, des politiques publiques, c'est difficile de penser le contraire : il y a eu un glissement à droite de l'univers de ce qui se dit ouvertement en politique très marqué, lié à ces mobilisations médiatiques que je décris, mais aussi à d'autres facteurs décrits par des chercheurs comme Tiberj et d'autres. Sur le plan des opinions, c'est très dur à savoir ! Les anti-wokes semblent convaincus que leurs inquiétudes sont celles de la majeure partie de la population, ou devraient l'être. Récemment, un ancien spin doctor du Parti Républicain états-unien était présenté comme annonçant que la division entre wokes et anti-wokes allait être la principale division au Royaume-Uni prochainement. Pourtant, quand on regardait les chiffres de sa propre enquête, cette division n'arrivait qu'en 7e position, après des clivages bien plus classiques, à commencer par la classe sociale.
Face à ce constat, le populisme de façade des anti-wokes, qui aiment pourtant se réclamer représentants des gens normaux et de la majorité silencieuse, a tendance à se fissurer : récemment, on a par exemple vu le sociologue canadien Mathieu Bock-Côté rager contre un débat public français qui aurait la mauvaise idée de se concentrer un peu trop sur le pouvoir d'achat au lieu de l'avenir de la civilisation, mise en danger d'après-lui par les étrangers, les féministes, et les wokistes de tout poil. Là encore, c'est dur de résister au fait de se demander si cela veut dire que le peuple est « mal-pensant » de son point de vue.
Pensez vous qu'il y ait eu une manipulation du concept de wokisme quant aux réactions à la nomination de Pap Ndiaye?
Cela semble évident. Pap Ndiaye a été présenté comme un ultra-radical, presque un révolutionnaire arrivant rue de Grenelle le couteau entre les dents. En réalité, il s'agit d'une personne qui a toujours assumé une position de modération, et qui travaille de longue date dans le cadre des institutions françaises, pour faire exactement ce que les anti-wokes disent qu'il faut faire : travailler au sein du système, de façon légaliste et républicaine, pour l'améliorer progressivement. Du reste, la feuille de route de Pap Ndiaye semble plutôt conservatrice par rapport à la personne qu'il remplace : les grandes réformes en matière d'éducation ont déjà été menées sous la houlette de Jean-Michel Blanquer, et le choix de garder son directeur de cabinet indique que sur ce point non plus il n'y aura a priori pas de changement de fond en comble de la politique menée, même s'il faudra attendre de voir ce ministre au travail pour le savoir définitivement.
Il n'est enfin pas possible d'ignorer le fait que ce genre de craintes émergent souvent quand une personne racisée accède à ce type de postes, ce qui peut laisser entendre des biais plus malveillants. En réalité, l'arrivée de Pap Ndiaye à ce ministère est surtout un désaveu pour la tendance, il faut bien l'admettre, qu'a eue Jean-Michel Blanquer à mettre ses propres obsessions identitaires sur le devant de la scène pendant que ses services ramaient : rentrer de ses congés à Ibiza pour se jeter dans un prétendu « colloque » sur le wokisme alors que la rentrée de janvier se passait dans le flou total a ainsi envoyé un message catastrophique, qui n'était malheureusement pour l'Education Nationale pas le premier du quinquennat.
Le wokisme vient-il réellement des Etats-Unis, est-ce une porte de sortie trop facile au débat en France ?
C'est amusant car plus tôt cette année un agitateur anti-woke états-unien, Charlie Kirk, affirmait qu'en réalité le wokisme était une importation... française ! Et en effet, depuis longtemps la droite états-unienne a accusé ce qu'on appelle la « French Theory » outre-Atlantique, les idées de Jacques Derrida, Michel Foucault, Pierre Bourdieu, etc., d'être la racine de tous les problèmes, même si avant cela, ils avaient les mêmes atermoiements concernant d'autres intellectuels. En réalité les idées que les anti-wokes appellent « wokisme » ne viennent ni des Etats-Unis, ni de France, ni du Brésil, d'Allemagne, de Pologne ou d'ailleurs : elles existent dans un échange permanent, contradictoire, et complexe d'idées dans le cadre du débat académique et intellectuel normal.
Il faut ne rien comprendre à la façon dont marche le monde des idées pour croire que les mondes scientifiques états-unien et français existaient en vase close jusqu'à ce que quelques personnes décident d'importer les études de genre ou la sociologie de la race en France. Et le meilleur exemple de ça, ce sont bien nos anti-wokes, qui s'appuient beaucoup sur des livres qu'ils importent des Etats-Unis, et qui se sont eux-mêmes nourris de réflexions en France, en Grande-Bretagne, et ailleurs. L'idée qu'il y aurait une « tradition française » et une « tradition états-unienne » radicalement différentes l'une de l'autre est absurde.
La panique woke est surtout une panique des élites intellectuelles, des gens qui peuvent être invités sur les plateaux de télévision, ont l'oreille des ministres, (...) ou ont leur mot à dire dans les pages des journaux.
Le wokisme inquiète-t-il réellement les Français ?
Il y en a probablement qui s'inquiètent de choses qui sont décrites avec ce mot, quoiqu'il semble au vu des résultats de la campagne présidentielle que se présenter comme le grand candidat anti-woke ne porte pas nécessairement ses fruits sur le plan du scrutin. Je ne sais pas si beaucoup de gens, au moment d'entrer dans l'isoloir, se demandent si tel ou tel candidat a bien dénoncé les dérives potentielles de l'emploi de la notion d'appropriation culturelle dans les journaux étudiants de l'Université d'Oberlin avant de décider s'il faut ou non voter pour lui, et je n'en ai pas l'impression.
Les quelques enquêtes d'opinion (toujours à prendre avec des pincettes, car les sondages sont un outil très peu sérieux sur ce type de sujets) montrent qu'à peu près 8 personnes sur 100, en France, en 2021, avaient à la fois entendu parler de l'expression « wokisme » et pensaient pouvoir la définir. En réalité, si le wokisme existe dans le débat public, c'est avant tout à travers le récit victimaire qui est fait en permanence sur des chaînes qui ne fixent de toute façon pas leur programmation en fonction de ce qui intéresse réellement les gens ou non. Bien sûr, si tout le monde éteignait sa télévision en même temps dès que le sujet émerge, il serait peut-être moins abordé, mais les médias ne fixent pas leurs sujets de façon démocratique pour autant.
Ce que l'on voit, c'est que la panique woke est surtout une panique des élites intellectuelles, des gens qui peuvent être invités sur les plateaux de télévision, ont l'oreille des ministres, obtiennent des contrats d'édition pour écrire des essais commentant la vie publique, ou ont leur mot à dire dans les pages des journaux.