Vous êtes-vous déjà arrêtés devant une belle demeure en vous disant, dommage qu’elle tombe en ruine? Un groupe de jeunes amoureux de Bucarest ont décidé de prendre les choses en main. A travers leur association A.R.C.E.N, ils ont lancé «Catalog Bucuresti», un projet qui représentera le premier inventaire de tous les bâtiments construits dans les zones historiques de la Capitale. S’étendant sur 3 ans, ce projet ambitieux mené par des volontaires, des architectes, des historiens et des urbanistes, passera au peigne fin les 98 zones protégées de la capitale. A l'origine du projet, l’absence d’une base de données centralisée concernant l’état des bâtiments dans ces zones historiques. LePetitJournal s’est entretenu avec Maria Pascu, une des représentantes de l’association, pour nous parler de ce patrimoine urbain laissé à l'abandon.
Grégory Rateau: Quelles sont les zones historiques de Bucarest que vous avez déjà inventoriées et quels sont les principaux problèmes constatés jusqu’à présent ?
Maria Pascu: Jusqu’à aujourd’hui, notre inventaire comporte les zones protégées de Ioanid, Icoanei, Pitar Moș, Dorobanți, Țesătoria Mecanică, Edilitatea, Louis Blanc, Hristo Botev, Caimatei, Calea Moșilor, Mântuleasa, Brătianu, Colței et Batiștei. Pour l’instant, il nous manque encore des statistiques, mais il est bien évident que, dans la plupart des cas, la situation est assez grave, étant donné que dans aucune de ces zones, les normes réglementaires de zone protégée n’ont pas été respectées. Il existe un peu partout un nombre considérable de bâtiments historiques en état de dégradation avancée. De plus, nous avons constaté plusieurs interventions non conformes à ces règlements comme les raccordements sur les façades, les climatiseurs, le remplacement de la menuiserie d'origine par des menuiseries en PVC et aussi un nouveau phénomène - l’isolation avec du polystyrène. Ensuite, en ce qui concerne les nouveaux bâtiments qui ont été construits dans ces zones, les non-conformités les plus rencontrées sont le non respect de la limite de hauteur admissible et l’utilisation de matériaux et de couleurs inappropriés qui mutilent l’identité du tissu historique de la région.
D’un point de vue architectural, quelles sont les caractéristiques des zones historiques de Bucarest par rapport à d’autres capitales européennes?
D’abord, les zones historiques ou les zones protégées de Bucarest sont assez variées. Dans notre démarche, nous avons surtout voulu inventorier plusieurs typologies de tissu historique. Ce qui est spécifique à Bucarest et moins répandu dans les autres capitales européennes, c'est la présence de ce tissu traditionnel, qui s’est développé de façon organique. Il se compose d’anciennes «mahalale», devenues aujourd’hui des espaces centraux de Bucarest comme Gradina Icoanei, Pitar Mos, Mantuleasa, mais aussi d'anciennes routes commerciales qui ont modelé le développement de la ville dans le temps et qui restent aujourd’hui des artères centrales de la ville, dont certaines sont dans un état déplorable, comme Calea Moșilor, Calea Călărașilor ou Calea Griviței. Ce que Bucarest a de plus précieux c’est justement ce croisement de différentes architectures, la disposition des lots, les cours et les jardins. Le paysage urbain tissé au fil du temps, voilà le véritable patrimoine de Bucarest. Il y a des zones qui ne possèdent pas de monuments architecturaux importants, mais le paysage culturel dans son ensemble a de la valeur et doit être protégé. Or cela représente aussi une vulnérabilité car peu de personnes comprennent l’idée du paysage culturel, c’est un terme presque jamais utilisé dans notre législation, ou pas assez.
Ne croyez-vous pas justement qu’on perd un énorme potentiel économique dans le cas de certaines régions historiques complètement laissées à l’abandon, comme Calea Moșilor par exemple?
Bien évidement. Calea Moșilor assurait la continuité naturelle du Vieux Centre, avant le découpage opéré par le boulevard Brătianu. Dans le cas d’une restauration, cette rue pourrait facilement devenir une rue commerciale et piétonne et on n’aurait plus besoin de tout exporter vers les centres commerciaux. De plus, près de la moitié des bâtiments de la zone Calea Moşilor ont aussi une fonction de services et de commerce. Malheureusement, personne ne mesure les pertes économiques dues à l’abandon et à l’indifférence. Il y a des centaines d’espaces commerciaux abandonnés au rez-de-chaussée des bâtiments se trouvant dans les zones historiques. La situation est assez grave. Du point de vue économique, des zones entières du centre ville sont mortes, parce qu'elles sont sur le point de s’effondre.
Y-a-t-il encore des artisans, un savoir-faire, pour rénover les façades de certains vieux bâtiments ?
Il y a encore des spécialistes, pas en grand nombre, mais le problème principal est que beaucoup des restaurations ne se font pas avec une volonté de précision et de qualité, donc ce ne sont pas vraiment les professionnels qui manquent dans ces cas. Beaucoup de restaurations sont faites juste pour «faire joli» ou masquer des problèmes plus graves de structure.
