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L’alimentation dans le Cambodgien ancien

Recherches sur les Cambodgiens est un ouvrage fondamental de George Groslier. Dans ce livre, le fameux khmérologue étudie de très nombreux aspects de l’ancien Cambodge. Il consacre notamment le Chapitre XIV à l’alimentation. Pascal Médeville reproduis ci-dessous ce chapitre, en y ajoutant quelques remarques qui, je l’espère, ne seront pas inutiles.

Cochon mis à cuire en entier (Photographie - Pascal Médeville)Cochon mis à cuire en entier (Photographie - Pascal Médeville)
Photo Pascal Médeville
Écrit par Pascal Médeville
Publié le 12 juin 2024, mis à jour le 16 juin 2024

Nous allons clore la première partie de ces recherches par des notes de second ordre, mais qu’il n’est pas inutile de consigner pour compléter le tableau de la vie sociale et économique du Khmer ancien.

L’alimentation d’un peuple varie peu. Le Khmer fut de tout temps le cultivateur d’une terre riche et le pêcheur heureux de lacs et de fleuves qui, véritables et inépuisables viviers, constituent encore la richesse du pays. Zhou Daguan insiste souvent sur la facilité extrême de la vie sur les rives du Mékong. Des disettes qui surviennent de temps à autre à notre époque ne suffisent pas à assombrir le tableau.

Les bas-reliefs disent leur mot sur cette question. On y rencontre souvent un chasseur à l’arbalète poursuivant le gibier dans les hautes futaies (Bayon, face S.). L’un d’eux, pour approcher plus aisément sa proie, a recours à un stratagème et s’est posé sur la tête une ramure de cerf (id.). Nous avons vu une biche transportée par deux individus, un porc conduit en laisse lors d’un déplacement d’armée et un autre mis à cuire en entier à l’occasion d’une réjouissance publique, au Bayon face S, portion O.

Cochon mis à cuire en entier Photographie : Pascal Médeville
Cochon mis à cuire en entier Photographie : Pascal Médeville

Toutefois le Khmer, maintenant du moins, est trop indolent et ne saurait passer pour être un grand chasseur. Il profite des occasions sans les rechercher beaucoup. Et il préfère le poisson au gibier. Comme le Chinois et à son exemple, sa viande de boucherie préférée est le porc.

Sous l’éventaire de la marchande du Bayon (fig. 6) on voit une tortue. Une autre est transportée dans le même temple, face Est. C’était et c’est encore un mets recherché et Zhou Daguan l’a remarqué. Écoutons-le, il va encore nous documenter sur la question culinaire.

               « Les gens montent les bœufs vivants, mais morts ils ne les mangent pas. Ils attendent qu’ils pourrissent pour cette raison que ces animaux ont dépensé leurs forces au service de l’homme 1.  Jadis il n’y avait pas d’oies, depuis peu ils ont cette espèce, grâce à des marins qui l’ont rapportée de Chine2. 

oie Temple bayon
Photo Pascal Médeville

 

Parmi les poissons et tortues, c’est la carpe noire qui est la plus abondante. Il y a aussi nombre de poissons de mer de toute espèce. » Ce dernier renseignement est très exact. Le poisson de mer remonte le Mékong. Jusqu’à Stung-Treng on pêche des soles, des maquereaux, de la raie et, dans le grand lac, du requin3. Sur les bas-reliefs nous avons observé plusieurs scènes de pêche à l’aide de nasses, carrelets et éperviers. Les Cambodgiens ne mangent pas les grenouilles. Tortues et iguanes sont gros comme un ho-ich’ou (?), même les tortues à lieou-tsang (7) se mangent. Les crevettes de Tch’anan pèsent une livre et plus. » (Kompong Chhnang ? On trouve en effet à cet endroit de ces crustacés qui atteignent la grosseur d’une langouste.) « Les pattes des tortues de Tehen-p’ou (?) ont jusqu’à 8 e9 pouces. Il y a des crocodiles gros comme des navires. Leur ventre est très croustillant5

 

Poisson et crocodile du Bayon

 

Dans le grand lac on peut recueillir bivalves et céphalopodes. On ne voit pas de crabes. Je pense qu’il y en a mais que les gens ne les mangent pas. » Zhou Daguan a eu effet mal vu, il y en a dans le fleuve et dans les rizières et le Khmer en est friand. « Ce sont ensuite des bambous s’étendant sur des centaines de li. Les tiges de ces bambous ont des épines et le goûde leurs pousses est très amer. » Une scène de Bantéai Chhma illustre mot à mot ce passage. Dans une forêt de bambou, sur le bord d’un cours d’eau, un homme coupe des pousses avec une hache.

