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Elizabeth Antebi, une singularité plurielle

Elizabeth AntebiElizabeth Antebi
Écrit par Raphaëlle Choël
Publié le 25 février 2021, mis à jour le 1 mars 2021

Du haut de sa jeunesse de septuagénaire à l’énergie rare, Elizabeth conjugue les passions du théâtre, de l’histoire, de la littérature, du latin et du grec, de l’évolution du monde et des genres. Artiste plurielle et ô combien riche, Elizabeth n’en reste pas moins d’une singularité déroutante. Une femme à l’esprit vif et curieux que l’on croise et qui marque forcément, une femme dont on ressent immédiatement la liberté, une liberté rafraîchissante animée de mille projets. Une plume que certains auront peut-être aussi aperçue dans nos éditions allemandes. Quand rencontre rime avec inspiration…

 

Historienne, professeur de latin-grec, auteur, comédienne, comment aimez-vous vous présenter ?

Pour utiliser le jargon de l’Education Nationale, comme une « apprenante ». Un amateur au sens propre du mot. J’ai toujours été fascinée par les rapports de pouvoir, l’emprise comme on dit aujourd’hui, mais aussi par l’origine des choses : quand on la connait on peut parfois contrer la manipulation. Le lycée Molière à Paris a été pour moi un creuset des curiosités, l’éveil d’un esprit critique – et j’en remercie mes professeurs -, un brassage des enfants de tout milieu juste après la guerre, avec ses tabous et ses non-dits. J’ai découvert avec bonheur ce qu’on qualifie du très beau mot d’Humanités, les langues et cultures grecques et latines, le stoïcisme, l’épicurisme. J’ai toujours aussi été un peu théâtreuse, d’où cette inscription, parallèlement à la khâgne, au Cours Dullin et cette année où, dans une troupe dirigée par Louis Guillou, j’ai joué Georges Dandin au théâtre de Saint-Brieuc.

Ma vie a été un peu l’illustration du « Allons bon ! Pourquoi pas ? » : mon premier livre m’a fait connaître le grand Pierre Schaeffer que j’avais interviewé sur Gurdjieff, et entraînée vers la télévision – présentatrice un temps assez court de l’émission « Post-Scriptum » de Michel Polac, réalisatrice au Service de la Recherche à l’ORTF de Schaeffer, reporter avec Jean-François Chauvel.

Puis j’ai écrit quelques livres, travaillé pendant dix ans comme vulgarisatrice des sciences et des techniques avec deux coffeetable books sur « La Grande Epopée de l’Electronique » et « Biotechnologies : le Génie de la Vie » traduits en anglais, allemand, hollandais (avec préface du Prince Klaus), japonais.

J’ai remarqué que tous les dix ans, si j’ose dire, je change de crèmerie. Au tournant de l’an 2000, je me suis initiée à quelques langages électroniques, ai passé un doctorat de sciences religieuses à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes sur l’histoire de la Palestine ottomane, ai ouvert une librairie à Bécherel non loin de Rennes. Là-bas, j’ai lancé un Festival Européen Latin Grec qui a ensuite été invité à Nantes, Luxembourg, Paris, Lyon. Puis je suis partie vivre en Allemagne une dizaine d’années, où, en effet, j’ai enseigné le latin au lycée français de Düsseldorf et monté un atelier théâtre puis un cabaret franco-allemand.

Rentrée à Paris, j’ai écrit et joué un Seule en Scène « Aïe Tech, une époque épatante », qui a réuni mes deux amours, la vulgarisation scientifique et le théâtre ; je souhaite bien le monter à nouveau après l’épisode Covid. Et je viens de publier un petit conte philosophico-humoristique, « La Chatte à Puces au Village des Livres » aux éditions Maia.

Alors pour me définir, c’est un peu compliqué. Aux autres de le faire …

Elizabeth Antebi

 

Parlez-nous un peu de votre enfance…

Je suis une enfant de l’assimilation, mot merveilleux qui relève du langage physiologique, puisqu’il implique de se faire digérer, de ne pas se faire vomir par le corps social. Contrairement au mot d’intégration né dans les années 1980, mot venu du langage mathématique et des intégrales. Ma mère était née à Budapest d’une famille austro-hongroise. Mon père né à Paris en 1900, d’une famille qui venait de l’Empire Ottoman par son père, de Lorraine par sa mère. Président de l’UNEF, puis de l’UNEP (Union Nationale des Etudiants de Paris) dans les années 20 et 30, il est parti pour Londres, rejoindre le général de Gaulle, est entré dans la S.A.S., a sauté sur la Bretagne dans la nuit du 5 au 6 juin. Saga familiale donc s’il en est. J’ai été élevée comme une fille unique, un peu solitaire, trouvant réconfort et émerveillement dans les études qui me sont toujours apparues comme une porte ouverte sur la liberté. Au fond, à travers mes enquêtes, mes voyages, mes recherches, je n’ai jamais cessé d’apprendre pour pouvoir transmettre.

 

Vous avez écrit plusieurs ouvrages : y-a-t-il un fil conducteur ? comment piochez-vous les thèmes et la façon de les traiter ?

