À l’occasion du mois de mars, consacré à la francophonie, votre édition polonaise met en lumière des parcours, des quêtes et des vies. Cette semaine, rencontre avec l’inclassable Jan Nowak : agent théâtral d’Eric-Emmanuel Schmitt en Pologne, fondateur du programme théâtral à destination des scolaires, 10 sur 10 et du programme ProFutur, directeur de Dramedition, traducteur, prof de FLE. Ce « porteur de projet », comme il aime se décrire, est arrivé tardivement à la langue française après plusieurs faux départs et un sale coup de la vie. La preuve, s’il en est, qu’il faut toujours croire en sa bonne étoile et aux mains qui se tendent lorsqu’on s’y attend le moins. L’air bravache à coups de “même pas peur, même pas mal”, Jan a tracé sa route, parfois sinueuse, selon ses règles, car il “n’avait pas d’autre alternative que celle d’avancer” !
NDLR : Une fois n'est pas coutume, ceci n'est pas une interview, mais une conversation à bâtons rompus dans laquelle, le tutoiement s'est imposé d'emblée.
Lepetitjournal.com Varsovie : Jan Nowak, dis-nous, comment te présentes-tu sur ta carte de visite ?
(Rires) Alors, sur ma carte de visite il est écrit « prof de FLE » (français langue étrangère). Ça peut paraître bizarre qu’il n’y ait que prof de FLE parce qu’en fait, je suis aussi traducteur, acteur, chef d'entreprise - je n’aime d’ailleurs pas trop ce mot, je lui préfère « porteur de projet », comme vous dites en français, j'aime bien cette expression : elle me ressemble.
Pourquoi n’avoir sélectionné que cette profession pour te présenter ?
Bonne question ! Ce simple titre sur ma carte de visite me met dans des situations assez drôles, comme lorsque je suis invité à des cocktails assez chics, par exemple, comme ceux de la Fondation Cartier et que des personnes me demandent : « Qu'est-ce que vous faites dans la vie ? » ; je réponds simplement : « Je suis prof de FLE », alors là, il y a un grand silence, comme s’il fallait, pour réussir, être une personne avec des titres ronflants…
Autre anecdote, quand je dis que je suis acteur, les gens me disent : « Ah, mais vous avez fait une école de théâtre ? ». Je réponds : « Non non, pas du tout ! » Alors on s’exclame : « Ah, mais alors, vous êtes un acteur amateur ?! »
Encore la même chose, pour la traduction… Je suis traducteur, avec 80 textes traduits aujourd'hui à mon actif : des textes de théâtre, essentiellement et les gens concluent : « Mais vous n’êtes pas un véritable traducteur, car vous n'avez pas fait d'école de traduction ! »
Tu es inclassable, alors nous nous garderons bien de t’enfermer dans une boîte… Jan, où as-tu grandi en Pologne, quel était ton rapport à la France, enfant ?
J'ai grandi dans un petit village qui s’appelle Damasławek et je regardais les films de Louis de Funès.
Ma maman était femme au foyer, mon papa, menuisier : il avait des doigts en or, c'était comme ça à l'époque en Pologne : il fallait savoir tout faire !
Mon père savait souder, travailler le bois, tout réparer, et donc moi, par exemple, quand je suis arrivé à Avignon pour faire du théâtre, les gens s’étonnaient de mon sens de la débrouille : « Mais pourquoi sais-tu tout faire ? Comment est-ce possible ? » C'est ce que mon père m'avait transmis…
Il était comment ce petit village ?
Je vivais vraiment à la campagne. Chez moi il n’y avait pas de livres, à priori, la culture, ce n’était pas pour moi. En plus, mon père, quand j'avais 9 ans, est tombé gravement malade. Il a eu un très long cancer, son déclin a duré longtemps, dans ma mémoire d’enfant… Il est mort quand j'avais 15 ans, mais pour moi, c’est à 9 ans que je l’ai réellement perdu : à partir de sa maladie, je n’avais plus vraiment de rapports avec lui, c'était très compliqué… Mon père nous a quittés le 7 juillet 2001.
