Justine Scholle est responsable de programmes terrain en agriculture et nutrition, au Gret, une ONG française dont nous détaillerons l’action dans un article ultérieur. Elle nous livre ici son analyse sur la nécessité de maintenir ce qu’elle appelle une agriculture à taille humaine au Cambodge
Les petites exploitations familiales représentent encore 90% des fermes à travers le monde et produisaient en 2019, 80% de la nourriture mondiale, en termes de valeur.
Les grandes exploitations reposent sur des variétés à haut rendement en monocultures, qui ne produisent beaucoup qu’avec l’utilisation de fortes doses d’engrais, désherbants et pesticides chimiques et une importante mécanisation. C’est le modèle promu par la Révolution Verte, née de l'ère industrielle. Grâce à ces progrès, les rendements ont pu atteindre des niveaux jamais vus auparavant, mais à quel coût et dans quelles conditions ? Ce modèle nous montre des limites aujourd’hui.
Le cercle vicieux de la « Révolution verte »
En effet, il appauvrit les sols de par la compaction due au passage des lourdes machines agricoles, la diminution de la fertilité et la destruction de la vie du sol. Il détruit aussi la biodiversité environnante à cause de l’utilisation des pesticides mais également de son habitat et rend les agriculteurs dépendants d’intrants extérieurs extrêmement coûteux, notamment en semences hybrides qu’ils ne peuvent reproduire et réutiliser d’une année sur l’autre, comme cela se faisait auparavant. On observe donc généralement à moyen terme une tendance à la baisse des rendements, ou à leur maintien au prix de l’application de quantités croissantes d’intrants chimiques. La crise de fertilité est donc bien présente, mais elle est en partie masquée.
Des agriculteurs fragilisés
Dans des écosystèmes appauvris et lorsque les conditions climatiques et de marché sont instables, les solutions de la Révolution Verte tendent à fragiliser fortement les agriculteurs. Bien souvent, les écosystèmes dégradés [JS1] ne permettent plus aux techniques de la Révolution Verte de leur apporter une réponse satisfaisante. L’accroissement des rendements ne compense pas l’augmentation des coûts de production. Le risque est très élevé pour les agriculteurs. En cas de pertes de rendements liées à des sécheresses, inondations, attaques de maladies ou ravageurs, ou de marché (chute de prix), ils se trouvent dans l’impossibilité de couvrir les coûts de production. Ils peuvent alors avoir des difficultés à rembourser leurs crédits réalisés en début de campagne agricole pour l’achat des intrants et/ou payer de la main d’œuvre ou des services de machinerie et ils doivent emprunter pour faire face à leurs besoins de trésorerie.
Notons également que les pratiques issues de la Révolution Verte contribuent à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre via la fabrication et le transport des engrais azotés, pesticides, etc.
Les conditions climatiques du Cambodge déréglées
Ces systèmes fragilisés sont rendus très sensibles aux évènements climatiques extrêmes. Or, au Cambodge comme dans de nombreux autres pays, le changement climatique en cours et ses effets sont de plus en plus perceptibles : accroissement de la variabilité des précipitations d’une année sur l’autre, dérèglement du cycle des saisons, augmentation de la fréquence d'événements extrêmes (sécheresse, fortes précipitations entraînant inondations et phénomènes d’érosion, fortes températures), attaques de parasites et maladies, etc.
Les conditions climatiques et écologiques deviennent beaucoup plus imprévisibles et les agriculteurs ne sont alors plus en mesure de prédire le meilleur moment pour semer ou récolter et font face à de nouveaux fléaux qu’ils ne savent combattre. Cette situation augmente la vulnérabilité des agriculteurs et plus spécialement des plus pauvres d’entre eux qui ne peuvent se permettre de perdre leur récolte. Concrètement, l’an dernier, cela s’est traduit dans certaines régions du Cambodge par un manque de pluies au moment du semis du riz, et donc un mauvais début de saison agricole, puis trop de pluies au moment de la récolte, ce qui peut également l’endommager et entraîner des pertes importantes.
La réduction de la vulnérabilité des agriculteurs au changement climatique et à ses effets implique de renforcer leur capacité d’adaptation, en particulier à travers des systèmes de production agricole plus résilients (autonomes, diversifiés, intégrés).
Le poids de la déforestation au Cambodge
De plus, il est important de souligner que la déforestation liée à l’agriculture contribue pour environ 11 % au réchauffement climatique mondial. Depuis 1990, la majeure partie de la déforestation dans les régions tropicales est liée au développement de grandes exploitations et plantations capitalistes (huile de palme, élevage, soja, etc.). Et ceci est particulièrement vrai au Cambodge, qui a perdu 29% de sa forêt primaire entre 2000 et 2005, ce qui en fait un des taux de déforestation les plus rapides au monde ! Hévéas, noix de cajou, bambou, huile de palme, manioc, les grandes plantations au Cambodge sont de plus en plus nombreuses.
Le soutien à l’agriculture paysanne constitue un enjeu important pour lutter contre la déforestation. D’une part, il convient de protéger les familles paysannes contre les déplacements liés aux accaparements de terres et à l’expansion de l’agriculture capitaliste. D’autre part, il est nécessaire de les accompagner pour qu’elles développent des systèmes agricoles rémunérateurs et stables, afin de limiter le recours à de nouveaux déboisements. L’agriculture peut également contribuer à lutter contre le changement climatique en stockant du carbone sous forme de matière organique, tant au niveau du sol que des plantes.
Assurer la sécurité alimentaire
Enfin, la sécurité alimentaire et nutritionnelle des populations paysannes des régions tropicales humides dépend généralement de leur capacité à produire des aliments en quantités suffisantes, équilibrés du point de vue nutritionnel, et sains (absence d’agents pathogènes et de produits toxiques). Or, c’est au sein des populations rurales que l’on trouve les taux d’insécurité alimentaire et de malnutrition les plus élevés. Compte tenu des caractéristiques du marché mondial (forte volatilité des prix), la sécurité alimentaire de long terme des populations des zones tropicales humides dépend largement de la capacité des pays et des régions concernées à produire leur propre alimentation, en vue de nourrir les populations rurales et urbaines. Or, le taux de dépendance par rapport aux importations alimentaires de nombreux pays tend à s’accroître. L’accroissement de la production agricole de manière durable constitue par conséquent un enjeu important pour la sécurité alimentaire des pays des régions tropicales humides.
Il apparaît donc important de promouvoir des systèmes de production agricoles plus durables, afin de restaurer les écosystèmes dégradés, contribuer à la lutte contre le changement climatique, améliorer et stabiliser les niveaux de production, la sécurité alimentaire et nutritionnelle et les revenus des populations. Pour cela, les exploitations familiales ont un rôle prépondérant à jouer.
Justine Scholle