François Colombié est un participant assidu et incontournable du Forum Économique polonais – que l’on peut comparer au Forum de Davos de l’Europe Centrale et Orientale, qui s’est tenu à Karpacz du 6 au 8 septembre derniers. Il y a, entre autres, participé à une discussion sur les investissements étrangers, traitant des possibilités d'attirer davantage d'entreprises étrangères en Pologne et de la manière de construire une économie favorable aux investisseurs. Un sujet que cet ancien de l'ESC Toulouse-TBS, maîtrise parfaitement après 23 années passées en Pologne, en ayant participé à la transformation du pays. L’actuel vice-président de la Chambre de Commerce et d’Industrie France-Pologne (CCIFP) a accepté de revenir sur son arrivée en Pologne et son évolution économique depuis 1999.
Lepetitjournal.com/varsovie : François Colombié, dans quelles circonstances êtes-vous arrivé en Pologne ?
François Colombié : Je suis venu en Pologne dans le cadre professionnel. Après 2 courts séjours en 1996 et en 1998, je me suis installé définitivement en juin 1999. Le challenge était de développer une entreprise moderne, suite aux besoins exprimés par les Polonais. Participer à la transformation du pays vers l’économie de marché avec les équipes donnait beaucoup de sens et d’énergie.
Quel était votre regard sur ce pays à ce moment-là ? Aviez-vous des stéréotypes en tête ?
Je n’avais aucun a priori. Pour des raisons familiales, j’avais toujours eu une attention particulière à l’histoire de ce pays, admiré l’action du pape Jean-Paul II, et la lutte de Solidarność pour en finir avec le communisme. Les stéréotypes étaient ceux véhiculés à l’Ouest au début des années 80 : un pays aux magasins vides, sans grande qualité de vie, reconstruit après la guerre avec des règles d’un urbanisme uniforme communiste. Bref, l’image était plus celle d’un vieux film en noir et blanc…
La Pologne était en recherche de standards européens, comment les entreprises françaises ont-elles pu répondre à ce besoin ?
Au départ, il s’est agi de participer à la restructuration et modernisation des entreprises d’État en phase de privatisation. Dans l’opinion publique, on a oublié que ces transferts de technologie ont mobilisé de gros investissements. Il s’en est suivi une phase d’investissements directs, le plus souvent en création d’activités, dans les secteurs de la consommation encore peu développés.
Après l’adhésion à l’UE en 2004 et l’accès aux fonds européens, ce fut la grande période d’accélération et de rattrapage du retard dans la totalité des secteurs, y compris le secteur public. Les investisseurs français y participèrent, souvent en créant de nouvelles infrastructures.
Ce fut aussi le top départ de la montée en puissance des entreprises familiales polonaises, qui jusqu’alors, manquaient de capitaux propres. La Pologne est une grande nation d’entrepreneurs, il faut le souligner.
Quel regard portez-vous sur l’évolution économique du pays ?
Les Polonais ont su se mobiliser pour transformer leur pays. Ils ont su capitaliser sur l’expérience d’autres pays au prix de réformes difficiles et courageuses.
Imagineriez-vous en France que 4 réformes principales, portant sur les retraites, la santé, l'éducation, sur l’organisation administrative et territoriale du pays soient menées en même temps sans blocage du pays ? Ce fut fait en moins de 2 ans à la fin des années 90 !
Les résultats sont là ! En 1990, le PIB par habitant en Pologne était comparable à celui de l’Ukraine. 40 ans plus tard, avant la guerre actuelle, il était presque 5 fois supérieur. Le pays a connu 30 ans de croissance ininterrompue jusqu’à la crise du Covid avec des fondements solides s’appuyant sur son capital humain très performant.
Il ne reste que l’adoption de l’euro - obligation non encore respectée, devenue un enjeu politique de souveraineté qui, dans des temps difficiles, pourrait devenir un frein au développement.
