Le Sénateur représentant les Français établis hors de France, M. Olivier Cadic, s’est rendu en Pologne, à l’occasion des WorldSkills Europe en septembre 2023, au cours d’un long entretien, nous étions déjà revenus sur le bilan de son voyage. En qualité de vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, il a accepté de revenir au cours de ce second volet, sur l’actualité et l’évolution des relations bilatérales entre la France et la Pologne après l'agression russe de l’Ukraine. A plus d’un an et demi du début du conflit, il dresse un portrait de l’évolution politique, économique et militaire de la relation bilatérale. Il revient également sur le rôle de la Pologne dans son soutien à l’Ukraine et sur les déclarations de l’ancien président Nicolas Sarkozy, dans son nouveau livre, à propos du conflit. Mais débutons avec celles du Premier ministre, Mateusz Morawiecki, sur l’arrêt des livraisons d’armes à l’Ukraine.
Lepetitjournal.com : M. le Sénateur, sur fond des élections parlementaires polonaises prochaines, qui se tiendront le 15 octobre, comment analysez-vous les déclarations du Premier ministre, Mateusz Morawiecki sur l’arrêt des livraisons d’armes à l’Ukraine dans le cadre du différend sur les céréales ?
Olivier Cadic : Suite à la fin de l’accord sur l’exportation des céréales ukrainiennes par la mer Noire, la Russie contraint l’Ukraine à devoir exporter ses céréales par la voie terrestre. La Pologne étant un pays limitrophe, cela menace directement le niveau de revenus des agriculteurs polonais. À quelques semaines d’une élection où le parti au pouvoir est challengé par une coalition d’extrême droite pour obtenir le vote de ces mêmes agriculteurs, la réaction du Premier ministre Mateusz Morawiecki apparaît être motivée par un enjeu électoral. Je n’imagine pas la Pologne envisager de faire le jeu de la Russie. Les livraisons d’armes prévues antérieurement semblent d’ailleurs se poursuivre.
Aujourd’hui à plus d’un an et demi du début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, où en est-on de la relation bilatérale entre la France et la Pologne, en matière d’économie, des questions européennes, de la défense ?
Il s’agit de mon troisième déplacement en Pologne depuis le début de mon mandat, je m’y suis rendu deux fois auparavant (avril 2022 et juin 2023). En Pologne, la France est le troisième employeur étranger, aussi le troisième client de la Pologne. Lorsque l’on évoque la Pologne, c’est un pays qui présente un intérêt certain pour les entreprises, néanmoins ce marché n’est pas vu comme prioritaire. Les principales interrogations demeurent sur le marché et notamment sur le risque. Quel est vraiment le marché en Pologne, et quel est mon risque si j’y vais ?
De mon point de vue, la France n’a pas encore donné le meilleur de ce qu’elle pouvait y faire au niveau économique. Notre mission, avec les acteurs de la diplomatie économique, est donc de voir les opportunités pour les sociétés françaises afin de faire en sorte que les réticences éventuelles disparaissent et que les Français y aillent.
De plus, la Pologne est un pays dynamique sur le plan économique. Elle a largement démontré qu’elle avait les ressources et une croissance dynamique, ce n’est pas un marché à négliger.
Nous identifions plein d’endroits où la France a des cartes à jouer : l’agronomie, la sécurité, le cyber.
Enfin, je dirais que c’est un pays stratégiquement incontournable, notre relation est assez solide, mais elle peut mieux faire. Il faut avoir un état d’esprit qui invite à multiplier les partenariats, et étoffer les relations.
Sur l’Europe, les messages qui arrivent de Pologne sont souvent mal compris. Quand il s’agit de sa relation avec l’UE, elle renvoie souvent une image rébarbative. Nous allons attendre les élections parlementaires du 15 octobre afin de voir si les Polonais restent, ou non, sur la même ligne.
Néanmoins, ce n’est pas un parti au pouvoir (le PiS) qui fait le pays : c’est le peuple polonais !
Mais cela n’empêche pas non plus que les échanges doivent se faire. In fine, le plus important à mes yeux, c’est que les Polonais restent europhiles à 80 %.
Sur le volet de la défense, les choses se passent globalement bien. Les Polonais doivent être considérés comme des acteurs prépondérants au niveau de la défense, comme un partenaire stratégique. Je crois au renforcement de la coopération de défense entre nos deux pays et je militerai pour ça.
La France a toujours cherché une solution par la médiation avec la Russie, afin d’éviter le conflit en Ukraine. La Pologne a toujours été plus alarmiste, à raison, quant aux véritables intentions militaires de la Russie. Comment analysez-vous le rôle de la Pologne dans son soutien à l’Ukraine ?
Tout d’abord, je tiens à rappeler que la France s’est tenue au côté de l’Ukraine dès le premier jour de l’invasion. Le président de la République a tenté de trouver une solution par le canal diplomatique historique afin d’éviter le conflit, malheureusement il s’est fait balader.