Vous parliez dans de précédentes interviews d'interventions qui ont plutôt dégradé certains bâtiments historiques. Pouvez-vous nous en dire plus?
Les restaurations de façades endommagent le plus la valeur des bâtiments. Le problème le plus fréquent est l’isolation thermique avec du polystyrène. Cette méthode, étant moins chère et de mauvaise qualité, se dégrade rapidement dans le temps, de plus, elle affecte l’harmonie architecturale, rendant les murs trop épais, effaçant les contours et masquant les problèmes. Et bien sur, il y a beaucoup de «restaurations» qui se font sans professionnels, avec des matériaux pas chers et qui ne correspondent pas. Beaucoup s’interrogent s’il ne serait pas mieux de laisser les bâtiments en l’état plutôt que de les défigurer? Il est difficile de répondre, mais là où ces interventions deviennent irréversibles, il est clair qu’il aurait mieux fallu ne pas en faire.
N’y-a-t-il pas un problème de désinformation concernant les bâtiments des zones protégées ? On a l’impression que les propriétaires ont peur de toucher à quoi que ce soit.
Il s’agit plutôt d’un manque total d’information. Il y a beaucoup de propriétaires qui ne savent pas qu’ils se trouvent dans unes zone protégée et alors, ils entreprennent des modifications selon leur bon gré. D’après ce que j’ai compris, pas mal d’agences immobilières cachent elles aussi ce « petit » détail. De plus il n’y a pas vraiment de débat dans l’espace public à ce sujet. Nous espérons, à travers notre projet « Catalog București», sensibiliser le plus de monde à ce sujet et attirer l’attention sur l’existence de certaines normes dans ces zones dont il faudrait prendre en compte même si certaines sont mal pensées. L’enjeu serait que tout le monde sache qu’il existe 98 zones protégées à Bucarest avec 98 règlements à respecter et ensuite d’initier une amélioration de ces normes, car certaines mériteraient d'être redéfinies et renforcées.
En cas de tremblement de terre, combien Bucarest perdrait de son patrimoine architectural et culturel ?
Nous aimerions arriver à une estimation précise, or ce qui est inquiétant c’est que celle-ci n’existe tout simplement pas, et surement que cela sera encore plus inquiétant le jour où cette estimation verra le jour. Ce qu’on peut néanmoins dire c’est que ces 98 zone protégées de la ville représentent à peu près 14% du tissu construit de Bucarest. Ces zones abritent environ 14 500 bâtiments, dont la plupart très anciens, entre la deuxième moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. Dans la liste des bâtiments ayant bénéficié d’une expertise sismique, publiée sur le site de la mairie de la capitale, il n’y a que 3 000 bâtiments sur tout Bucarest. Ainsi, actuellement, nous ne savons rien sur l’état réel des bâtiments à risque sismique. Nous habitons une ville minée, dans laquelle à tout moment un désastre peut se déclencher.
Essayez-vous d’impliquer la communauté, les habitants dans votre projet? Si oui, avez-vous remarqué un changement dans le degré d’implication des citoyens dans ces projets de valorification du patrimoine?
Au printemps prochain, nous recommencerons à donner une série de conférences et de débats sur la base des données collectées, adressées spécialement aux communautés de chaque zone. Les conférences auront en premier lieu le rôle d’informer, mais nous voulons aussi rapprocher les habitants des spécialistes et des solutions qu’ils proposent concernant les restaurations et les interventions envisageables. Dans le futur, sur la plateforme interactive Catalog Bucuresti, nous voulons intégrer des instruments de crowdsourcing et de sondage, à travers lesquels nous pourrons recueillir des données urbaines avec l’aide des citoyens. Cette plateforme leur permettra aussi de signaler d’éventuelles irrégularités ou de proposer des projets urbains.
Depuis qu’on a commencé à discuter du patrimoine construit dans le cadre des tours guidés A.R.C.E.N, nous croyons que notre public est devenu très conscient de ces problèmes. Plusieurs fois nous avons reçu des informations de la part du public quand certaines irrégularités apparaissaient et nous les avons rendues publiques.
Selon vous, quel rapport entretiennent les Bucarestois à leur ville? On a l’impression que c’est une ville qu’on aime détester.
Je pense que la plupart des Bucarestois ont pris l’habitude d’être passifs et ils sentent qu’il n’y a plus de possibilités d’intervenir ou de changer la façon dont la ville existe ou est planifiée. Ce qui n’est pas faux: des débats organisés par l’administration publique à ce sujet sont presque inexistants. Mais cela ne doit pas pousser les gens à être indifférents, surtout que les problèmes de Bucarest peuvent être résolus, des solutions ont déjà été trouvées et testées avec succès dans d’autres villes du monde, et en général, la planification urbaine est extrêmement développée d’un point de vue théorique, mais aussi pratique. Il faudrait plutôt qu’on réussisse à retourner les mécanismes de décisions en notre faveur, celle des habitants.