La Pologne retrouve la place qu’elle n’aurait jamais dû quitter sans les aléas de l’histoire. Elle devient une grande puissance économique européenne qui affirme son indépendance dans ses choix. Elle affiche des ambitions de leadership.
On est désormais dans la phase des partenariats plus que dans celle du transfert de technologie pur. Les investisseurs français doivent désormais se positionner face à ce nouveau challenge et adapter leurs offres aux besoins affichés.
Les entreprises françaises ont-elles encore un rôle de premier plan en Pologne ? Quels autres pays ont également construit leur influence en Pologne depuis ?
Bien sûr que oui ! On ne le dit pas assez, la France est sur le podium des investisseurs étrangers en Pologne, et a créé plus de 200.000 emplois directs, ce qui correspond à 400.000 au total, si on compte les emplois indirects générés.
Par définition, le jeu de l’économie de marché, les choix stratégiques des entreprises appellent des évolutions permanentes. Comme pour d’autres pays, il y a eu des retraits de certains acteurs, mais aussi souvent compensés par le développement très significatif d’autres acteurs.
Par exemple, SII [NDLR Grégoire Nitot, PDG de Sii Polska] en 15 ans est passé du stade de quasi-auto-entrepreneur à celle d’un leader employant plus de 7.000 personnes quand SERIS KONSALNET est devenu le plus grand employeur français avec plus de 20.000 personnes. La liste est longue, et le flux de nouveaux investisseurs privés continue.
Ce qui fausse la perception, c’est la présence américaine, très médiatisée, dans les secteurs régaliens. En réalité, le poids des USA est très relatif en matière d’investissements directs par rapport aux investisseurs de l’UE et de la France.
Ce qui a vraiment changé, c’est la montée en puissance et le développement des entreprises au capital polonais.
Vous avez été président de la CCIFP, aujourd’hui, vous en êtes le vice-président. Quelle était votre mission, en tant que président, en 2008 ?
J’en ai été le président pendant 2 ans. L’adhésion à l’UE a changé la donne, la Chambre avait besoin de plus d’ouverture notamment vers les PME et les partenaires polonais. Il fallait sortir d’un fonctionnement franco-français. Lien articles
Nous avons aussi innové, en étant la première chambre de commerce étrangère présente au Forum de Krynica, aujourd’hui Karpacz ( le Davos d’Europe centrale ) pour y affirmer la présence française dans la région. Nous avons développé la défense et la promotion des intérêts des membres à travers les premiers comités sectoriels.
J’ai créé il y a 4 ans, une activité d’aide aux start-up. 11 ans après un premier mandat au bureau de la CCIFP, j’ai été élu dans le collège des TPE-PME et en suis le vice-président trésorier. Dans le contexte actuel, participer et donner du temps au renouveau nécessaire du projet de cette institution a été ma motivation.
Parlez-nous un peu plus de cette institution : quel rôle a-t-elle joué dans le développement économique de la Pologne ? Quels sont les succès de la CCIFP ?
Avant l’adhésion à l’UE, nous étions tous confrontés à des réalités et législations différentes de celles que nous connaissions à l’Ouest.
La CCIFP était avant tout, le lieu naturel d’échanges, d’entraide et de solidarité des investisseurs français. La Chambre vivait aussi sa période pionnière. Elle a eu un rôle de facilitateur et de consultation lors du procédé d’adhésion.
Aujourd’hui, la CCIFP est une des plus importantes CCI dans le monde. Elle fait partie du réseau des CCIFI (Chambre de Commerce et d’Industrie Française à l’International) qui est présent dans 96 pays. Elle est une partenaire privilégiée des French Tech, des CCE et de tous les services de l’Ambassade, dont Business France et beaucoup d’autres institutions en France et en Pologne.
