Dans cet édito, Paul Pierroux-Taranto, rédacteur en chef de Lepetitjournal.com en Espagne, explore le lien singulier qui unit les Français à leur voisine du Sud. Derrière les clichés ensoleillés, une attirance plus profonde se dessine — faite de quête de liberté, de nostalgie douce et d’un besoin de réenchantement. L’Espagne, plus qu’une destination, un miroir.


Ce n’est pas l’Inde, ni le Brésil, ni le Japon. C’est juste là, derrière les Pyrénées. Et pourtant, pour des millions de Français, l’Espagne reste une promesse d’évasion. Un lieu où l’on parle plus fort, où l’on dîne plus tard, où l’on vit “plus” et pour de vrai. Pourquoi ce lien si profond, si ancien, si persistant ? Pourquoi cette attirance, spontanée et inconditionnelle, pour notre voisine du sud ?
Peut-être parce que l’Espagne est un ailleurs qui ne fait pas peur. Un pays frontalier, un "là-bas" familier. Accessible en voiture, en train, voire à pied pour certains. Je me souviens de mes premières excursions en famille. La promesse du bonheur, loin de la grisaille parisienne, une fois la frontière franchie. Comme un goût de retour aux sources.
Mais le petit enfant que j’étais, d'origine espagnole, n’est pas une exception. Loin s'en faut. Dès la fin des années 70, l’Espagne devient pour les Français une évidence géographique et affective. On y va sans plan, sans crainte, presque sans traduction. Cette gaieté légère est-elle seulement due à l'horizon des vacances, au-delà de la frontière ? Je ne crois pas. Elle dit quelque chose de notre besoin de réenchantement. Elle est un miroir tendu, où nous contemplons une version de nous-mêmes plus spontanée et vivante. Elle est notre possible ensoleillé.

L’Espagne, un paradis accessible
Costa Brava, Andalousie, Baléares… Chaque été, des générations de Français "font l’Espagne". Nos compatriotes y cherchent le soleil, la mer, un dépaysement à bon prix. Et y trouvent bien plus. Les conversations de trottoir, les bars de quartier, un rythme plus lent, des repas qui s’étirent… Une douceur de vivre, enfin, que la France semble avoir remisée.

anna-m. w., Pexels. / Terrasse à Cordoue.
À mesure que notre pays grince et se paupérise, l’Espagne redonne du pouvoir d’achat et du souffle. Un surcroît de vie et de légèreté. Certains décident d’ailleurs de ne pas rentrer. Des prix plus doux, une santé publique qui tient debout, un logement encore abordable : les raisons sont nombreuses de s’installer. Mais au-delà des chiffres et des loyers, il y a autre chose. Un imaginaire ancien, persistant, tenace.
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Fantasmagories ibériques
Verserais-je, à mon tour, dans l’espagnolade ? J’ai d’illustres prédécesseurs. C’est un vieux thème. Un cliché qui colle à la peau du pays de Cervantès. Les moulins à vent, les cavalcades, les patios mauresques, les belles Andalouses au regard sombre… Ils sont nombreux à y avoir succombé. Gautier, Hugo, Dumas, Mérimée, Bizet et sa Carmen, Gustave Doré et ses gravures. Un Orient de proximité, fantasmatique et théâtral — l’Espagne comme scène d’intensité.

Plus près de nous, et dans un autre registre, la fascination persiste. Pour le pire et le meilleur. Marbella et Ibiza ont remplacé Séville ou Grenade. Magaluf, l'Alhambra. Mais l’Espagne — ou du moins son double fantasmé — continue d’incarner une sorte d’eldorado méridional.
Dans des clips saturés de soleil, de Jul à Kendji Girac, de Maître Gims à Aya Nakamura, elle reste un décor de fête, de liberté, d’abondance immédiate. L’imaginaire a changé de langue et de tempo, d’allure aussi, mais l’élan, lui, est le même : celui d’une France qui regarde vers le Sud pour se réchauffer à une autre idée du bonheur.
L’Espagne rêvée… la France désenchantée ?
Je sais bien que tout n’est pas toujours tout rose en Espagne. J’y vis. N'empêche, ce mélange de familiarité latine et de dépaysement solaire permet bien des projections. Le pays offre assez de ressemblances pour rassurer, suffisamment de différences pour séduire. On s’y sent plus léger, plus joyeux, plus libre. Et l’on y goûte ce que la France oublie parfois de s’autoriser : une régression heureuse.
Car en creux, l’amour des Français pour l’Espagne dit peut-être aussi leur désamour pour ce que la France est devenue. Trop sérieuse, trop fragmentée, trop crispée. Là où notre nation s’enlise, analyse, ratiocine ; l’Espagne vit, fête, assume.
Voyez plutôt : ici, tout est prétexte à la célébration. Un rien, et c’est l’extase ! Les traditions ne sont pas que des articles pour brochures d’aéroport. Les Fallas, la Semana Santa, les ferias brûlent encore dans le cœur des habitants, traversent les générations avec la même intensité.

