Document administratif essentiel, le sievphov krousar consacre presque toujours les hommes comme chefs de famille. Une réforme visant la double chefferie pourrait mieux refléter la réalité des foyers cambodgiens et renforcer l’égalité.


Au Cambodge, un petit livret bleu régit discrètement presque toutes les grandes étapes de la vie d’un foyer. Le sievphov krousar, ou « livret de famille », constitue la preuve officielle de qui appartient à un ménage, qui le dirige et qui peut agir en son nom.
Mynea Yi est chercheuse associée junior au sein du Future Forum, un groupe de réflexion en politiques publiques basé à Phnom Penh. Cet article a été rédigé dans le cadre du programme « Inclusive Policy Fellowship » du Future Forum, soutenu par le gouvernement australien à travers le projet Ponlok Chomnes II : Data and Dialogue for Development in Cambodia, mis en œuvre par la Asia Foundation.
Selon elle, Il est indispensable pour obtenir un certificat de naissance, un acte de mariage ou un jugement de divorce. Il conditionne également l’accès à de nombreux droits : inscription des enfants à l’école, soins de santé, aides sociales du programme IDPoor, ou encore demande de titre foncier.
En somme, ce document relie chaque foyer à ses droits légaux. Mais il dissimule aussi un biais silencieux : il ne reconnaît qu’une seule personne comme chef de famille – et dans 85 % des cas, il s’agit d’un homme.
Cette inégalité n’est pas un simple détail administratif. Elle reflète une organisation patriarcale où le père est présumé diriger et la mère suivre. Ce système, à la fois légal et symbolique, marginalise les femmes, même lorsqu’elles partagent ou assurent seules les responsabilités économiques du foyer.
Une solution simple constituerait une première étape vers une réforme plus large : autoriser la double chefferie. Cette modification mineure en apparence pourrait renforcer à la fois l’égalité de genre et la sécurité des familles.
Le pouvoir au sein du foyer
Parce que le livret de famille se trouve au cœur du système d’état civil et de protection sociale cambodgien, la personne désignée comme chef de famille détient un pouvoir considérable.
Elle devient le représentant officiel du ménage auprès des autorités, signe tous les documents importants et prend les décisions majeures. Le message est clair : le patriarche, de droit, détient la voix finale du foyer.
Cette centralisation du pouvoir soulève une question plus profonde : quelle place les femmes occupent-elles réellement dans les décisions familiales ?
Selon un rapport des Nations Unies sur les disparités de genre au Cambodge, la plupart des femmes ont une influence modérée sur l’usage de leurs revenus, même si elles participent à « la majorité des décisions » domestiques.
Le rapport note aussi qu’elles conservent un droit de regard sur leur propre santé, mais disposent d’un contrôle limité sur d’autres aspects, comme les visites à leur famille d’origine. Peu de données attestent que leur voix soit pleinement intégrée aux décisions légales du foyer — un déséquilibre que le système de chefferie unique tend à perpétuer.
Un système dépassé dans un pays en mutation
Bien que le modèle patrilinéaire traditionnel n’ait jamais été inscrit dans la loi, il continue de structurer les pratiques administratives, sans correspondre à la réalité des ménages d’aujourd’hui.
Dans de nombreuses familles, ce sont les femmes qui assurent la direction quotidienne du foyer.
Dans les zones rurales notamment, les hommes partent souvent travailler en Thaïlande ou dans d’autres provinces, laissant à leurs épouses la gestion des cultures, des finances, des enfants et des démarches administratives.
Le ministère du Travail et de la Formation professionnelle estime qu’en 2024, plus de 1,2 million de travailleurs cambodgiens se trouvaient en Thaïlande, majoritairement des hommes. Ce phénomène de migration économique a profondément transformé les équilibres familiaux.
Après les affrontements meurtriers à la frontière en juillet 2025, près de 900 000 travailleurs sont rentrés au pays, bouleversant encore davantage ces dynamiques.
Dans de nombreux cas, les femmes sont devenues les principales pourvoyeuses de revenus, sans que leur rôle décisionnel soit pour autant reconnu. Les disparités persistantes dans le contrôle des ressources montrent que, même lorsqu’elles soutiennent économiquement leur foyer, leur autorité reste souvent secondaire.
Les veuves et mères célibataires en sont la preuve la plus visible.
À Kampong Thom, une femme devenue cheffe de famille après le décès de son mari en 2020 a dû subvenir seule aux besoins de sa fille et de son petit-fils.
À Kampong Chhnang, une autre veuve, vivant de la vannerie pour 60 cents par jour après un accident de la route fatal à son mari, a vu ses fils quitter l’école pour travailler.
Ces femmes, bien qu’elles assument l’ensemble des responsabilités domestiques, rencontrent des obstacles administratifs majeurs lorsqu’elles ne figurent pas comme chefs de famille dans le livret : difficultés d’accès aux services sociaux, retards dans l’inscription scolaire ou dans la gestion des biens.
Le refus de reconnaître officiellement leur rôle découle souvent de normes sociales tenaces, qui continuent de les reléguer à une position secondaire.
Pour une réforme à l’image des réalités
Autoriser les deux parents à être inscrits comme co-chefs de famille permettrait de mieux refléter la diversité des foyers cambodgiens.
Cette réforme n’imposerait pas la double inscription, mais offrirait aux couples le choix de partager la responsabilité légale et décisionnelle.
Une étude de la International Society of Environmental and Rural Development souligne la participation croissante des femmes à l’économie domestique, notamment dans les campagnes où elles dirigent des commerces ou exploitations agricoles.
Pour que ce changement voie le jour, le ministère de l’Intérieur devrait adapter sa réglementation et le système national d’identification afin de reconnaître deux titulaires.
Cette évolution rendrait le dispositif plus conforme à la réalité du pays, où travail et soins sont souvent assumés conjointement. Elle renforcerait aussi la résilience des familles lors de crises économiques ou personnelles.
Des recherches publiées dans la revue Global Public Health montrent que la présence accrue de femmes parmi les responsables communautaires améliore la nutrition et l’éducation des enfants, les mères ayant tendance à investir davantage dans le bien-être familial.
Reconnaître officiellement les femmes comme co-responsables du foyer, c’est reconnaître leur contribution économique et sociale essentielle.
Selon le PNUD, lorsque les femmes disposent d’un meilleur accès aux ressources économiques et d’un pouvoir accru de décision, les bénéfices s’étendent à toute la communauté.
Ainsi, la révision du livret de famille pour permettre la double chefferie ne constituerait pas une simple formalité administrative : elle enverrait un signal fort d’équité et de respect, conforme aux engagements internationaux du Cambodge, notamment la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW).
Ce que les familles savent déjà — que la responsabilité se partage — la loi gagnerait à le reconnaître.
Avec l’aimable autorisation de Cambodianess, qui a permis la traduction de cet article et ainsi de le rendre accessible au lectorat francophone
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