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Jérémy Vercken nous parle de Vatra Luminoasa, modèle de la cité-jardin

 Jérémy Vercken Bucarest Jérémy Vercken Bucarest
Écrit par Sarah Taher & Grégory Rateau
Publié le 6 septembre 2021, mis à jour le 6 septembre 2021

Suite à l'exposition "Vatra Luminoasa, le modèle des cités-jardins à Bucarest", qui a eu lieu à l'Institut Culturel Roumain de Paris, notre rédaction est allée à la rencontre du jeune architecte Jérémy Vercken de Vreuschmen, commissaire de cette exposition entièrement dédiée à l'histoire et l’architecture du quartier Vatra Luminoasa. Jérémy n’est autre que l’arrière-petit-fils de Ioan Hanciu, un des architectes de ce quartier construit dans les années 30 sur le modèle des cités-jardins. En digne successeur de son arrière-grand-père, Jérémy compte valoriser ce patrimoine en espérant qu’il soit plus protégé à l’avenir par les autorités locales.

 

 

Ici, les journées étaient alors rythmées par le son des animaux errants et des vendeurs ambulants qui achetaient des bouteilles en verre ou du métal. Je n’avais alors pas le sentiment d’être en ville, caché sous cette vigne vierge et luxuriante... 

 

 

Votre grand-mère, fille de l'architecte roumain Ioan Hanciu, a fui la Roumanie dans les années 60. Plus tard, à l’âge de 12 ans, vous arrivez en Roumanie pour la première fois et vous découvrez la ville de Bucarest. Quelles impressions vous avait-elle laissé ?

Bucarest a été pour moi un vrai choc esthétique. Une sorte de chaos architectural. J’ai mis beaucoup de temps avant de pouvoir comprendre ce qui me plaisait dans cette ville et de poser les mots sur cette capitale bouillonnante, riche, éclectique, monumentale. À l’époque, je passais la plupart de mon temps dans la maison familiale de mon arrière-grand-père, Ioan Hanciu, à Vatra Luminoasa, quartier qu’il a co-conçu entre les années 1933 et 1949. C’est un écrin de verdure niché entre le boulevard Mihai Bravu et le Stade National. Ici, les journées étaient alors rythmées par le son des animaux errants et des vendeurs ambulants qui achetaient des bouteilles en verre ou du métal. Je n’avais alors pas le sentiment d’être en ville, caché sous cette vigne vierge et luxuriante. J’avais l’impression d’être hors du temps et ce lieu permettait de s’extraire du dynamisme effréné des alentours.  

 

Bucarest est pour moi un lieu des possibles, en perpétuel changement et ouvert sur l’Europe.

 

Quelles seraient selon vous les spécificités architecturales de Bucarest par rapport à d’autres capitales européennes ?

Bucarest est une ville qui s’est transformée peut-être plus tardivement que d’autres villes européennes comme Paris, Vienne ou Rome. Quand, à Paris, le baron Haussmann engage les grands travaux de modernisation de la capitale de 1853 à 1870, Bucarest change de visage bien plus tardivement. Surtout pendant le régime communiste et les grands travaux de Nicolae Ceausescu, qui ont donné naissance à ces immeubles-écrans et à des grands projets nationaux. Néanmoins, on peut toujours découvrir un patrimoine riche de maisons construites dans des styles très différents, depuis l'architecture néo-roumaine jusqu'à l’art déco en passant par le mouvement moderne. J’ai été d'ailleurs surpris par la dernière publication Oraş Art Deco / Bucharest – Art Deco City [1] qui m'a fait découvrir le foisonnement d’édifices art déco à Bucarest, dont certains extrêmement bien restaurés. On peut également trouver des trésors du patrimoine bucarestois, comme les nombreuses églises et monastères, capturés par exemple par le photographe roumain installé à Berlin, Anton Roland Laub avec Mobil Churches[2]. Bucarest est pour moi un lieu des possibles, en perpétuel changement et ouvert sur l’Europe.

 


Revenons au quartier Vatra Luminoasa, construit en partie sur le modèle des cités-jardins. En quoi pourrait-il être aujourd'hui une source d’inspiration pour nous ? 

Le quartier Vatra Luminoasa est un exemple du rapport des constructions aux espaces verts et aux jardins individuels. Si l’on compare avec les autres grandes capitales, ce quartier de logements ouvriers composés de près de cinq-cents maisons jumelées, permet aux habitants de disposer de 43 m2 d’espaces verts par habitant contre 14,4 m2 à Paris et 45 m2 à Londres. Cela en fait un des quartiers les plus verts d’Europe ! Et la densité est forte car on peut compter 17 000 habitants par km2 contre 20 745 habitants par km2 à Paris, l’une des villes les plus denses au monde. Construire des maisons individuelles avec un jardin n’est donc pas impossible dans la ville de demain. De plus, ces maisons offraient un confort nouveau pour l’époque: l’eau courante, l’électricité, la salle de bain, etc. Chaque maison avait entre 90 et 120 m2 habitables, et 50 % de la surface en plus était destinée aux services : buanderie, cellier, stockage pour le bois et les légumes, chambre pour la domestique, etc. Dans les appartements, la buanderie était même commune pour pouvoir économiser de l’espace. En quelques mots, la qualité des matériaux utilisés, la bonne orientation des logements et les espaces extérieurs en ont fait un exemple de réussite.
 

 

Les maisons et autres espaces du quartier Vatra Luminoasa sont d’une grande valeur patrimoniale. Est-ce qu’il existe actuellement un cadre législatif qui permet de les protéger ? 