C’est un fait. L’Espagne n’a pas abandonné sa culture populaire vivante. Elle reste enracinée, mais sans repli. Festive, mais sans artifice. Bruyante, mais sincère. Une société encore charnelle et ancrée. Où les liens ne sont pas rompus, où les gestes ont un poids, où l’on peut encore être là, vraiment — au milieu des autres, à hauteur d’humain.
Un pays sans tiédeur
Clichés que tout cela, me direz-vous ? Peut-être. Et certes, cette pulsion de vie a son revers. Il y a, chez les Espagnols, une intensité qui frôle parfois le fanatisme. Un coté “no limit”. Une passion exacerbée. Qu’ils me pardonnent — mais qui n’a jamais assisté à un match du Real ou du Barça dans un bar de quartier ne peut pas comprendre. L’Espagne peut devenir le lieu de toutes les transgressions… et de toutes les répressions.
C’est une terre sismique. Entre Thérèse d’Avila et l’Inquisition, entre la ruta del bakalao et les lois bâillon (ley mordaza), elle oscille, depuis toujours. Oui, c’est cela : un pays dont les pulsations vont de l’extase à l’interdit. Une nation dont la vitalité déborde sans cesse les cadres qu’elle s’impose. Ici, rien n’est tiède. Tout s’éprouve à vif.
Car en Espagne, on est dans l’humain tout de suite.
Moi, ce qui m’a toujours plu : c’est le fait de ne pas être jugé au premier regard. Pas d’étiquette à priori. Pas de catégorisation abusive. Marcher dans la rue avec des tongs, un vieux tee-shirt et les cheveux en bataille, à 16h en plein centre-ville ? Personne ne vous sermonnera.
Bien sûr, certains en profitent, et croient que c’est les vacances toute l’année, Magalouf encore et toujours… Mais franchement, cette liberté d’exister sans justification est un soulagement. Un luxe discret mais essentiel. Pas étonnant que l’Espagne soit une des nations les plus LGBT-friendly d’Europe…
Les leçons de la DANA
Je prends un autre exemple. Une image qui a fait le tour du monde. Un pont. Celui qui relie València au quartier de La Torre, ravagé par la DANA. D’un côté, la ville intacte ; de l’autre, les rues éventrées, les maisons noyées sous la boue. L’enfer, littéralement.

Et pourtant… ce jour-là, ce pont est devenu une passerelle d’espoir. Une marée humaine l’a traversé, à pied, à vélo, avec des pelles, des bottes, des gants. Des voisins, des anonymes, des enfants, venus prêter main forte sans consigne, sans hiérarchie. Une solidarité spontanée, brute, comme une lueur de beauté dans l’histoire de la laideur.
Je me souviens d’avoir eu du mal à me frayer un chemin tant la foule était dense. Pas de grands discours, juste des gestes. C’était le “sentiment tragique de la vie” en acte : cette lucidité sur la fragilité humaine et ce refus farouche de l’indifférence.
La liberté du Sud
Alors Françaises, Français, un peu d’autocritique ! Il y a ce trait que je n’ai jamais supporté, cette pointe d’arrogance, voire de snobisme, chez certains de mes compatriotes à l’égard d’un peuple que nous connaissons mal. Une morgue discrète, mais tenace — comme si l’Espagne était une sorte de France en moins bien : moins rigoureuse, moins cultivée, moins sérieuse. Un lieu de plaisirs secondaires, de folklore, bon pour les vacances et les retraités… Il faut l’entendre, ce mépris feutré.
Or ce que nous refusons peut-être d’admettre, c’est que ce pays que nous fantasmons comme plus chaud, plus léger, plus désinvolte, est aussi plus direct, plus vivant, plus frontal que nous. Et cette liberté déroute.
Nous avons beaucoup à apprendre de l’Espagne. Elle est ce miroir hédoniste dans lequel nous aimons nous contempler — un peu nostalgiques, un peu envieux — en nous demandant si, au fond, nous n’avons pas laissé s’éteindre quelque chose d’essentiel... Un rappel joyeux à l’ordre du vivant.
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