La force de la CCIFP, c’est aussi sa capacité à « faire », avec son équipe composée d’une quinzaine d’experts opérationnels, offrant de nombreux services. Ces services vont bien au-delà de la mise en valeur de nos membres ou du networking. Ils ne se limitent pas à l’organisation de rencontres comme les Rendez-vous d’affaires, les CEO et petits-déjeuners, le club PME, les webinaires, les visites d’entreprises ou d’événements prestigieux comme le gala annuel - qui est devenu une institution.
Elle a aussi un centre de formation et une grande expertise d’appuis au développement des entreprises qui cherchent à appréhender le marché polonais ou à investir en France.
Grâce aux apports du travail des comités sectoriels, nous sommes présents auprès des différents ministères en tant que force de propositions et de consultations.
Les succès sont nombreux et permanents. Je citerai par exemple un retrait de loi qui visait à bloquer le développement des centres commerciaux, ou le fait d’être devenu un partenaire de référence dans le cadre des projets de loi sur l’actionnariat salariés, la relation de confiance établie avec les ministères de l’Économie, des Finances, de la Santé, de l’Agriculture, du Climat ou encore UOKIK.
Lors de la pandémie, le formidable travail d’appuis aux membres a été reconnu par tous, comme exemplaire.
Quelles cartes la CCIFP a-t-elle encore à jouer aujourd’hui sur la scène économique polonaise ?
La CCIFP, c’est une communauté riche de 400 membres représentant 43 métiers ou professions du commerce, de l’industrie et des services. Ce ne sont pas exclusivement des entités françaises. Cette diversité qu’il conviendra toujours d’élargir est un atout considérable pour renforcer notre influence !
Les fortes relations construites depuis bientôt 30 ans avec d’autres communautés que sont les organisations d’employeurs, les médias, et autres institutions polonaises sont notre différence. La CCIFP a comme enjeu de, sans cesse dynamiser et animer ces communautés pour les aider dans leur performance. Ensuite, comme pour toute entreprise, la CCIFP doit coller à son marché, s’adapter aux nouveaux besoins, rajouter de nouvelles expertises, prendre en compte les nouveaux comportements. Le modèle évolue. Par sa puissance, et son agilité, la CCIFP sera naturellement au cœur des communautés et écosystèmes franco-polonais.
Parlez-nous du Forum Économique de Karpacz, qui a lieu tous les ans début septembre dans le sud du pays ?
Le Forum Économique polonais souvent comparé au Forum de Davos pour les pays d’Europe centrale et orientale a fêté sa 31e édition début septembre. Il se déroule depuis 3 ans à Karpacz, à la frontière avec la Tchéquie, après avoir fait la renommée de Krynica pendant des dizaines d’années. La présence française y est importante notamment avec le pavillon Café France, animé par la CCIFP. Tous les ans, le Forum Économique réunit plus de 4.000 personnes qui participent à plus de 300 débats suivis également par des centaines de journalistes. C’est la Fundacja Instytut Studiów Wschodnich ( Fondation Institut d'études orientales) présidée par Zygmunt Berdychowski qui l’organise.
Ce forum est une manifestation certes économique, mais aussi politique et culturelle...
Idéalement positionné dans la deuxième semaine de septembre, il est le signal de la reprise économique et politique après les vacances dans une ambiance très détendue de « rentrée des classes ». Sa localisation, éloignée de Varsovie, est une des clés du succès de l’atmosphère qui y règne, car les participants restent au moins une nuit sur place. La conséquence est que du petit déjeuner au late evening, il se passe aussi beaucoup de contacts informels souvent très productifs.
Dès sa création, la France a été présente assez régulièrement à ce forum, mais souvent à travers des initiatives individuelles. C’est en 2008, suite à une initiative commune des conseillers du commerce extérieur et de la Chambre de Commerce et d’Industrie que nous avons affirmé la présence française avec l’animation d’un lieu de rencontre : le Café France. À cette époque, nous avons créé le premier pavillon étranger, copié depuis par beaucoup. La CCIFP au fil des années est devenue le maître d’œuvre de la présence française.Débat
Qu’est-ce qui fait du Forum Économique un lieu incontournable dans l’agenda des entrepreneurs et institutions ?