Je pense de plus en plus que le fil conducteur est caché dans l’inconscient et que, comme dit l’autre, quelque chose en nous écrit. J’aime assez dévoiler ce que je ne comprends pas. Mon premier livre, « Ave Lucifer » était contemporain de l’assassinat de la femme de Polanski par Charles Manson à l’époque où j’étais beaucoup aux Etats-Unis. Je m’interrogeais sur les mobiles obscurs des sectes et des religions, avec le concours du Père Gesland, exorciste de Paris, du rabbin Josy Eisenberg et du recteur de la Mosquée de Paris Si Hamza Boubakeur. Tous, des esprits éclairés, nuancés. J’interrogeais aussi Louis Armand et quelques grands patrons de l’époque sur les technologies naissantes et leur mythologie. Avec « Les Filles de Madame Claude », c’était sous un certain angle les coulisses de la France de Giscard et l’emprise d’une femme sur d’autres. Avec « Droit d’Asiles en Union Soviétique », préfacé par Ionesco, c’était la tentation de traiter de fous ceux qui vous contredisent. Avec « L’homme du Sérail », c’était répondre à la question « Comment tout cela est-il arrivé dans une région-clé du Proche-Orient (entre 1873 et 1919) » ? Mes films télé, c’était un peu la même chose, en particulier le plus cher à mon cœur « Les Evadés du Futur » avec six écrivains de science-fiction dont Asimov et Philip K Dick. Ou le portrait d’Alan Watts, ex-prêtre anglican devenu philosophe zen, qui retraçait l’esprit des enfants-fleurs (flower children) de Californie.

 

Quelle est votre "actu"?

Je viens de sortir un petit conte philosophico-humoristique, intitulé « La Chatte à Puces au Village des Livres » aux éditions Maïa. Puces électroniques bien sûr. L’histoire d’un chat qui pour sa 9ème et dernière vie veut devenir chat d’écrivain et tombe dans un village de bouquinistes. Son cœur balance entre la belle Mimitzi et Chipsie qui se révèle la créature du Transféliniste – avatar pour félins des transhumanistes. Elle vit dans un monde de Chatbots, de Chats (au sens de conversations), de Chagrammes, et attrape un virus que ne manquera pas de guérir la chatte Deux-Points-Zéro. Une parabole légère et, j’espère, drôle des temps que nous vivons. Avec des dessins de Jean-Marie Nadaud, qui a travaillé à Fluide Glacial et Pilote : aujourd’hui disparu, il revit aujourd’hui à travers les dessins qu’il m’avait envoyé jadis dans un courrier. « L’inspiration c’est la mémoire » écrivait Dostoievski.

 

 

Vous avez 75 ans et un esprit de trentenaire, sous quel œil voyez-vous la jeunesse d'aujourd'hui ?

Je la trouve comme toutes les jeunesses avec ses promesses et ses gâchis. Ou plutôt les gâchis de leurs parents et grands-parents, d’une société qui, au nom de slogans fumeux comme « Jouir sans entrave », « Sous les pavés la plage », « Interdit d’interdire » et tous les No limit, a bradé l’éducation, la transmission, la mémoire – que ne remplaceront jamais les jolis nuages (clouds) de données (data). Pour avoir travaillé avec de jeunes informaticiens, de jeunes acteurs, etc., je peux dire qu’il y a là une réserve d’énergie et de création prodigieuse. Il est simplement urgent de leur donner dans ce monde nouveau où ils sont bombardés en rafales de réseaux et d’images, de tweets de 280 signes et de TikTok qui font tic-tac en moins d’une minute ou de snapchats qui perpétuent l’éphémère et l’ultra-rapide, bref tout ce qui s’oppose à la pensée, le sens des distances et de l’esprit critique, du temps de la réflexion. « Les miroirs feraient bien de réfléchir avant de renvoyer les images » disait Cocteau.

 

Et celle de demain ?

L’idée que les Djeuns sont une espèce séparée des « Aînés » comme on dit stupidement à la place des plus vieux, est délétère. Surtout depuis qu’on emploie le mot « les jeunes » pour désigner les voyous. Celle de demain vivra dans un monde de puces, de clones, de drones, de ciseaux Crispr pour modifier le code ADN. A nous de faire que l’humanité reste humaine. A l’école, je suis pour qu’on apprenne très tôt d’un côté la programmation, de l’autre … les langues et cultures grecques et latines, fondement de notre pensée occidentale, celle qui a donné naissance à l’induction, à la déduction, c’est-à-dire aux sciences qui ont permis la technologie de pointe. Et la révolution que nous visons aujourd’hui. Nous avons diablement besoin de la philosophie qui va avec. L’âme ou la puce, l’âme ou le gène rebidouillé, telle sera la question.

 

Auriez-vous un conseil à prodiguer pour bien vivre avec notre temps ?

Précisément vivre avec notre temps et non pas avoir peur en permanence. Vivre est un risque.

 

Votre plus grande fierté ?

Ma fille.

 

Votre défi au quotidien ?

Ecrire !

 

De quoi sera fait demain, avez-vous un rêve ?

Quand j’étais petite, je rêvais de devenir vieille. Je pensais qu’ainsi on cesserait de me demander ce que j’aimerais faire plus tard, que j’aurais quelques réponses à mes questions et quelques questions nouvelles à résoudre. Maintenant que ce souhait commence à s’exaucer, mon rêve est de vivre chaque heure de chaque jour avec le plus de gaité, de joie, d’enrichissement possibles. Je remercie le ciel d’avoir pu vivre tant d’expériences, de rencontres souvent inespérées. Mon rêve ? Me débarrasser peut-être de tout ce qui nous alourdit, nous empêche de créer, de … rêver. Transmettre. Mourir en paix. Rire encore un peu.