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Entre disparitions et valorisation touristique : évolutions des lieux urbex à Berlin

Usines désaffectées, bases militaires abandonnées, parc d'attraction délaissé... Dans nos imaginaires, Berlin, ville alternative par excellence, regorge de friches urbaines, ces lieux situés dans une ville ou à sa périphérie, et qui ont perdu leur fonction initiale pour diverses raisons. Pendant longtemps le terrain de jeu des explorateurs urbains, de nombreux lieux abandonnés berlinois ont néanmoins disparu ces dix dernières années en raison de la pression foncière. D'autres, à l'inverse, font désormais l'objet d'une véritable valorisation touristique, à l'image de la célèbre station d'écoute américaine de Teufelsberg.

Couloir dans un bâtiment en ruines à BerlinCouloir dans un bâtiment en ruines à Berlin
Lieu abandonné à Berlin © Emma Granier - lepetitjournal.com Allemagne
Écrit par Pénélope Le Mauguen
Publié le 20 mai 2025, mis à jour le 23 mai 2025

 

L'urbex et Berlin, la fascination pour les ruines
 

Les ruines nous fascinent. Du peintre romantique Hubert Robert et sa Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines (1796) au documentaire Homo Sapiens (2016) de Nikolaus Geyrhalter, panorama post-apocalyptique de lieux désertés par l'humain, en passant par la série photographique Ruines de Josef Koudelka, ces vestiges soulèvent en nous des questionnements sur l'éphémère, l'histoire ou encore la domination de l'humain sur la planète.

A partir des années 2000 et avec l'essor d'Internet, la popularisation de la pratique de l'exploration urbaine, communément abrégée en urbex, a contribué à nourrir un nouvel intérêt pour les ruines contemporaines. A Berlin, celles-ci sont particulièrement présentes. Les recompositions urbaines causées par la chute du Mur et le démantèlement de la RDA ont laissé derrière elles de nombreux lieux abandonnés, souvent des sites industriels ou militaires, en particulier du côté soviétique de la ville. Squattés, investis par des collectifs d'artistes ou par des clubs technos, certains de ces espaces ont participé à construire la réputation alternative de Berlin.

 

Qu'est ce que l'urbex ?

L'urbex, contraction de l'anglais urban exploration, est une expression dont la paternité est communément attribuée au Canadien Jeff Chapman, aussi connu sous le nom de Ninjalicious, qui est perçu comme le fondateur de cette pratique. Les premiers groupes d'urbex remonteraient aux années 1970-90, mais la confidentialité initiale de cette activité rend son émergence difficile à dater avec précision.

Selon l'historien Nicolas Offenstadt, il s'agit de visiter de manière approfondie un lieu délaissé ou abandonné, sans prendre en considération son statut juridique (c'est-à-dire que la visite s'effectue souvent dans l'illégalité). En pratique, même des lieux situés hors du cadre urbain sont fréquentés par les urbexeurs. Cette activité s'accompagne d'un certain nombre de règles : il ne faut rien dégrader ni emporter, et ne pas diffuser la localisation des lieux. L'existence d'une véritable communauté urbex est cependant débattue, tant les motivations des urbexeurs sont diverses, allant du goût de l'aventure à l'intérêt pour l'histoire en passant par une volonté de transgression, et tant leur respect des règles évoquées plus haut est approximatif.

 

Seboh Creation, street-artist français basé à Berlin depuis 2019, qui pratique l'urbex pour déployer ses fresques sur des murs abandonnés, apprécie "l'atmosphère particulière" des friches berlinoises, ainsi que la "sensation d'être tout seul dans un lieu abandonné, où la végétation a repris le dessus."

 

 

Pour Martin Kaule, urbexeur depuis le début des années 2000, d'abord à Berlin, puis partout dans le monde, son intérêt pour l'urbex provient d'abord de sa "fascination pour l'histoire et l'architecture".

J'ai commencé cette pratique par curiosité, voulant découvrir quelles histoires et quels secrets se cachent derrière les murs des bâtiments abandonnés et des lieux oubliés.

C'est également une passion pour l'histoire qui a poussé le journaliste irlandais Ciarán Fahey à lancer son blog Abandoned Berlin en 2009, aujourd'hui devenu une référence emblématique des milieux urbex de Berlin. Il ne se revendique cependant pas urbexeur, jugeant le terme d'"exploration" inapproprié pour une activité qui relève plus de "l'intrusion" ou du "furetage" selon lui.

Son intérêt pour les lieux abandonnés est venu un peu par hasard, en 2009, alors qu'il passait à côté du Spree Park et des panneaux "Verboten". Poussé par la curiosité, il escalade la barrière. De l'autre côté, il découvre un immense parc d'attraction abandonné, peuplé de dinosaures couverts de mousse. Une grande roue à l'abandon et de vieux rails s'engouffrant dans la bouche d'un immense tigre multicolore viennent compléter le tableau.