 

Au cours de son énumération, Zhou Daguan note : « le poivre6,les oignons, la moutarde, les poireaux, aubergines, pastèques, citrouilles. Ils ont des courges, dès les premiers mois de l’année. Les plants de courge durent plusieurs années. Il y a aussi beaucoup de plantes comestibles aquatiques. Ils ont : le grenadier, la canne à sucre, les fleurs et racines de lotus, le taro (?), la pèche (?), la banane. Le letchi et l’orange sont de même forme (que ceux de Chine) mais acides » [305]. Toute cette liste est exacte. Elle sera complétée lorsque, tentant de pénétrer dans la vie des temples, nous collationnerons les donations de denrées présentées aux monastères et aux sacrifices.

               Vers le VIIe siècle et selon les Chinois, il entrait dans la nourriture des Khmers beaucoup de beurre, lait caillé, sucre en poudre, de riz et aussi de millet « dont ils font des pains ou gâteaux qui se mangent trempés dans du jus de viande au commencement des repas » [306]. Les inscriptions confirment ces renseignements. L’orge, le riz el le sésame entrent en grande quantité dans les sacrifices védiques [307].

S’il est évident qu’une grande consommation de laitage, sous toutes ses formes, était faite durant la période classique, il est non moins évident que le Khmer moderne en a une invincible répugnance7. D’autre part, la vache indigène est très mauvaise laitière el ne donne pas un litre de lait par jour. Une modification profonde a donc eu lieu en ce qui concerne le laitage, car la chèvre est maintenant quasi inconnue du Cambodgien. Zhou Daguan a pourtant remarqué dans le cortège du souverain des « voitures trainées par des chèvres » [308]. L’inscription de Sdok Kak Thom à laquelle nous avons souvent emprunté donne au temple « 500 vaches à bosse avec leurs veaux ». S’il n’y a pas d’exagération, voilà évidemment de quoi faire du beurre.

Avec le brahmanisme, ses prêtres et ses collèges a donc disparu l’usage du laitage dans la nourriture, usage qui ne parait pas avoir été très répandu dans les masses indigènes. Une seule fois, à Bantéai Chhma une vache au pis gonflé cst représentée sur le bas-relief, conduite à la corde, caparaçonnée d’une housse, elle fait partie du défilé, derrière un orchestre et devant le linga transporté sur le pavois (fig. 66, B).

« Au Cambodge, pas d’entraves à la préparation du sel. À Tchen-p’ou (peut-être vers Baria, en Cochinchine) Pa-kien (Bac-Lieu : Aymonier) et autres lieux du bord de la mer, on l’évapore par cuisson8. Dans les montagnes, on trouve un autre minéral dont la saveur l’emporte sur celle du sel, on peut le tailler et en faire des objets » [309] Aymonier voit dans cet autre minéral le marbre des montagnes de Pursat [310]. Or ce marbre n’a aucune saveur. Je préfère voir le sel gemme qu’on trouve dans les montagnes de Bassac et d’Oubon au Laos [311].

La nourriture contemporaine est très influencée par le goût siamois, aussi devons-nous assister aux festins de l’ambassade de 607 où fut servi du riz teinté de couleurs : jaune, blanc, violet9, rouge. Au Cambodge, le riz est jaune lorsqu’on y mêle du safran et rouge de certaines sauces de carry. Le violet est inconnu. Sont mentionnés viande de mouton (?) (inconnue au Cambodge), bœuf, porc, poissons, encore les tortues et les crustacés.

