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Le protectorat français du Cambodge 1863–1953 : aperçu historique

De 1863 à 1953, le Cambodge vit sous protectorat français. Entre modernisation limitée, domination coloniale et résistances nationalistes, cette période façonne durablement l’État cambodgien.

Le protectorat français du Cambodge 1863–1953 - aperçu historiqueLe protectorat français du Cambodge 1863–1953 - aperçu historique
Le roi Sisowath 1911
Écrit par Pascal Médeville
Publié le 28 décembre 2025

Le protectorat français du Cambodge constitue une période charnière de l’histoire du pays, s’étendant de 1863 à 1953. Durant ces quatre-vingt-dix années, le Cambodge est intégré à l’ensemble colonial français en Asie du Sud-Est, devenant une composante de l’Indochine française. Si le protectorat offre au Cambodge une certaine protection face aux puissances voisines et au désordre interne, il soumet également le peuple khmer à une domination et à des ingérences étrangères. Cet article explore le contexte historique, les transformations politiques et administratives, les impacts culturels, les évolutions économiques, les mouvements de résistance et l’accession finale à l’indépendance sous la domination coloniale française.

Contexte historique : le Cambodge au XIXᵉ siècle

Au milieu du XIXᵉ siècle, le Cambodge est un royaume affaibli, pris dans l’étau géopolitique du Siam (l’actuelle Thaïlande) et du Vietnam. Jadis puissant durant la période angkorienne (du IXᵉ au XVᵉ siècle), le pays a fortement décliné en raison de conflits internes, d’invasions étrangères et de pertes territoriales. Au début du XIXᵉ siècle, le Cambodge se trouve sous l’influence, voire la domination alternée, du Siam et du Vietnam.

Le roi Norodom, monté sur le trône en 1860, hérite d’un royaume fragile. Afin de préserver la souveraineté cambodgienne et de résister aux empiètements de ses puissants voisins, il cherche un appui extérieur. En 1863, le roi Norodom signe un traité avec la France, plaçant le Cambodge sous protection française. Ce traité garantit l’intégrité territoriale du royaume, mais fait du Cambodge, dans les faits, un protectorat français.

Mise en place du protectorat (1863–1884)

L’accord initial de 1863 reste limité dans sa portée. La France s’engage à protéger le Cambodge contre les menaces extérieures, tandis que le royaume conserve son autonomie interne. Cependant, au fil des décennies suivantes, la France renforce progressivement son contrôle sur les affaires cambodgiennes. En 1884, sous la pression et alors qu’une canonnière française est ancrée devant la capitale royale d’Oudong, le roi Norodom est contraint de signer un nouveau traité accordant aux Français des pouvoirs administratifs étendus, notamment sur la collecte des impôts, les douanes, les travaux publics et les relations étrangères.

Cette transition ne se fait pas sans heurts. Fonctionnaires cambodgiens, moines bouddhistes et paysans s’opposent à l’ingérence française. Une importante rébellion antifrançaise éclate en 1885–1886, menée par le prince Si Votha, demi-frère du roi. Bien que réprimée, cette insurrection témoigne d’un mécontentement largement partagé face à la domination coloniale.

Intégration à l’Indochine française (1887–1954)

En 1887, la France crée l’Union indochinoise, qui regroupe le Vietnam (divisé en Tonkin, Annam et Cochinchine), le Laos et le Cambodge. Si le Vietnam constitue le centre administratif et économique de la fédération, le Cambodge est souvent traité comme une province périphérique. Les administrateurs français, appelés résidents, détiennent un pouvoir considérable, tandis que le roi cambodgien n’exerce plus qu’un rôle cérémoniel.

La politique coloniale française en Indochine repose sur un système bureaucratique centralisé dominé par des fonctionnaires français. Les élites khmères traditionnelles, y compris des membres de la famille royale, sont marginalisées ou intégrées à l’administration coloniale. La France met en œuvre une politique de gouvernement indirect, maintenant la monarchie et certaines institutions locales, tout en contrôlant l’ensemble des décisions majeures.

Développement économique et infrastructures

Sous l’administration française, le Cambodge connaît une modernisation limitée, notamment en matière d’infrastructures. Les Français construisent routes, ponts, voies ferrées — reliant notamment Phnom Penh à Battambang et à Saïgon —, ports fluviaux et bâtiments publics. Phnom Penh se transforme progressivement, passant d’une modeste ville fluviale à une capitale coloniale dotée d’architectures européennes, de larges boulevards et d’un plan administratif structuré.

Sur le plan économique, la France se concentre sur l’exploitation des ressources naturelles du Cambodge, en particulier le caoutchouc, le bois et le riz. Des entreprises françaises acquièrent de vastes concessions pour des plantations d’hévéas, souvent au détriment des paysans khmers. Les profits sont majoritairement rapatriés vers la France ou réinvestis dans les intérêts économiques français en Indochine, avec peu de retombées pour la population locale.

L’économie coloniale instaure ainsi une structure duale : un secteur urbain dominé par les Français, bénéficiant de l’éducation et de la richesse, et un vaste monde rural où vit la majorité des Cambodgiens dans la pauvreté. Bien que de nouvelles cultures et techniques agricoles soient introduites, peu d’efforts sont faits pour favoriser l’autosuffisance économique ou le développement industriel du pays.

Impacts sociaux et culturels

Le colonialisme français a des effets profonds sur la société et la culture cambodgiennes. La langue, la culture et les valeurs françaises sont promues à travers l’école et la presse. Le lycée Sisowath de Phnom Penh, fondé en 1935, devient un centre d’enseignement à la française, formant une petite élite maîtrisant le français et exposée aux idées occidentales. Toutefois, la majorité de la population demeure analphabète et sans accès à une éducation formelle.