De mon point de vue, la France a toujours tenu la bonne ligne, par sa tempérance, afin de ne pas donner l’impression d’une escalade. Vladimir Poutine a commis une erreur en pensant que l'Europe serait divisée après son invasion de l'Ukraine. Il espérait que certains membres européens, comme l'Allemagne, en raison de leur dépendance au gaz russe, ne soutiendraient pas l'Ukraine.
La Pologne, tout comme la Bulgarie, la Hongrie, la Slovaquie, la Roumanie et les États baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) sont aux premières loges de cette invasion.
Les Polonais se sentent particulièrement concernés et considèrent parfois les positions modérées comme un manque de soutien. Cependant, il s'agit souvent d'une question de perception qui me paraîtrait injuste si elle était employée au sujet de notre pays.
La France a agi dans le cadre de l’OTAN. Elle est présente en Estonie, a rapidement déployé des troupes en Roumanie, et a décidé de fournir des canons César aux Ukrainiens dès avril 2022.
En Pologne, la présence militaire américaine s'est renforcée, passant de 4.000 à 12.000 soldats. Les États-Unis sont le pays-cadre du groupement tactique de l’OTAN en Pologne, tandis que la France joue ce rôle en Roumanie.
Enfin, oui, la Pologne est alarmiste à raison, elle connaît bien la Russie - tout comme les États baltes - elle a été sous domination russe pendant de longues années.
Rappelons aussi que la devise de l’UE : Unie dans la diversité, nous devons donc travailler avec des pays de positions géographiques différentes.
Quand nous discutons avec les Irlandais, ils ne perçoivent pas les mêmes problèmes que les Lituaniens ou les Polonais. Chacun a ses propres priorités, et c’est ça qui fait la beauté de l’UE. Les défis auxquels nous sommes confrontés doivent être abordés collectivement, comme en témoigne l'exemple de la pandémie de COVID-19. Il n'y avait aucune préparation sanitaire coordonnée à l'échelle européenne. De même, l'agression de l'Ukraine par la Russie a également mis en lumière la nécessité d'une approche commune pour faire face à de telles crises.
Dans son nouveau livre Temps des combats, l’ancien président, pourtant plutôt atlantiste, Nicolas Sarkozy évoque le « retour illusoire de la Crimée à l’Ukraine » ? Il évoque aussi sa préférence pour la neutralité de l’Ukraine plutôt que d’une intégration dans les instances euro-atlantiques (OTAN, UE). Sa position est-elle « dangereuse » pour les relations franco-polonaises ?
Nicolas Sarkozy n’est plus un acteur politique, ni de près ni de loin, au niveau international. Je suis convaincu que s’il avait été président, il n’aurait pas tenu ces propos.
Là, il se place dans le rôle d’un commentateur extérieur, cela fait polémique, cela a aussi beaucoup plu à Dmitri Medvedev. Ce n’est pas la position de la France et, à ma connaissance, aucun membre de la commission des Affaires étrangères, dont je suis le vice-président, ne parle comme ça.
Je me suis rendu à Bucha quelques jours après le retrait des Russes, en avril 2022, j’ai vu les enfants avec le regard vide, des enfants qui avaient perdu leur insouciance.
Qu’un ancien président puisse parler comme ça me paraît déplacé. Son défaitisme est décevant face aux menaces qui nous entourent.
Était-ce aussi une sortie pour séduire une certaine droite plutôt pro-russe ou ceux qui sont pro-russes par anti-américanisme ?
Vous avez touché le mot juste pour certains. Cela vaut également pour d’autres États, notamment le Venezuela, la Chine, ils ont une telle détestation des États-Unis qu’ils choisissent le rang opposé.
Mais Nicolas Sarkozy n’est pas anti-américain pour autant. Il y a donc autre chose qui justifie son penchant pro-russe que je ne m’explique pas.
La Pologne ambitionne de se doter de la première armée terrestre d’Europe (notamment en multipliant les contrats d’armements avec des fournisseurs non-européens), comment analysez-vous cette politique ? Également, comment voyez-vous la Pologne, sur le plan militaire, dans les années à venir ?
Aujourd’hui, la Pologne se voit comme un proxy des États-Unis. Réfléchissons comme un Polonais : comment garantir au mieux ma sécurité face à la Russie ? Nous nous tournons naturellement vers l’OTAN et les États-Unis qui nous rassurent.
Historiquement, pour assurer leur protection face à la Russie, la Pologne a toujours cherché le pays le plus puissant militairement (ce fut le cas de la France après la Première Guerre mondiale). C’est un pays qui est en première ligne face à la Russie. Il faut écouter nos amis polonais et les sécuriser.
Également, le fait que la Pologne cherche à développer une armée conséquente répond à des besoins de sécurité nationale. Il s’agit de leur souveraineté et cela est tout à fait cohérent et souhaitable. Cela montre aussi que les Polonais n’espèrent pas uniquement s’appuyer sur le partenaire américain pour assurer leur défense, la vision de souveraineté militaire européenne a évolué avec l’électrochoc qu’a été Donald Trump.
Nous ne sommes pas à l’abri d’un futur président américain qui ne considère plus l’Europe comme une zone prioritaire ou qui fasse payer sa protection beaucoup plus chère.