Et l’apprentissage du français, il a fait irruption à quel moment dans ta vie ?
Le français est arrivé au lycée où une copine de ma mère était prof de français. Je ne te cache pas que c'était un peu compliqué d’avoir la copine de sa mère toujours sur ton dos : « Jan, fais-ci ; Jan, réponds à telle question ; Jan, il y a tel exercice, il y a telle leçon... ». Donc ça ne me donnait pas une super image et en plus, je ne comprenais rien à la structure de cette langue.
Qu’est-ce qui bloquait avec la langue, c’était la méthode d’apprentissage ?
Que ce soit pour le français, ou même les cours de langue en général, je ne pense pas qu'on puisse apprendre par immersion.
Ma prof de français ne parlait qu’en français et moi je ne comprenais absolument rien. C'était ça, mon rapport à la langue : j’étais bloqué, je ne voulais pas apprendre et surtout, je n'y arrivais pas.
Comment le déblocage est-il survenu ?
À 16 ans, il y a eu sur ma route un prof de sport, l’un de ceux de la vieille école, qui éduque en plus d’enseigner. Il m’a pris à part, et il m’a dit :
« écoute Jan, tu n’as pas de père, tu n’as pas d'homme de référence, donc, vas-y, tu peux me poser toutes les questions que tu veux ! »
Moi, je suis resté perplexe, ne sachant pas quoi répondre… Mais en fait il était là pour moi !
Nos échanges se sont poursuivis. Ce même prof m’a conseillé un jour, de me tourner vers une activité, une carrière, qui pourrait me servir à tous moments, chaque jour de ma vie : j’ai cherché, quoi, où, mais tout tombait à plat. Connaître des langues étrangères, voilà la réponse à mes interrogations. Il m’a alors démontré qu’avec la connaissance du français, il y avait une multitude de perspectives possibles : travailler au sein des institutions européennes - à laquelle la Pologne allait adhérer dans 2 ans, le français est parlé sur les 5 continents… Pour lui, c’était mon Sésame.
Je suis sorti de cet échange en me disant, comme lorsqu’on a 16 ans : « C’est n'importe quoi ». Mais vous voyez, j’ai changé d’avis !
L’un de ses meilleurs conseils a été de me pousser à aller à la librairie, rue Wielka et d’acheter le Bescherelle Junior de grammaire. « Mais pourquoi ? », ai-je demandé ? Il m’a répondu : « Tu vas voir, c'est en polonais, avec des exemples en français ; tu vas y trouver toutes les réponses à ton “je ne sais pas, je ne sais rien”. »
Ce Bescherelle Junior de grammaire, qui m’a coûté quelques zloty, j’ai commencé à le feuilleter pendant les vacances d’été, et c'est vrai, comme tout était expliqué en polonais avec des exemples en français, j'ai eu une révélation :
« Ah ! Pour dire ça, il faut faire comme ça ; pour dire ça, c’est comme ça… »
Et c’est à ce moment-là que j’ai réalisé que de ces 2 années passées en cours de français, où je pensais que ne comprenais rien, il en était resté finalement, un petit quelque chose ! Tout est devenu facile, limpide.
Maintenant c’est le prof qui parle (rires) : le problème, c'était l'immersion.
L'immersion ne fonctionne pas, c'est un concept absolument débile et frustrant qui ne peut pas fonctionner dans une classe où les gamins ne veulent pas apprendre...
Cette méthode peut convenir à des jeunes qui rêvent d'apprendre le français, c’est tout, selon moi ! Du coup, au lycée, je me suis jeté à corps perdu dans les cours de français, devenant vraiment mauvais en polonais, géographie, histoire, car ces matières ne m'intéressaient plus.
Ton projet professionnel s’affinait ?
Quand j’étais au lycée, il n’y avait pas d'Internet à l'époque, de téléphone portable, c’était donc difficile d’obtenir des informations quand on avait un semblant de projet professionnel.
Ce n’est plus le cas aujourd'hui : tu ne sais pas encore quoi faire, mais tu as déjà 150.000 possibilités découvertes sur la toile. Donc la seule voie qui me paraissait possible était l’enseignement.
