France Culture rediffuse les 22 et 23 janvier 2022, le documentaire en 2 parties du plus varsovien des Parisiens, Dominique Prusak - Ginette Kolinka, rescapée des camps : contre l’oubli ! en écho à la date anniversaire de la libération du camp de concentration et d’extermination nazi d’Auschwitz-Birkenau.
Entretien croisé avec le producteur délégué, Dominique Prusak et Christine Bernard, coordinatrice, qui a aussi photographié, pour France Culture, ce voyage en Pologne.
Ginette Kolinka, de l’étoile jaune à la bonne étoile qui l'a sauvée : un témoignage sans concession sur la survie au quotidien dans les camps
Le 27 janvier 1945, le camp de concentration et d’extermination nazi d’Auschwitz-Birkenau est libéré par les troupes soviétiques, mais la parole des survivants, elle, va rester encore longtemps prisonnière. Prisonnière de sa propre honte, prisonnière de l’autre qui ne peut pas entendre, prisonnière de sa propre voix, qui après s’être tue trop longtemps, ne sait plus par quel bout délivrer son récit.
Ginette Kolinka est l’un de ces destins à la fois tragique et solaire, revenue de l’enfer à 20 ans, pesant seulement 26 kilos, mais avec la conviction d’avoir eu de la chance : « Depuis la sale période où j'ai été arrêtée, j'estime que depuis que je suis rentrée, j'ai une bonne étoile ». Et pour cause, celle dont le nom de famille était encore Cherkasky, est déportée avec 1500 personnes, 800 femmes et enfants ainsi que 700 hommes. Dans le convoi n°71 où elle était, Ginette apprendra bien plus tard que sur les 800 femmes et enfants, seulement 91 ont survécu.
Il faut attendre 1996 pour que la parole de Ginette Kolinka se libère
Un documentariste franco-polonais, Rafael Lewandowski la sollicite afin qu’elle témoigne pour la fondation de Steven Spielberg, le réalisateur américain, qui souhaite récolter les histoires de toutes les victimes de la Shoah. Au départ, elle ne veut pas en entendre parler, puis, se laisse convaincre et depuis Ginette ne peut plus s’arrêter de raconter. La nonagénaire part, animée par une force vitale qui force l’admiration, à la rencontre d’élèves, à travers des circuits la menant d’établissements en établissements. Un travail pédagogique de longue haleine pour les enseignants qui doivent préparer le jeune auditoire à recevoir ce témoignage qui ne les laissera pas indemnes.
Entretien croisé avec le journaliste Dominique Prusak, auteur, producteur pour Radio France depuis 30 ans et réalisateur pour ARTE TV, vivant entre Paris et Varsovie et Christine Bernard, qui a photographié, pour France Culture, ce voyage en Pologne.
Lepetitjournal.com/Varsovie : Dominique Prusak, vous vivez une grande partie de l’année en Pologne, ce n’est pas la première fois que vous traitez ce sujet ?
Dominique Prusak : Ce documentaire, dont je suis le producteur délégué, est la suite d'un volet précédent réalisé à Auschwitz quelques années auparavant et consacré à la façon dont on entretient le camp. C’est quelque chose auquel on ne pense pas forcément, mais l'humidité ronge le bois des baraquements, les amas de béton des chambres à gaz s'effritent. Toutes les constructions d'Auschwitz, mémoires elles aussi à part entière, doivent être protégées du gel ou de la pluie. Dans un autre domaine, les dessins effectués par les déportés avec des moyens improvisés constituent un témoignage bouleversant à conserver intact dans les archives.
Dominique Prusak, comment avez-vous rencontré Ginette Kolinka ?
DP : J’ai rencontré Ginette par l'intermédiaire d’une de ses amies, historienne de la Shoah, Maryvonne Braunschweig. Elle est aussi professeur et a réalisé, avec ses élèves, un ouvrage magnifique consacré au film Au revoir les enfants de Louis Malle. C’est une histoire de résistance et d’amitié : des enfants juifs cachés dans un collège catholique sont dénoncés puis déportés à Auschwitz. Le titre Au revoir les enfants, vous laisse imaginer ce qu’il advient d’eux.
Christine Bernard, vous avez accompagné Dominique Prusak en Pologne, quel a été votre rôle durant ce voyage ?