Parallèlement, les Français jouent un rôle majeur dans la préservation du patrimoine culturel cambodgien. L’École française d’Extrême-Orient (EFEO) entreprend, au début du XXᵉ siècle, des études systématiques sur l’histoire et l’architecture khmères. Des chercheurs comme Étienne Aymonier et Henri Marchal mènent des travaux de documentation et de restauration des temples d’Angkor, aboutissant à la redécouverte d’Angkor Wat et d’Angkor Thom. Si ces initiatives sont en partie motivées par la fierté coloniale, elles posent néanmoins les bases de l’archéologie khmère moderne et de la préservation du patrimoine.

Le bouddhisme, religion dominante au Cambodge, est à la fois soutenu et encadré par les autorités coloniales. Le gouvernement français institutionnalise le sangha (la communauté monastique) afin d’en garantir la loyauté et de limiter son potentiel de résistance. Les moines doivent s’enregistrer auprès de l’État et certaines activités politiques leur sont interdites.

Nationalisme et résistance

Malgré la répression coloniale, les idées nationalistes commencent à émerger au Cambodge au début du XXᵉ siècle. Influencés par les évolutions du Vietnam voisin et par les mouvements anticoloniaux mondiaux, des intellectuels et des moines khmers remettent en cause l’autorité française. Journaux et revues, rédigés en français ou en khmer, deviennent des tribunes pour exprimer le mécontentement et réclamer des réformes.

L’un des premiers mouvements nationalistes est le groupe Nagaravatta, fondé dans les années 1930 par Son Ngoc Thanh et d’autres intellectuels cambodgiens. Il prône la réforme du bouddhisme, la fierté nationale et la rupture avec la domination coloniale. Durant la Seconde Guerre mondiale, lorsque le Japon occupe l’Indochine (1941–1945), les nationalistes cambodgiens y voient une opportunité d’affirmer l’indépendance.

En mars 1945, avec le soutien japonais, le roi Norodom Sihanouk proclame l’indépendance du Cambodge. Son Ngoc Thanh devient ministre des Affaires étrangères, puis Premier ministre. Cette indépendance est toutefois de courte durée : après la défaite du Japon, la France reprend rapidement le contrôle, et Son Ngoc Thanh est arrêté puis exilé.

L’après-guerre est marqué par un renouveau du nationalisme cambodgien. Le Parti démocrate, fondé en 1946, réclame l’indépendance totale et des réformes démocratiques. Dirigé par des figures comme Ieu Koeus et le prince Sisowath Yuthevong, il bénéficie d’un large soutien populaire et remporte les premières élections en 1947. La monarchie, soutenue par la France, demeure cependant une force conservatrice.

La marche vers l’indépendance (1945–1953)

À la fin des années 1940, le mouvement anticolonial s’amplifie à l’échelle mondiale. La France fait face à une résistance croissante au Vietnam, qui débouche sur la guerre d’Indochine (1946–1954). Les dirigeants cambodgiens accentuent alors leurs revendications indépendantistes. Norodom Sihanouk, initialement perçu comme un monarque docile, s’impose progressivement comme un acteur central de cette lutte.

En 1952, il dissout l’Assemblée nationale, prend le contrôle total du gouvernement et lance une vaste campagne diplomatique connue sous le nom de « croisade royale pour l’indépendance ». Il se rend en France, aux États-Unis et dans d’autres pays afin d’obtenir un soutien international.

Ces efforts aboutissent : le 9 novembre 1953, la France accorde officiellement au Cambodge son indépendance totale. La transition se déroule relativement pacifiquement, en comparaison avec le Vietnam ou l’Algérie, illustrant l’efficacité de la diplomatie de Sihanouk et l’évolution du contexte international.

Héritage du protectorat français

Le protectorat français laisse au Cambodge un héritage contrasté. D’un côté, il préserve la monarchie, garantit l’intégrité territoriale et introduit certains éléments de modernisation, tels que des infrastructures, des institutions juridiques et un système éducatif. Il contribue également à la connaissance et à la restauration du site d’Angkor.

De l’autre, la domination française marginalise les Khmers du pouvoir politique et économique, exploite les ressources naturelles et creuse de profondes inégalités. Le système éducatif colonial ne bénéficie qu’à une élite restreinte, tandis que la majorité de la population reste pauvre et peu instruite. Les tentatives de réformes politiques sont souvent réprimées, et les mouvements nationalistes contenus jusqu’à la fin de la période coloniale.

L’un des héritages les plus durables du protectorat est sans doute l’émergence de Norodom Sihanouk comme figure centrale de l’histoire cambodgienne moderne. Son rôle dans le mouvement pour l’indépendance façonne les premières années du Cambodge postcolonial et prépare le terrain aux bouleversements politiques ultérieurs.

Le protectorat français du Cambodge est ainsi une période déterminante, qui façonne en profondeur le paysage politique, social et culturel du pays. S’il apporte certaines formes de modernisation et contribue à préserver des éléments de l’identité khmère, il impose également une domination étrangère et engendre des inégalités durables. La fin du protectorat en 1953 ouvre une nouvelle ère pour le Cambodge, mais les défis hérités de l’expérience coloniale — sous-développement économique, domination des élites et instabilité politique — continuent de peser sur le pays pendant des décennies. Comprendre ce passé colonial est essentiel pour saisir les complexités de l’histoire cambodgienne contemporaine.

 

Cet article a été publié précédemment sur wondersofcambodia.com que nous vous invitons à consulter. Il regorge d'informations sur tous les aspects du Cambodge.

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