J'ai postulé à l’université de Poznań, car c’était la ville la proche de là où je vivais, mais j'ai été refusé parce qu’on m’a dit que j’étais nul en français ! À l'examen d'entrée, sur 20 points, j’en ai obtenu 2 ! C’était un échec cuisant, mais je n'ai pas laissé tomber. L’une des professeurs m’a alors indiqué qu'il y avait une école, toujours à Poznań, qui s'appelait Akademia Słowa et qu’on pouvait y préparer les examens d'entrée pour les universités spécialisées en langues : j’y ai passé un an en cours du soir, chaque vendredi, samedi, et dimanche.
Lorsqu’on t’écoute, à chaque fois qu’une porte se fermait, une autre s’ouvrait pour te permettre de continuer à avancer...
Oui, parce que je n’avais pas d’autre alternative que celle d’avancer !
Est-ce qu’à cette période, alors que tu es encore “fâché” avec la langue française, y-a-t-il des auteurs français qui te plaisent ?
Non, aucun, non, je ne savais pas lire, tu vois, à cette époque.
Quand tu dis que tu ne savais pas lire, tu ne sentais pas le texte, tu ne le comprenais pas ?
Je ne me considérais même pas capable de lire quoi que ce soit. Parce que, dans mon apprentissage avec le Bescherelle et pendant ces 3 années, je ne lisais pas de littérature : je lisais des dictionnaires, ces trucs pour apprendre vraiment de façon pratique la langue.
La littérature ne me traversait même pas l'esprit, je ne me suis jamais dit « ah, je vais lire maintenant du Camus parce que c'est en français. »
Et alors comment la littérature et le théâtre sont-ils entrés dans ta vie ?
Après avoir suivi les cours d’Akademia Słowa, j’ai une nouvelle fois postulé à l'université de Poznań, ainsi qu’au Kolegium de formation des profs de langues vivantes à Bydgoszcz… et l'examen d'entrée à Bydgoszcz a été un carnage !
Finalement je reçois un appel disant : « Monsieur Nowak, vous avez postulé Bydgoszcz, vous êtes pris. » J’étais persuadé d’avoir été vraiment nul lors de l’examen d’entrée : je ne comprenais pas ce qu’on me demandait, je n’ai répondu à aucune question… Comment pouvais-je être pris à Bydgoszcz ?
Maintenant, je peux me dire qu’ils prenaient tout le monde, parce qu’il n’y avait pas suffisamment de candidatures cette année-là, c'est mon interprétation (rires), en tout cas, ce succès restera une énigme.
La première année, on avait des cours de didactique dispensés par Madame Jadwiga Kaczmarczyk qui nous a proposé un atelier théâtre. Tout le monde a dit oui, nous avons joué des sketchs, fait une représentation, c'était super.
En 2e année, Madame Kaczmarczyk revient à la charge et propose de continuer l’atelier théâtre, sauf que là, plus de volontaires. Et c’est tombé sur moi : « Jan toi tu dois participer, car tu es le seul garçon et il nous faut un garçon et une fille. »
Marta, qui voulait être actrice a lancé : « si Jan joue, moi je joue aussi. »
C’est ainsi qu’avec Madame Kaczmarczyk nous avons monté La leçon d’Eugène Ionesco. Nous avions supprimé la bonne afin de garder uniquement les rôles du professeur et de l'élève.
Le rêve de Madame Kaczmarczyk, c'était d'aller au festival international de théâtre universitaire, à Cracovie, créé par Krzysztof Błoński, qui est malheureusement décédé. Nous leur avons donc envoyé notre captation, ce qui nous a valu d’être sélectionnés pour la 16e édition du festival, en 2007. J’ai découvert la ville de Cracovie, des troupes du monde entier qui étaient juste formidables.
Ne me dis pas que vous avez gagné ?
À notre grande surprise, Marta et moi avons reçu le prix, respectivement de meilleure comédienne et meilleur comédien. Nos récompenses : un voyage à Avignon, pour participer au festival, pendant deux semaines, en compagnie de la troupe gagnante.