 

C'était pour moi une expérience tellement incroyable que je me suis sentie obligé d'écrire à ce propos. J'avais besoin de découvrir ce qui s'était passé ici, quelle était l'histoire du lieu. Parce que la première question qu'on se pose, c'est : Pourquoi est-ce abandonné ? (…) Et je me suis dit que je devais vraiment en parler aux autres, car certaines personnes pourraient être intéressées.

Rails d'une montagne russe plongeant dans la gueule d'un tigre multicolore dans le Spree Park
Montagne russe dans le Spree Park © Wikipedia

 

Il lance alors son blog, et publie une carte avec des repères indiquant les lieux abandonnés qu'il a visité, et comment y entrer (enfreignant ainsi une règle du code de conduite des urbexeurs, ce qui lui attirera l'animosité de certains d'entre eux). Et surtout, il raconte l'histoire de ces lieux délaissés.

J'ai senti que si je n'écrivais pas sur ces lieux, leurs histoires seraient perdues, et les gens ne sauraient pas ce qui était arrivé ici. De nombreuses histoires avait trait à des familles juives qui ont perdu leurs propriétés, mais sur les sites abandonnés, il n'y avait aucune information sur ce qui était arrivé.

La fabrique de cigarettes Garbáty à Pankow en est un exemple. Fondée en 1881 par Josef Garbáty-Rosenthal, fils d'un immigrant juif, l'entreprise est une réussite, employant jusqu'à 800 personnes en 1907. Mais les lois antisémites votées au fil des années 1930 viennent menacer la famille Garbáty et le succès de son industrie. Moritz Garbáty, fils de Josef, est obligé de céder ses parts en 1938 au groupe Jacob-Koerfer, et la fabrique est aryanisée de force. Reprise à la fin de la Seconde Guerre mondiale par les autorités est-allemandes, l'activité continue jusqu'à la réunification. La Treuhand, agence chargée de privatiser les biens de la RDA, la revend alors pour une bouchée de pain à la RJ Reynolds Tobacco Company. Mais l'activité périclite rapidement. Le site est abandonné pendant vingt ans, et devient le terrain de jeu des urbexeurs et de la scène techno émergente. Jusqu'au jour où il est revendu à un promoteur immobilier, qui le rénove et construit des logements de luxe. Une plaque racontant l'histoire du lieu est apposée, mais n'indique pas que la famille Garbáty ne fut jamais compensée, déplore Ciarán Fahey.

 

De nombreuses disparitions de sites urbex liées à l'attractivité croissante de Berlin

Aujourd'hui, de nombreux lieux abandonnés de Berlin ont disparu, avalés par les promoteurs immobiliers et l'attractivité nouvelle de la ville. Martin Kaule a été un témoin privilégié de ces évolutions : "Il y a environ 25 ans, Berlin regorgeait de sites industriels abandonnés et d'anciennes casernes militaires. Le paysage urbex était très riche et la ville offrait d'innombrables lieux à découvrir. Cependant, au cours des dix dernières années, la situation a radicalement changé. Nombre de ces propriétés ont été réaménagées, souvent transformées en zones résidentielles ou réaffectées à de nouveaux usages.“ Le street artiste et urbexeur Seboh Creation dresse le même constat : "Ils reconstruisent tout, il y a de moins en moins de lieux où peindre. On en trouve encore à l'extérieur de Berlin, mais depuis 2019, cela s'est fortement réduit.

Une évolution qui a d'abord touché le centre de la ville. Sur la carte du blog Abandoned Berlin, les émoticônes tête de mort, indiquant un ancien site abandonné aujourd'hui disparu, ont remplacé les balises rouges. Outre la fabrique de cigarettes Garbáty, les exemples sont légion : il y a l'incontournable Tacheles, squat artistique connu internationalement et évacué en 2012, mais aussi la fameuse Haus der Statistik, en rénovation depuis plusieurs années, l'objectif étant d'y installer des logements et des espaces accueillant des activités artistiques, culturelles, associatives et sociales.

 

Vue de biais de la Maison des Statistiques en rénovation
La Maison des Statistiques en rénovation, mai 2025  © Pénélope Le Mauguen - Lepetitjournal.com

 

Si certains déplorent ces disparitions, Ciarán Fahey y voit une évolution naturelle. "Il y a incontestablement de moins en moins de lieux abandonnés, mais de nouveaux sites sont désertés.“ Comme une sorte de renouvellement infini des espaces délaissés, qui témoigne des évolutions sociales et historiques qui infusent dans les sociétés humaines. A Berlin, l'abandon de nombreux lieux situés dans l'ex-RDA a d'ailleurs été analysé par l'historien Nicolas Offenstadt comme un indice de la marginalisation de certaines mémoires est-allemandes dans le récit officiel.

