Juive polonaise réfugiée en France après la guerre, Anna Langfus s’impose dans la langue de son pays d’accueil et avec une maîtrise remarquable, elle choisit d’écrire de la fiction non pas pour se détourner de l’horreur de l’Holocauste, mais pour y inscrire ce que l’Histoire peine à nommer : la dévastation intime, la perte irrémédiable, la survie nue. Rescapée de la Shoah, elle incarne une voix littéraire rare, à la croisée de l’expérience historique et de la reconstruction intérieure : « Les Bagages de sable » reçoit le prix Goncourt en 1962. Le documentaire « Anna Langfus (1920-1966) : vivre et écrire après la Shoah », diffusé dimanche 11 mai sur France Culture - auteur Dominique Prusak, revient sur le destin de celle qui, tout au long de sa vie littéraire s’est efforcée de « saisir l'insaisissable ».


Anna Langfus : dire, écrire l’indicible, à s’en briser le cœur
Il est un fait qui peut troubler et qui me trouble : des scènes de meurtre et de violence auxquelles j'ai vraiment assisté m'ont parfois moins touchée, autant que je m’en souvienne, que leur description romancée lue dans un livre. Et je ne pense pas être un cas, un exemple d'aberration. Je crois plutôt que si la réalité nous frappe comme une masse, par sa violence même, elle nous étourdit, nous anesthésie, avant de pouvoir atteindre notre sensibilité. Pour traduire par des mots l'horreur de la condition juive pendant la guerre, il me fallait faire œuvre de littérature. Elle m'a permis de saisir l'insaisissable. Anna Langfus
Avec Anna Langfus, le roman devient lieu de confrontation avec l’indicible, outil fragile mais nécessaire pour dire l’anéantissement. Cette exigence littéraire ou transparait l’écho assourdi du génocide, lui vaut d’être couronnée, en 1962, du prix Goncourt pour « Les Bagages de sable ». Anna Langfus ne témoigne pas : elle fait œuvre, elle fait corps avec ses mots.
Faites connaissance avec Brigitte Giraud Goncourt 2022, qui sera en mai à Gdańsk
Une femme au destin pétrifié par l’horreur nazie : Anna Langfus, entre devoir de mémoire et traumatisme personnel
C’est au cœur de l’Europe centrale, au sud-est de la Pologne, dans la ville de Lublin, que naît le 2 janvier 1920, Anna Regina Szternfinkiel, future Anna Langfus. Élevée dans une famille aisée, avec un père négociant en céréales, la jeune femme grandit dans un environnement cultivé où l’apprentissage du français occupe très rapidement une place de choix.
Anna Langfus, tenace et talentueuse, se marie avec Jakub avant de partir pour la Belgique afin de suivre des études d’ingénieur. À leur retour en Pologne, l’histoire prend un tournant tragique et l'offensive allemande de septembre 1939 coupe court à tous rêves et avenirs… Victime de la barbarie nazie, Anna Langfus et ses proches sont enfermés dans le ghetto de Lublin, puis de Varsovie, dont elle réussit à s’échapper avec son mari. Dans cette tragédie mondiale, l’ensemble des membres de sa famille sont exterminés.
S’ouvre pour Anna Langfus et Jakub une période de faim, d’errance, de trahison avant de rejoindre la résistance polonaise anticommuniste. Traqués par la Gestapo, ils sont arrêtés, subissant humiliation, torture et enfermement. Lui est fusillé presque sous ses yeux. Libérée par l’Armée soviétique, Anna Langfus, miraculée de la guerre, retourne à Lublin. Endeuillée dans un pays en ruine, elle prend la route de l’exil vers le pays des droits de l’Homme.
Maîtrisant la langue de Molière, Anna Langfus, forte et déterminée, s’installe en région parisienne où elle travaille dans un orphelinat. Après des années de souffrance, la tendresse se fraye un chemin dans sa vie : elle se marie avec un juif polonais, rescapé de la Shoah, Aaron Langfus. De leur amour naîtra une petite Maria, prénom chargé d’histoire et de mémoire : hommage à sa mère disparue dans l’horreur de la guerre et qui trouvera une place toute particulière dans ses œuvres.
Pour ne pas oublier et se souvenir à jamais, Anna Langfus choisit d’écrire, non pas en polonais, langue d’un passé traumatique et de la Shoah, mais en français, langue synonyme de survie, de reconstruction et et de dignité.