Dans le jury il n’y avait que des comédiens français, qui nous disaient : « vous étiez géniaux, on a aimé votre jeu d’acteur (…), même si vous n’aviez ni musique, ni décors, ni lumières (…) ».
N’empêche que cela m'a fait ni chaud ni froid, à part le fait qu’on avait gagné le concours et que nous pouvions aller à Avignon.
Mais à Avignon tu n’as pas eu la révélation, car c'est quand même le temple du théâtre ?
Non toujours pas, malgré les deux semaines de stage là-bas, avec Ariane Mnouchkine, entre autres.
Oui, on sent que tu as du mal à lâcher prise…
Attends, tu vas comprendre… Quand j’ai entamé ma 3e année d’études, il fallait définir un travail de licence, et en Pologne, on écrit aussi comme une sorte de mémoire.
Sauf que je ne savais pas sur quoi écrire et ma professeur de didactique m'a proposé : « puisque vous faites du théâtre et que vous étiez à Avignon, écrivez sur le théâtre et l'oralité ? »
Je me suis dis, pourquoi pas, je n’avais aucune autre idée, j’ai donc rédigé mon mémoire sur « le développement de l'expression orale à travers le théâtre » ou quelque chose de ressemblant. Je l’ai retrouvé il y a un an dans le grenier de ma maison, j'ai commencé à le lire, quelle honte, c'était vraiment nul ! (rires). Néanmoins, j'ai passé une année à cogiter : comment peut-on enseigner le français ou l'expression orale à travers le théâtre ?
Et je pense qu’à force de creuser, j’ai peu à peu réalisé que je pourrais peut-être enseigner le français à travers le théâtre. Cela nous emmène en 2009, à peu près.
Et la littérature ?
J’ai quitté Bydgoszcz pour des questions amoureuses, je voulais absolument revenir à Poznań. Me voilà donc inscrit en littérature à l'université d'Adam Mickiewicz de Poznań. Il me manquait toute la culture littéraire, alors je n'ai pas continué la didactique. Big mistake !
Tour de Pologne des bibliothèques incontournables où se cultiver,travailler,s’évader
Que veux-tu dire, par « grosse erreur » ?
À Bydgoszcz, les profs étaient presque des amis, il y avait une ambiance familiale qui était géniale. Quand j’ai débarqué dans le grand département de littérature à Poznan, j’étais effaré : tout était impersonnel, froid, je ne connaissais personne, personne n'essayait de me connaître, nous étions comme du bétail. C’est ce qui m’a coupé dans mon élan pour faire un Master, finalement. Pourtant, durant ces deux années à l'université, j'ai fait des stages de théâtre avec un écrivain belge, Laurent Van Wetter, qui venait en tant qu’intervenant artistique, de Wallonie Bruxelles, pour donner des cours de théâtre à l'université de Poznań en français, nous faisions des mises en scène.
C’est ainsi que va commencer mon aventure avec les traductions : je jouais dans des pièces de Laurent et nous sommes devenus amis – une amitié qui dure toujours, d’ailleurs.
Un jour, il m’a simplement demandé si je faisais des traductions. « Pourquoi devrais-je faire des traductions ? Je ne suis pas traducteur. »
Il me répond du tac au tac : « tu connais le polonais, tu connais le français, tu pourrais peut-être traduire du français vers le polonais ? » Et moi je lance : « mais je ne sais pas comment faire. »
Comment Laurent Van Wetter arrive-t-il à te faire changer d’avis ?
Moi, j’étais persuadé que je ne savais pas traduire. Et là, Laurent sort son bouquin qui s'appelle Éduquons-les ! et il me lit la première phrase du livre : « comment tu dirais cette phrase en polonais ? ». Je dis la phrase et il me lance : « voilà tu sais très bien traduire, tu prends la 2e phrase, tu essaies de la dire en polonais et ainsi de suite… ». C'est ainsi que j'ai traduit sa première pièce.
Comment as-tu rencontré Éric Emmanuel Schmitt : tu es son traducteur officiel, son agent également en Pologne, alors comment est née cette amitié professionnelle ?