Christine Bernard : Je coordonne l’émission de France Culture, Une histoire particulière. Normalement, je n’accompagne jamais les équipes sur les lieux des prises de son, mais grâce au Mémorial de la Shoah, j’ai pu accompagner Dominique Prusak et Guillaume Baldy, le réalisateur. J’en ai profité pour immortaliser ce voyage avec Ginette Kolinka. C’était en novembre 2019. J’ai fait des tas de photos ! Il y en a une en particulier qui est splendide, c’est ma préférée. On est avec Ginette, à l’aéroport de Cracovie, c’est la fin du voyage, on attend l’avion. Les adolescents sont brassés par l’émotion qu’ils ont accumulée, vous imaginez. Ils sont assis en arc de cercle devant ce petit bout de femme de 94 ans en 2019, qui elle, infatigable, continue encore et encore son récit et ils l’écoutent tous. Elle est là, plus vivante que jamais. Ce qui me touche, c’est que revenus dans notre temporalité, dans cette salle d’attente d’aéroport, au-delà du camp, ils continuent encore à l’écouter, fascinés.
Le témoignage « brut de décoffrage » de Ginette, sa force intérieure et sa dignité captent forcément l'attention, notamment des jeunes, très touchés par sa sincérité. Dominique Prusak
Et vous Dominique Prusak, quels angles avez-vous privilégiés pour recueillir son témoignage ?
DP : De mon côté, mon but était de me faire tout petit et de poser les bonnes questions à Ginette sans la déranger. Comme on se connaissait déjà, c'était plus facile.
Mais Ginette possède une mémoire exceptionnelle et une parole toujours vraie. Les images naissent à travers ses mots et ses sensations tout au long du parcours. Elle a été déportée avec son père, son petit frère et son neveu. Eux ne sont pas revenus. Comment survivre à un tel drame ? Comment trouver le courage ? Le témoignage « brut de décoffrage » de Ginette, sa force intérieure et sa dignité captent forcément l'attention, notamment des jeunes, très touchés par sa sincérité. Avec elle, nous sommes très loin de la sophistication quotidienne et souvent éphémère de notre société. Plus question de smartphones et de réseaux sociaux. Ginette nous emmène instantanément dans son histoire, au plus profond de l'être. Il est impossible de ne pas être concerné !
Christine, en quoi le témoignage de Ginette est-il différent ?
CB : Ginette a un témoignage qui est très fort, car elle parle de manière extrêmement concrète aux jeunes. Elle n’aborde pas la Shoah uniquement de manière générale, mais raconte sa propre histoire, en vous projetant parfois crûment dans la réalité du camp. Elle parle sans tabou des difficultés à simplement uriner, du rapport à son corps à cette époque, de la gêne, de l’odeur, de la faim, de la saleté, elle est directe, concrète. Les jeunes qui reçoivent ce témoignage sont statufiés, car ça leur parle tout de suite. Peu de rescapés sont capables de communiquer avec des mots aussi simples et frappants.
DP: Il faut préciser que Ginette est née avant la guerre dans un quartier très populaire de Paris. Elle appartient à ce monde de la fraternité qui existait à cette époque. C'est une « titi parisienne » pour qui la chaleur humaine est naturelle et la relation à l'autre toujours bienveillante. Elle vient d'une famille juive immigrée de l'Est. Son père confectionnait des imperméables dans le même appartement qu'elle occupe aujourd'hui. À son retour de déportation, Ginette s'est retrouvée vendeuse de bonneterie sur les marchés. Elle a toujours été en contact avec les gens. Elle pourrait figurer sur une photo noir et blanc de Robert Doisneau en train de rire avec une cliente ! Quand, on se voit tous les deux chez elle, on trinque systématiquement avec un petit verre de vodka. Ginette, c'est la convivialité même.
Qui étaient les jeunes qui accompagnaient Ginette Kolinka, que l’on voit assis en arc de cercle, autour d’elle ?
CB : Il y avait des collégiens de 4e, d’autres issus de filières professionnelles. On a généralement l’image des jeunes qui s’en moquent ou qui sont vissés à leurs téléphones portables, mais là, ils étaient tous extrêmement respectueux, personne ne chahutait, et cela, dès le départ de Paris. Les enseignants ont fait un formidable travail de préparation avec eux.
DP : Souvent tout part de l'initiative d'un professeur ou d'un établissement. Le corps enseignant met en place tout un programme de pédagogie et de sensibilisation avec les élèves, pendant l'année scolaire. Ils savent où ils vont et pourquoi. Ensuite, le mémorial de la Shoah à Paris organise concrètement le transport et la journée à Auschwitz. Pour eux, ce voyage est la concrétisation de tout ce qu'ils ont étudié pendant l'année. Dans le documentaire, les élèves sont très touchants quand ils échangent avec Ginette. La discussion est spontanée. On ne sent plus la barrière des générations. C'est un moment magique. Et les jeunes disent à quel point ils sont secoués de découvrir ce lieu tragique. Y compris ceux qui semblent les plus durs à cuire.