Le forum a pour habitude, dans sa programmation, de donner une occasion aux participants de réfléchir et d’échanger sur les grands défis de demain. Cette année l’actualité de la guerre en Ukraine, de la crise de l’énergie, de l’inflation, des ruptures dans les chaînes logistiques, ont dominé les débats .
La présence française a été très forte avec une présence de nos membres dans de nombreux panels, en plus des panels organisés au café France. C’est une grande satisfaction. On doit féliciter l’équipe de la CCIFP et les sponsors de cet événement, pour leur engagement. Sans eux, le succès aurait été impossible !
Le Forum Économique 2022 était donc un bon cru qu’il faut consolider dans les années à venir...
En effet, l’une des conclusions du Forum, c’est l’attractivité croissante de la Pologne pour les investisseurs étrangers. En 2021, la Pologne a attiré en valeur 24 milliards de dollars d’investissements étrangers c’est-à-dire plus que la France. C’est deux fois plus que la moyenne des années avant la pandémie.
Il est manifeste que la présence en Pologne pour les entreprises va devenir de plus en plus stratégique. La Pologne aura un rôle majeur et incontournable dans la reconstruction de l’Ukraine. Il est de plus évident que les investisseurs asiatiques, après le Brexit, ont choisi la destination Pologne comme prioritaire, pour accéder au marché européen.
Vous venez cette année de rejoindre le « Rada programowa Forum » ?
Oui , sans doute parce que je suis l’un des Français les plus assidus au Forum et l’un des artisans de la présence française, le président Berdychowski a souhaité me faire cet honneur.
Il s’agit aussi d’aider et conseiller Pro Bono [NDLR Loc latine : Pour le bien public] le Forum, à renforcer sa relation auprès des partenaires français que ce soit en matière économique, politique, mais aussi culturel. Malheureusement, la guerre en Ukraine et la rupture des relations avec la Russie et la Biélorussie amènent aussi une réflexion stratégique pour développer le rayonnement international du Forum. Une opportunité pour la France !
En 23 ans, vous avez été le témoin de grands bouleversements en Pologne : quels sont les événements, l’actualité qui vous ont le plus marqué depuis que vous vivez ici ?
L’adhésion de la Pologne à l’OTAN en 1999 a été vécue dans le pays comme un grand soulagement. L’adhésion à l’UE a été clé pour le renouveau économique du pays, bien que d’un engouement moins grand que pour l’OTAN. Il est vrai que dans un cas, c’était un bénéfice immédiat, et que pour l’UE, les réticences étaient pour certains liées à des doutes quant à l’impact positif pour tous. La ferveur lors des visites du Pape Jean-Paul ll en Pologne et l’émotion ressentie dans tout le pays lors de son décès resteront des moments très forts, tout comme le drame de Smolensk.
Bien sûr le soutien du peuple polonais à l’Ukraine, dans les circonstances actuelles.
Quel exemple de solidarité !
Quels conseils donneriez-vous à un jeune entrepreneur voulant s’installer aujourd’hui en Pologne ? Quels sont les erreurs, les pièges à éviter ?
Il y a 20 ans, les jeunes entrepreneurs venaient souvent en tant que prestataires de service ou sous-contractants de grands investisseurs français, je recommandais d’avoir une vision plus large, et de considérer la Pologne comme un marché de 40 millions d’habitants avec toutes ses opportunités. Aujourd’hui, l’écosystème est différent et les conseils pertinents dépendent des secteurs d’activités.
Le bon conseil c’est sans doute de rejoindre la communauté de la CCIFP, ils y trouveront beaucoup de solutions, y compris une capacité d’hébergement et d’accompagnement.
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