Par hasard : j'étais à la Foire du Livre en 2015 à Varsovie et Éric-Emmanuel Schmitt y participait, car la France était invitée d'honneur. À cette époque, j'étais déjà un éditeur répertorié par l'Ambassade de France en Pologne, puisque j’avais reçu une subvention du programme Boy-Żeleński. Je me suis donc retrouvé invité à un cocktail à l'Ambassade de France, à l'occasion de cette foire du livre et l'ancien délégué de Wallonie Bruxelles à Varsovie Franck Pezza me lance : « Jan, viens, je vais te présenter Éric Emmanuel Schmitt. »
J’y suis vraiment allé à reculons, car c’était une star et moi je ne travaillais qu'avec des auteurs inconnus.
Nous avons commencé à papoter, Éric-Emmanuel Schmitt me posait des tonnes de questions, et durant 2h30, avons échangé sur le théâtre, le milieu théâtral polonais, sur lui… sauf qu’à l’époque, je n'avais pas encore lu une seule ligne de lui !
Et Éric-Emmanuel Schmitt, à ce moment-là, il était déjà traduit en polonais ?
Oui, c’était déjà une star en Pologne, il était traduit par Barbara Grzegorzewska. Mais, une semaine après, il a pris mon contact et m'a appelé en disant :
« est-ce que tu ne veux pas être mon agent en Pologne ? » et moi j'ai répondu : « je ne sais pas si j'aurai le temps. »
Eric-Emmanuel Schmitt l’a pris comment ton presque refus ?
J’ai répondu comme ça, car lorsqu’il m'a appelé, c’était trois jours avant la 2e édition du Festival international de théâtre francophone pour les étudiants d’Europe de l’Est et Centrale, que j'organisais à Poznań.
J'avais des troupes de 9 pays qui allaient débarquer, des problèmes de visas, de locations de théâtres, sans parler des hôtels, des bus, le tout sans budget… J’étais tellement occupé que lorsqu’Éric-Emmanuel m'a appelé, j'ai failli ne pas répondre, car je n’en pouvais simplement plus.
Donc je lui ai répondu machinalement : « Je ne sais pas si j'aurai le temps. ». Il y a eu un silence assez froid de l’autre côté !
Et moi, dans ce silence, j'ai soudain entendu mes propres mots : j’ai essayé de me rattraper en expliquant ma situation avec la préparation du festival... ça l’a fait rire finalement !
Aujourd’hui, je suis son agent théâtral, sauf pour ses romans. Nous avons une jolie complicité, dès qu'il a une demande qui vient de Pologne il me demande mon avis, je suis un peu sa conscience polonaise.
Prépares-tu réellement ton autobiographie à seulement 38 ans ?
Je pense qu'on peut le dire, oui, je serai en résidence d'écriture en Suisse à la Fondation Jan Michalski, d’octobre à décembre, car j'ai été choisi pour écrire mon autobiographie : je vais raconter mon parcours avec la langue française.
Il y avait 1.700 candidatures, ils en ont choisi 34 et moi, j’en fais partie, incroyable ! Quelqu'un m'a aussi posé la question : « comment oses-tu écrire une autobiographie à l'âge de 38 ans ? » et cette personne a raison parce qu'une autobiographie, ça sonne un peu la fin de vie, c’est le moment où tu te permets de faire un petit bilan…
Son titre sera : « Quand j'avais 22 ans, je ne parlais pas français ».
Tout part de 2007, j'ai 22 ans, suis en route en autocar pour le festival d'Avignon, et j’arrive à Marseille, où je ne comprends strictement rien, je n’arrive pas à communiquer avec les gens.
C'est ensuite, à Avignon que j'ai eu un déclic et que je me suis affirmé : je parlais français, je pouvais discuter avec tout le monde. Avant, je ne communiquais qu'avec mes professeurs en français, puis plus rien en dehors des cours.
J'ai commencé à travailler sur mon autobiographie lorsque j'étais à Erevan en Arménie, dernièrement, car beaucoup de personnes me posent la question « comment ça se fait que tu parles français et comment en es-tu arrivé là ? » ; un autre m'a dit « ça pourrait être une jolie histoire à raconter aux jeunes qui ne savent pas s'il faut apprendre une langue ou pas… ».