 

De nouvelles formes de tourisme inspirées de l'urbex

Parallèlement à ce processus de disparition, de nouvelles formes d'activité touristique se sont développées dans certains des lieux restants. C'est le cas pour l'ancienne station d'espionnage américaine Teufelsberg, à l'ouest de Berlin. Longtemps prisé des urbexeurs et street-artists, le lieu a été loué à partir de 2011 à un investisseur qui a décidé de rendre l'entrée payante (le tarif est aujourd'hui fixé à dix euros). Teufelsberg dispose d'ailleurs d'une page dédiée sur le site de l'office de tourisme de Berlin,VisitBerlin

L'ancien sanatorium de Beelitz est également un exemple éminent de cette forme de reconversion touristique, des visites guidées ayant été mises en place dans le quadrant A du bâtiment depuis 2015, avec une contextualisation historique du site. Vendus comme des visites "urbex“, ces tours entrent néanmoins en contradiction avec nombre des principes initiaux de cette activité. "Il n'y a pas d'exploration si vous êtes guidés par la main avec vingt autres personnes“, souligne Ciarán Fahey, qui dénonce également le montant élevé des visites. Mais les avis divergent parmi les urbexeurs, certains y voyant une manière différente d'appréhender les villes, comme une réaction au sur-tourisme. Le street-artist Seboh Creation nous indique ainsi ne pas être dérangé par la pratique : "Je pense que c'est un business comme un autre, tant que c'est fait dans le respect des lieux, et sans dégradation. (…) Je trouve ça chouette que des personnes soient spécialisées dans l'organisation de ce genre de visites, et proposent à des personnes de découvrir un pays d'une autre manière.“

 

 

Panneau d'interdiction devant un lieu abandonné à Berlin entouré d'une clôture
Clôture et panneau "entrée interdite" devant un lieu abandonné à Berlin © Emma Granier - lepetitjournal.com Allemagne

 

Des acteurs touristiques spécialisés dans la visite des lieux abandonnés berlinois ont ainsi émergés, comme Go2know, entreprise fondée en 2010, et qui propose des visites de lieux abandonnés dans Berlin et alentours, pour des tarifs généralement compris entre 60 et 90 euros par personne. Certains urbexeurs amateurs berlinois se sont également professionnalisés, à l'image de Martin Kaule, qui a lancé son agence touristique éponyme Martin Kaule Reisen.

J'ai commencé à organiser de petits voyages urbex il y a environ 25 ans, initialement pour des amis et des explorateurs partageant les mêmes idées. Au fil du temps, avec l'essor de mes projets de livres et l'expansion de mon site web et de mes réseaux sociaux, de plus en plus de personnes se sont intéressées à mes programmes et ont souhaité participer à ces voyages uniques. Depuis plus de 10 ans, j'organise des voyages professionnels à temps plein vers des lieux perdus et des sites urbex. Je guide personnellement la plupart de ces voyages, partageant mon expérience et mes connaissances directement avec les participants. Dans plusieurs régions, je travaille également avec des guides indépendants, ce qui nous permet de proposer des visites toute l'année (...).

S'il offrait initialement ses visites uniquement dans Berlin et aux alentours, il propose aujourd'hui des itinéraires touristiques de lieux abandonnés dans de nombreux pays, de la Namibie à la Norvège en passant par l'Islande, et travaille avec une vingtaine de guides. La majorité de ses clients sont germanophones et viennent d'Allemagne, d'Autriche et de Suisse, mais il assure recevoir de plus en plus de demandes de touristes venant du monde entier.

Cet engouement touristique nouveau pour les lieux abandonnés a suscité l'intérêt de la chercheuse en géographie Aude Le Gallou, qui a consacré une partie de sa thèse, soutenue en 2021, aux processus de valorisation touristique de lieux abandonnés à Berlin et Détroit, qu'elle a regroupé sous le terme de "tourisme de l'abandon“. Dérivé de l'urbex, ce modèle de tourisme incarne selon elle une première étape vers la patrimonialisation de certains des sites abandonnés. Que l'office de tourisme de Berlin fasse la promotion de certains de ces lieux au même titre que des monuments comme la porte de Brandebourg en est un exemple frappant.

 

En attendant, tant Martin Kaule que Ciarán Fahey continuent à chercher de nouveaux lieux délaissés. L'homme derrière le blog Abandoned Berlin nous parle ainsi d'une de ses dernières trouvailles, un bar à Prenzlauer Berg, dans le nord de Berlin, abandonné depuis deux ans seulement. Mais il se projette également dans l'avenir : "Je suis sûr que si les choses continuent ainsi, l'usine Tesla de Berlin sera abandonnée", glisse-t-il dans un léger sourire.

 

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