Indépendamment des coupes, tasses, assiettes et vaisseaux qui firent l’objet de notre chapitre XI, Zhou Daguan nous donne certains détails du repas qui sont absolument exacts : « Pour servir le riz, ils emploient des assiettes chinoises de terre ou de cuivre. Pour la sauce, ils se servent de feuilles d’arbres dont ils font une petite tasse qui, bien que pleine de jus, n’en laisse pas couler. Ils font aussi avec des feuilles de kiao de petites cuillers pour puiser le jus ou le porter à la bouche ; quand ils ont fini, ils les jettent. Ils ont aussi, à côté d’eux, un bol d’étain ou de terre plein d’eau pour y tremper leurs mains, car ils n’emploient que leurs doigts pour prendre le riz » [312].10

               Pour nous donner une idée des boissons, l’abondance des textes nous plongera dans l’indécision et, si nous avions soif nous-mêmes, nous laisserait altérés dans l’embarras où nous serions de pouvoir préciser notre choix.

Un arbre à vin, ressemblant au grenadier, apparait avant la fin du v° siècle dans le Founan Ki de Tchou Tehe. L’historien des Leang, un siècle après, complète le renseignement : « On recueille le suc de ses fleurs et on le met dans une jarre, au bout de plusieurs jours, il se transforme en vin » [313].

À la même époque, au Siam, on boit un vin au goût très agréable fait avec de la canne à sucre et racines de courge violette. Ce vin est jaune, tirant sur le rouge, saveur parfumée. Le lait de coco fournit un autre vin (mission de Gol).

Enfin au XIIIe siècle, Zhou Daguan précise à sa façon : « Ils ont quatre sortes de vins. Le premier est appelé par les Chinois vin de miel : ils emploient un ferment et composent ce vin d’une moitié de miel et d’une moitié d’eau. Le second est nommé par les Cambodgiens p’eng-ya-sseu, ils le font avec les feuilles d’un arbre. P’eng-ya-sseu est le nom des feuilles d’un arbre (?). Le troisième est fait de riz cru ou de restes de riz cuit. Ils l’appellent pao-leng-kio. Pao-leng-kio, c’est le riz. La dernière espèce est le vin de sucre, t’ang-kien-tsieou : on le fait avec du sucre de canne. De plus, quand on pénètre dans le fleuve et qu’on suit la rivière, on a du vin de suc de kiao. Il y a une sorte de kiao qui pousse au bord de l’eau. On peut en faire fermenter le suc» [314].

Il est probable que le kiao de Zhou Daguan est le chak ou palmier d’eau,11 car il le mentionne plusieurs fois au cours de sa relation de voyage pour spécifier qu’avec les feuilles de cet arbre on fait aussi des roofs de pirogues et des toitures de maisons, ce qui est exact. Mais le palmier d’eau ne pousse qu’en Cochinchine d’où ses feuilles cousues ensemble pour les couvertures : sleuk chanlah, sont importées 12. La sorte de kiao qui, d’après Zhou Daguan, donne un suc dont on fait le vin ne peut être que le palmier à sucre, qui, jeune ressemble un peu au palmier d’eau et donne ce qu’on appelle le vin de palme, bien connu des Khmers : sra thnot.13 Aucune trace maintenant de l’arbre qui ressemble au grenadier, pas plus que le p’eng-ya-sseu de Zhou Daguan. Quant au vin de riz sra ânghâ,14 un peu tombé en désuétude au Cambodge, il reste au contraire très en honneur au pays moï. Il se fait de la façon suivante : on mêle à du riz de bonne qualité cuit et séché à l’air, un peu de farine de riz, une espèce de gingembre (peut-être les racines violettes du vin siamois), de l’écorce d’arbre à goût de réglisse. On pile le tout que l’on mélange à de la balle de paddy, on laisse fermenter et on ajoute de l’eau au moment de boire [315]. Ce vin se boit à l’aide d’un chalumeau. Or, souvenons-nous qu’à plusieurs reprises, nous vîmes sur les bas-reliefs des personnages boire ainsi. Je n’en ai trouvé depuis nulle trace au Cambodge.

Quoi qu’il en soit, il est indéniable qu’à défaut de renseignement précis sur les vins et alcools aimés des Khmers classiques, nous en constatons les effets dans une scène extrêmement curieuse de Bantéai Chhma, face Ouest. Il s’y déroule une grande réjouissance populaire. Parmi la foule qui se masse autour du palais, on distingue des femmes et des vieillards appuyés sur une canne. Des objets indistincts sont attachés à une certaine hauteur et il faut aller les chercher en grimpant à des cordes. Le peuple se précipite. Des personnages montent, d’autres redescendent et boivent à longs traits à des gourdes. Une femme titube, sans doute possible, et une compagne la tient par le bras. Et je n’ose pas croire qu’un pandit a roulé à terre pour la même cause et que ses collègues soignent en lui frictionnant la poitrine ! À côté, des sacs sont pris dans un magasin où ils sont entassés et leur contenu est jeté à la foule.