La boucle est bouclée : finalement j'écris un peu dans cet objectif : celui de transmettre aux jeunes que chacun peut faire la même chose, parce que je n’ai rien fait d'exceptionnel à vrai dire, à part travailler énormément…
Après l’épreuve que tu as traversée dans ton enfance, la maladie de ton père, c’est extraordinaire ces rencontres avec des personnes comme des guides qui t’ont poussé dans la bonne direction... Mais tu devais avoir aussi une certaine volonté chevillée au corps ?
C'est vrai, je suis absolument d'accord, c’est comme une sorte de compensation.
Aujourd'hui, une amie m'a dit que je manquais d'attention quand j'étais plus jeune, car j'ai tendance à parler de ce que je fais, de moi au quotidien et c'est peut-être vrai.
Je viens de finir de traduire une pièce d'Eric-Emmanuel Schmitt sur Marilyn Monroe, Bungalow 21. Et là, Éric raconte une chose extraordinaire : Marilyn Monroe offrait des cadeaux à tout le monde, par compensation, parce qu'elle n’en avait jamais reçu. Elle offrait des cadeaux de façon absolument compulsive, tu vois ?
Moi je suis comme ça aussi, depuis que je suis adulte, je fais des cadeaux à tout le monde…
En fait, depuis que je travaille avec Éric, j'ai rattrapé pas mal de retard sur la lecture de ses œuvres ; j'aime tout ce qu’il écrit finalement et je ne le dis pas parce nous sommes copains. D’ailleurs, je n'ai jamais traduit un auteur que je n'ai jamais rencontré.
Je ne travaille qu’avec des auteurs que je connais personnellement et qui me touchent.
Comment as-tu réussi à faire venir Francis Cabrel en Pologne et comment l’as-tu rencontré ?
Francis était le seul chanteur que je comprenais lorsque j’ai commencé à apprendre le français. Les Français disent que son accent est parfois incompréhensible, alors que, moi, je le comprenais parfaitement depuis le début de mon apprentissage de la langue française et ça me motivait. Je l’écoute depuis toujours. L’an passé, j’ai voulu me rendre à son concert, mais je n’ai pas pu. Finalement j’ai réussi à le voir à Carcassonne et j’en ai pris plein les yeux.
J'ai alors utilisé tous mes contacts pour le rencontrer ; je suis parvenu à me faire inviter chez lui à Astaffort et on a passé 2 heures à papoter.
C'est là que je lui ai demandé s’il avait déjà joué en Pologne. Il m’a répondu : « Personne ne me connaît en Pologne pourquoi tu veux que j'y aille ? »
Je n’étais pas d’accord avec lui, au contraire, je pense que d’autres apprenants du français comme moi, ont travaillé sur ses chansons.
De retour en Pologne, j’ai cogité sur la manière d’organiser le concert, une rencontre avec Eric Salvat [NDLR Éric Salvat qui a repris les commandes de French Touch La Belle Vie en 2023 en rachetant les droits d’exploitations sur le territoire polonais] a permis de concrétiser le projet.
Lors du concert du samedi 16 mars, nous avons rassemblé 600 personnes venues de toute la Pologne, dont 200 professeurs de français, Francis Cabrel a fait le show et est tellement ravi qu’il veut revenir.
Après t’avoir écouté pendant plus de deux heures, tu es si humble, lorsque tu parles de ton parcours… Il y a tant de personnes ambitieuses, avec des plans de carrières, des objectifs, ce n’est apparemment vraiment pas ton cas ?
Oui, j'ai de l’ambition, mais ce n'est pas maladif, tu vois ? Ce n’est pas quelque chose qui me réveille au milieu de la nuit, à me tordre le cerveau pour savoir si je vais réussir, ou pas, je m’en moque un peu, je suis plus dans le « faire ». Mais il y a des projets que je mène car je m'estime capable de les réaliser et c’est ça qui me plait, c'est mon moteur !
Reportage photo par Justyna Radzyminska