En effet, le quartier Vatra Luminoasa est une zone protégée. Cette dernière s’étend du boulevard Iancului à la rue Maior Ion Coravu et comprend non seulement l’opération construite entre les années 1933 et 1949, mais également les lotissements Iancului et Victor Manu édifiés entre 1929 et 1949, des maisons de Horia Creanga, le chef de file du mouvement moderne, et les appartements soviétiques construits dans les années 50 sur le modèle du « cvartal », c’est-à-dire un carré d’habitations encerclant un large espace vert. Cet ensemble construit, ces espaces verts sont protégés, ce qui implique de respecter les préconisations du plan local d’urbanisme. Mais, malheureusement, ce n’est que trop rarement le cas, en raison du manque d’information de la part de la population, et des autorités publiques délivrant les permis de construire. Des discussions sont à l’ordre du jour avec la Municipalité de Bucarest et l’Institut National du Patrimoine pour classer ce quartier ou certaines maisons sur la liste des Monuments Historiques dans le but de les protéger contre toutes détériorations futures.

 

 

Justement, essayez-vous d’impliquer la communauté, les habitants, du quartier Vatra Luminoasa dans votre projet ?

C'est l’association Studio Zona qui a initié le projet et, en 2019, Andrei Razvan Voinea et Irina Calota sont allés à la rencontre des habitants. Ils ont notamment souligné la richesse historique de ce quartier où de nombreuses personnalités politiques ont vécu, notamment Ion Flueraș, Ilie Moscovici de la famille de Pierre Moscovici ou encore Ioan Hudiță. Des brochures ont été publiées ainsi qu’un dernier ouvrage, en dehors du catalogue de l’exposition qui a eu lieu à l’Institut roumain de Paris, retraçant notamment ces échanges avec les habitants. J’ai aussi réalisé des visites du quartier et de la maison historique de Ioan Hanciu pendant l’été 2021. Je suis également avec attention l’actualité du quartier et lorsque l’ancienne maire a validé un projet immobilier de sept étages sur l’ancien site de l’usine Zefirul à Vatra Luminoasa, j’ai alerté les décideurs locaux pour stopper ce projet qui aurait nui à l’intégrité du site. 

 

 

Selon vous, quel rapport entretiennent les Bucarestois avec leur ville ? Est-ce que vous trouvez qu’ils sont impliqués en ce qui concerne la valorisation de leur patrimoine ? 

Les nombreuses personnes que j’ai eu la chance de rencontrer sont particulièrement investies sur la question patrimoniale à Bucarest. La question dépasse le cercle des architectes et des professionnels du monde de la construction et implique tous les amoureux de la ville. L’émergence d’une société civile forte permet également de changer les choses. C’est la raison pour laquelle le monde associatif a tout intérêt à être appuyé par la puissance publique. La France, qui fait un travail remarquable via l’Institut Français au niveau de la diffusion de la culture, a également la possibilité de proposer davantage de coopérations scientifiques et une expertise technique sur le patrimoine où nous avons une réelle connaissance à apporter à nos homologues roumains. 

 

L’architecte doit donc être ce généraliste au service des habitants, des collectivités, et inscrire son action dans cette notion d’intérêt général.

 

Quels seraient les enjeux majeurs pour les architectes d’aujourd'hui ?

Pour un architecte d’aujourd’hui, il faut étendre son champ d’action et diversifier ses missions. De l’analyse urbaine à la revitalisation des centres-bourgs, de la construction d’édifices neufs à la restauration ou à la réhabilitation d’édifices. En Allemagne, les missions sont plus diversifiées et les agences gagnent en importance. Ne laissons pas des missions échapper à d’autres intervenants qui ne sont pas garants de la qualité architecturale, urbaine et paysagère. Notre mission est en France d’intérêt public par la loi de 1977 sur l’Architecture rappelons-le. L’architecte doit donc être ce généraliste au service des habitants, des collectivités, et inscrire son action dans cette notion d’intérêt général.

En France, la majorité des agences sont constituées d’un seul salarié, à la différence des États-Unis ou du Royaume-Uni. Les agences gagneraient à se regrouper dans des structures plus importantes et diversifiées avec d’autres compétences comme c’est parfois le cas. L’architecte d’aujourd’hui doit, à mon sens, promouvoir plus fortement la qualité architecturale dans la presse, ce qui est d’ailleurs un devoir. Enfin, les enjeux environnementaux doivent être la condition sine qua non d'un projet réussi, en dépassant le curseur quantitatif de l'efficacité énergétique d'un bâtiment.

 

 

Est-ce que vous trouvez que la pandémie a changé le rapport des gens à leur habitation, à la ville en général ?

Il est peut-être un peu tôt pour le dire et avoir le recul nécessaire pour analyser ce phénomène. Mais, en effet, les médias ont relayé un départ des villes vers les campagnes, de Paris vers les villes moyennes, mais je pense qu'il faut relativiser pour le moment. Paris et la métropole du Grand Paris représentent toujours le centre économique français et une part importante du PIB. L’épidémie a peut-être mis à mal le modèle dans lequel nous vivions dans les villes, et les problèmes comme la cherté du logement, la difficulté d’accéder aux transports, etc. C’est pour cela que le rôle de l’architecte a toute sa place dans nos sociétés pour défendre notamment la qualité des logements et leur taille et il est absurde de ne pas les convier à la table des négociations. Dans le prochain plan de relance, français et européen, les architectes ont toute leur place pour défendre avec conviction un modèle plus durable pour ses habitants.

 

 

Plus d'informations sur l'exposition: https://vatraluminoasa.com/

 


[1] https://www.igloo.ro/produs/bucuresti-oras-art-deco-reeditare/

[2] https://www.kehrerverlag.com/en/anton-roland-laub-mobile-churches

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