Enfin nous achèverons ce chapitre avec Zhou Daguan : « Les gens ne savent pas faire le vinaigre : quand ils désirent rendre un liquide acide, ils se servent de feuilles de l’arbre hien-p’ing. Si l’arbre bourgeonne, on emploie les bourgeons ; s’il est en graine on emploie les graines » [316]. Je crois reconnaître dans le nom chinoisé, le Khmer âmpil, tamarin, dont les gousses sont en effet acides et corsent toute la cuisine cambodgienne.15 


Notes :

1 On m’a expliqué pour la même raison la répugnance de nombreux Taïwanais à manger du bœuf. Les Khmers d’aujourd’hui consomment du bœuf sans problème.

3 On ne trouve plus aujourd’hui de requins dans les eaux du Tonle Sap.

4 查南 chá’nán : la province de Kampong Chhnang, appelée aujourd’hui en chinois 磅清扬 bàngqīngyáng. Les grosses crevettes qu’évoque G. Groslier sont les demoiselles du Mékong (បង្កង bângkâng), qui ont aujourd’hui complètement disparu de la région de Kampong Chnnang en raison de la surpêche. Les demoiselles du Mékong se trouvent encore à Takeo.

5 De nombreux restaurants proposent des plats de crocodile aux touristes. Mais au Cambodge, le crocodile est surtout élevé pour sa peau.

6 On voit donc que le poivre était connu au Cambodge dès l’époque de Zhou Daguan. Mais il ne s’agit pas du poivre de Kampot ; ce sont les Chinois qui, à l’époque de Mạc Cửu (fin du XVIIe siècle), implantèrent la culture du poivre dans la région de l’actuelle Kampot ainsi que sur l’île de Phu Quoc.

7 Cela a bien changé. Aujourd’hui, de nombreux Khmers sont désormais de laitages (lait frais ou pasteurisé, yahourts…), mais ont encore du mal avec les fromages français les plus goûteux.

8 La région de Kep et de Kampot est bien connue pour ses marais salants.

9 Le riz violet peut être obtenu à l’aide de jus de feuilles de Vaccinium bracteatum (en khmer ត្រនែង, en chinois 南烛 nánzhú), qui se trouve au Cambodge. Mais il est vrai que je n’ai jamais vu de riz violet au Cambodge. Ci-dessous, un bol de riz « noir » cuisiné par votre serviteur en Chine : (Photographie : Pascal Médeville)


10 Certains Cambodgiens se servent encore parfois de leur main droite pour se saisir du riz blanc qui se trouve dans leur assiette.

11 ដើមចាក palmier nipa, Nipa fruticans

12 En réalité, le palmier nipa pousse dans plusieurs endroits au Cambodge, notamment à Kampot.

13 Aujourd’hui, le mot ស្រាត្នោត​ désigne plutôt l’alcool distillé fabriqué à partir de la sève du palmier à sucre. L’alcool fermenté obtenu à partir de cette même sève est appelé ទឹកត្នោតជូរ ​(teuk tnaot chu), littéralement « jus acide de palmier à sucre ».

14 ស្រាអង្ករ : Groslier veut très certainement parler du ស្រាបឺត sra beut, fabriqué de la manière décrite, qui se boit à la paille chez certaines minorités du Ratana Kiri et du Mondul Kiri.

15 Ang Choulean, dans son ouvrage Cuisine rurale d’Angkor, explique bien l’utilisation du tamarin comme agent acide dans la cuisine cambodgienne rurale, et signale l’absence de vinaigre dans les cuisines villageoises. La saveur acide peut être apportée par de nombreux autres végétaux cambodgiens. Le vinaigre de riz chinois employé au Cambodge est appelé « sauce de soja acide » (ទឹកស៊ីអ៊ីវជូរ teuk si’iv chu).

 

Cet article a été publié précédemment Sinogastronomie que nous vous invitons à consulter. Il regorge d'informations succulentes sur le Cambodge

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