19 avril 1943 : insurrection du ghetto de Varsovie, des murs chargés d'histoire
Sa plume : un exorcisme face à un passé obsédant et destructeur
Anna Langfus, femme engagée dans la culture et les lettres, fréquente le théâtre parisien des années 50 et s’engage dans le développement culturel de la ville de Sarcelles où elle habite désormais. En 1956, Sacha Pitoëff, figure majeure de la scène théâtrale dans l’après-guerre, monte la première pièce de théâtre d’Anna Langfus « Les Lépreux ».
C’est vers le roman qu’elle se tourne par la suite, comme pour soigner un passé qui ne guérira jamais. Son deuxième roman, « Les bagages de sable », est couronné de succès : elle décroche le prestigieux prix Goncourt en 1962, étant ainsi la quatrième femme à le recevoir après Elsa Triolet, Béatrice Beck et Simone de Beauvoir.
Femme à la plume infatigable, ses deux autres romans « Le sel et le soufre » (1960), et « Saute Barbara » (1965) ne laissent pas indifférents le public et la critique : à travers des récits de souffrance et d’errance, Anna Langfus décrit les ravages laissés par l’occupation nazie. Ses personnages fictifs, « malades de la guerre », coincés dans une reconstruction impossible, victimes d’un passé traumatique, naviguent sans amarre dans une existence ravagée par des souvenirs inhumains.
Son écriture ne cède cependant en rien à la soumission d’un passé trop douloureux et d’une tristesse trop lourde à porter : le ton utilisé est ironique, l’écriture choisie est lumineuse et l’émotion ressentie est vraie, comme une écho aux extraits du poème « La mort rose » d’André Breton qui ont inspiré son livre primé au Goncourt : « Tu arriveras seule sur une plage perdue, Où une étoile descendra sur tes bagages de sable ».
Tribune : Juifs en Pologne, Juifs polonais, Juifs et Polonais
Anna Langfus : une résilience par l’écriture
Simple et élégante, Anna Langfus ne se confine pas à sa plume : sa voix, fluide et douce, comme une porte-parole d’une souffrance inexplicable et indescriptible, résonne sur les ondes de la radio et de la télévision de l’époque où elle explique comment son écriture lui offre l’opportunité d’exorciser la noirceur de son passé par la littérature.
Au-delà de sa passion pour l'écriture, Anna Langfus a la grande fierté d’animer le club des lecteurs de Sarcelles, monté par Jean Grosso, le bibliothécaire municipal. Dans une humilité sans réserve, elle enseigne le théâtre à des étudiants et accueille à la nouvelle MJC (Maison des jeunes et de la culture) des personnalités fortes de la pensée et de la littérature, comme Jorge Semprun ou Paul-Émile Victor. Sa fille, Maria, témoigne de la joie qui y règne et relate la passion inarrêtable de sa mère pour l'écriture, qui l’aimait d’un amour fusionnel.
Torturée par les bourreaux nazis, Anna Langfus garde des plaies ouvertes invisibles : à l’âge de 46 ans, en 1966, Anna Langfus quitte une terre où la folie des hommes avait façonné son destin. À cette époque, elle travaillait à la rédaction d’un nouveau roman et commençait à accéder à une notoriété internationale grâce à la traduction de ses œuvres en 15 langues, preuve de « sa force de vivre féroce et permanente » dont la qualifiaient souvent ses amis.
💡 « Anna Langfus (1920-1966) Vivre et écrire après la Shoah »
▶ Diffusion : dimanche 11 Mai à 17h00 dans la série « Toute une vie » sur France Culture.
▶ Durée : 60 mn
▶ Titre : « Anna Langfus (1920-1966) Vivre et écrire après la Shoah »
▶ Intervenants :
- Jean Yves Potel, historien et écrivain, spécialiste de l’Europe centrale et auteur de l'ouvrage biographique, « Les disparitions d'Anna Langfus ».
- Maria Langfus, ancienne professeur d’anglais et fille d’Anna Langfus.
- Maxime Decout, universitaire, essayiste, chercheur, auteur de travaux sur les relations entre judéité et littérature.
- Nelly Wolf, professeur émérite à l’université de Lille, a travaillé sur la sociologie de la littérature et les écrivains juifs de langue française.
- Claude Vigée, poète français (enregistrement TVP, juin 2007).
Article rédigé par Bénédicte Mezeix-Rytwiński et Annwenn Levêque
Pour recevoir gratuitement notre newsletter du lundi au vendredi, inscrivez-vous à notre newsletter gratuite !
Vous pouvez nous suivre sur Facebook
Sur le même sujet