Le voyage s’est déroulé au mois de novembre, il faisait froid, il pleuvait des cordes. Je n’ai pas arrêté de me dire - ça m’obsédait : « on est protégés de la pluie, on a des bottes, des gants, des parapluies, on est protégés du froid… ». Christine Bernard
Quelle image gardez-vous de votre arrivée dans les camps ?
CB : Pour arriver jusqu’au camp, on a marché pendant un kilomètre, c’était déjà émouvant, mais soudain, Ginette s’est adressée aux jeunes : « tout ce que vous voyez ici n’est qu’un décor ! Comment imaginer la fumée, les cris, les bousculades, ces dizaines de milliers de gens transformés en esclaves, qui travaillent, qui courent et qui tombent de fatigue ? Là, sous nos pieds, des gens sont tombés ! Vous aurez beau essayer de l’imaginer, il manquera toujours ce que j’ai senti, ressenti au plus profond de ma chair : vous n’aurez jamais le bruit, vous n’aurez jamais l’odeur, vous n’aurez jamais le son, vous n’aurez jamais les cris, vous n’aurez jamais la douleur, vous n’aurez jamais la souffrance. Parce que tout ça, c’est inimaginable. »
Le voyage s’est déroulé au mois de novembre, il faisait froid, il pleuvait des cordes. Je n’ai pas arrêté de me dire - ça m’obsédait : « on est protégés de la pluie, on a des bottes, des gants, des parapluies, on est protégés du froid… ». La boue collante d’un seul coup a du sens : on imagine les déportés pataugeant avec leurs galoches en bois complètement détrempées ou les pieds nus glacés, enveloppés dans du papier journal. Ça m’a beaucoup secouée.
DP : L'élimination des Juifs était une entreprise industrielle organisée par les nazis. On le perçoit immédiatement dans la partie la plus étendue d'Auschwitz, c'est-à-dire à Birkenau, car en réalité, il y avait plusieurs camps à Auschwitz. Ginette raconte très précisément la fonction de chaque élément de l'endroit et la douleur qu'elle a ressentie à chaque moment de sa déportation. Ce qui fait réfléchir, c'est jusqu'où l'homme est prêt à aller pour éliminer l'autre. Et en ressentant physiquement les réactions de notre corps sur le terrain en fonction des intempéries, notre cerveau est organiquement marqué. C'est un moyen très efficace pour imprimer les mémoires et activer les consciences !
« C’est à vous que je raconte cette histoire pour que vous passiez le relais, maintenant vous portez la responsabilité de transmettre ce que je vous ai dit, de maintenir cette mémoire. » Ginette Kolinka
Ginette est aujourd’hui âgée de 96 ans. Comment continuer à faire vivre cette mémoire lorsque la mémoire directe s’éteint ?
CB : La mémoire directe s’éteindra avec Ginette, mais notre devoir de mémoire sera de continuer à donner vie à ses témoignages. Dans le premier volet du documentaire, Richard Kolinka (célèbre batteur français, ndlr) le fils de Ginette, s’exprime, il poursuivra sûrement la mission de sa maman.
Ginette a dit quelque chose d’extrêmement fort aux jeunes, quand on était encore dans le camp : « C’est à vous que je raconte cette histoire pour que vous passiez le relais, maintenant vous portez la responsabilité de transmettre ce que je vous ai dit, de maintenir cette mémoire. »
Et puis Ginette a écrit un livre avec Marion Ruggieri, Retour à Birkenau, édité chez Grasset en 2019. J’espère sincèrement qu’on pourra l’étudier en classe, comme on le fait avec les textes de Primo Levi.
DP : Le plus de la radio, maintenant, c'est aussi d'écouter les documentaires en podcast. Sans fin même, si on le souhaite. Ginette n'est donc pas prête de nous quitter.
Une grande leçon d'humanité pour l'éternité !
Vous avez sûrement noté que Dominique Prusak et Christine Bernard appellent simplement Ginette Kolinka par son prénom. J'ai choisi de respecter ce choix qui souligne les liens qui se sont tissés entre eux.
Pour écouter les documentaires :
GINETTE KOLINKA, RESCAPÉE DES CAMPS : CONTRE L'OUBLI (2 ÉPISODES)
Un documentaire de Dominique Prusak.
Ce documentaire a été diffusé pour la première fois le 25 janvier 2020.
Avec Ginette Kolinka ; Richard Kolinka, son fils ; Rafael Lewandowski, cinéaste ; Huguette Cuisy, amie de Ginette.