Édition internationale

L’Espagne devant l’Allemagne : le renversement que personne n’attendait

Longtemps reléguée au rang des « pays du Club Med », l’Espagne signe un basculement inédit : pour la première fois en vingt ans, son déficit passera sous celui de l’Allemagne. Portée par une croissance solide, un marché du travail en plein boom et des recettes en hausse, Madrid déjoue les pronostics tandis que Berlin s’enlise dans une relance à coups d’investissements. Le centre de gravité européen se décale — et les anciens « mauvais élèves » prennent la tête du peloton.

Drapeau espagnol à gauche et drapeau allemand à droite, se faisant face sur un fond gris clair, éclairés en léger contre-jour, évoquant une confrontation symbolique entre les deux pays.Drapeau espagnol à gauche et drapeau allemand à droite, se faisant face sur un fond gris clair, éclairés en léger contre-jour, évoquant une confrontation symbolique entre les deux pays.
Image générée par IA via DALL·E – OpenAI
Écrit par Paul Pierroux-Taranto
Publié le 19 novembre 2025, mis à jour le 25 novembre 2025

Vingt ans après, Dumas aurait peut-être appelé ça : le retour des bannis. L’Espagne passe devant l’Allemagne. Et l’Europe se retrouve la tête en bas. Qui, honnêtement, aurait parié sur un tel scénario ?

L’Espagne portait encore les cicatrices de la bulle immobilière, s’enfonçait dans la crise de la dette et voyait son déficit filer au-delà des 10 % du PIB. En face, l’Allemagne donnait le la : excédents en cascade, rigueur brandie comme étendard, et sermons envoyés à tout le Sud européen. Et pourtant… le décor s’est retourné. La culbute est totale.

D’après la Commission européenne, Madrid bouclera 2025 avec un déficit limité à 2,5 % du PIB, puis 2,3 % en 2026. Berlin, elle, fera le chemin inverse : 3,1 % l’an prochain, presque 4 % ensuite. Un basculement historique. Pour la première fois en vingt ans, l’Espagne affiche un déficit plus faible que l’Allemagne.

 

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Le « miracle fiscal silencieux » de l’Espagne

Pas de cure d’austérité spectaculaire, pas de saignée budgétaire à l’ancienne. Si l’Espagne renverse aujourd’hui le tableau, c’est grâce à un mélange inattendu : une croissance qui résiste, des recettes fiscales qui gonflent et un ajustement budgétaire… qui se fait presque sans y toucher.

 

les quatre tours du quartier d'affaire Cuatro Torres à madrid
@Eurostarshoteles, CC BY-SA 3.0 / Vue aérienne du CTBA à Madrid en 2008.

 

Le pays de Cervantès avance là où personne ne l’attendait. En 2024, son PIB bondit de 3,5 % quand l’Allemagne frôle la stagnation. Pour 2025, Bruxelles vise les 2,9 % de croissance, largement au-dessus de la moyenne européenne. Tourisme record, consommation soutenue, services en exportation : la machine tourne.

Le marché du travail suit le mouvement. Près de 600.000 nouveaux arrivants chaque année renforcent la population active, alimentent l’emploi et dopent les recettes publiques. Même l’inflation, honnie par les ménages, se serait révélée une alliée inattendue pour l’État. Avec les salaires qui montent mais des tranches d’imposition qui, elles, restent figées, de nombreux contribuables basculent mécaniquement dans une catégorie supérieure. Résultat : l’État encaisse plus sans toucher aux taux. Une hausse d’impôt déguisée, presque silencieuse.

Le “fiscal drag”, un moteur discret des finances espagnoles : +8,1 % : hausse des recettes issues des quatre principaux impôts en 2024 (IRPF, TVA, sociétés, impôts spéciaux). 458 € : hausse moyenne de l’impôt sur le revenu pour un contribuable de la classe moyenne en raison de l’inflation (Funcas). 1 % de hausse des revenus = +1,85 % de recettes IRPF quand les seuils ne sont pas indexés (Banco de España). Le ratio fiscal (recettes/PIB) est passé de 33 % en 2000 à 37,3 % en 2023 (OCDE). Sans modifier les taux, l’Espagne a accru ses recettes grâce à la « progressivité en froid », dopée par la croissance, l’emploi et l’inflation.

Dernière pièce du puzzle : l’absence de budget voté depuis 2023. Les dépenses restent gelées, une forme d’austérité silencieuse qui allège le déficit sans débat parlementaire. Un cocktail improbable, mais efficace, qui explique en grande partie pourquoi Madrid se retrouve aujourd’hui devant Berlin sur le terrain budgétaire.

 

La fin du modèle allemand

Longtemps citée en exemple pour sa discipline budgétaire, l’Allemagne voit aujourd’hui son modèle se fissurer de toutes parts. Le triptyque qui faisait sa force — gaz russe à bas prix, industrie automobile triomphante et infrastructures solides — ne tient plus. La guerre en Ukraine a fermé le robinet énergétique, la Chine bouscule ses exportations, et l’automobile allemande perd son avance. Résultat : deux années de contraction économique et un redémarrage poussif.

Dos au mur, le gouvernement de Friedrich Merz a décidé de rompre avec la sacro-sainte rigueur. Berlin investit désormais à marche forcée : infrastructures, défense, transition énergétique, aides massives aux industries énergivores… Les dépenses publiques devraient grimper de 75 % entre 2019 et 2026. Une vraie révolution pour un pays qui avait fait du “frein à la dette” un symbole identitaire. Et pendant que Berlin renonce à ses totems, une autre histoire s’écrit plus au sud : une histoire de rattrapage, de retournement, presque de revanche.

 

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La revanche du Sud 

Et l’Espagne n’est pas un cas isolé : c’est tout le paysage européen qui semble s’être retourné. Depuis deux ans, les agences de notation comme Fitch ou S&P saluent les trajectoires du Sud — Espagne, Portugal, Grèce — tandis qu’elles rétrogradent celles du Nord, de l’Autriche à la Finlande en passant par la France. Un basculement longtemps inimaginable.

Derrière cette inversion, une réalité simple : les économies fondées sur les services encaissent mieux les chocs que celles dépendantes de l’industrie manufacturière. Le Sud, longtemps montré du doigt, profite aujourd’hui d’un modèle plus résilient, pendant que le Nord s’essouffle.

Les ombres au tableau de la réussite espagnole : L’Espagne n’est pas un parfait élève pour autant. Les défis structurels restent lourds : une dette publique encore élevée (103 % du PIB), une productivité stagnante, une pauvreté en hausse (13,6 % en 2024 selon Eurostat), une forte dépendance au tourisme, des investissements publics insuffisants faute de budgets votés.

 

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L’Espagne, nouvelle locomotive européenne ?

Portée par ses performances, l’Espagne s’impose désormais comme l’économie la plus dynamique des grands pays de la zone euro, l’une des plus vertueuses en matière de déficit et un aimant pour les investissements étrangers. Dans une Europe en plein réagencement, Madrid joue même les stabilisateurs, ce qui aurait fait sourire  jaune il y a encore quelques années.

Qu’on se le tienne pour dit, l’image du « Club Med » appartient au passé. L’Espagne est devenue un pôle de stabilité, de croissance et d’innovation. La hiérarchie européenne s’est renversée, et la péninsule ibérique a pris une longueur d’avance. Vingt ans après sa crise la plus profonde, elle se retrouve là où personne ne l’attendait : aux avant-postes de la croissance — devant l’Allemagne.

 

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