Nous vous le disions il y a quelques semaines : entre Britanniques et Français, cela n’a pas toujours été tout beau tout rose. La raison ? Des valeurs et un régime étatique profondément aux antipodes l’un de l’autre. La rédaction vous propose aujourd’hui de revenir sur l’une des plus grandes discordances opposant encore de nos jours les deux Etats souverains : la laïcité.
Plusieurs siècles ont passé depuis la Guerre de Cent Ans. La relation franco-britannique fut longue à bâtir et fastidieuse à entretenir. Pour autant, certains débats perdurent et reflètent des idéologies incompatibles. Aujourd’hui, la question brûlante autour de la laïcité fait débat dans un monde occidental moins uni que nous pouvions le penser. Il y a quelques mois, plusieurs jours après l’assassinat abject de Samuel Paty, le président français Emmanuel Macron tweetait « la laïcité n’a jamais tué personne » et relançait ainsi la polémique sur la laïcité « à la française ». Mais quelle est réellement l’origine d’une telle dissimilitude entre deux démocraties qu’en apparence tout rassemble ?
« The Glorious Revolution » versus « la loi de 1905 »
Petit retour sur l’Histoire. Toutes proportions gardées, la Glorieuse Révolution peut s’assimiler à notre loi de séparation des Eglises et de l’Etat, made in England.
Nous sommes à la fin du 17ème siècle et le dernier héritier catholique de la maison Stuart vient d’être évincé et chassé du Royaume d’Angleterre par Guillaume d’Orange. Le catholicisme à la poigne de fer du Roi et sa politique pro-française firent de lui un roi très impopulaire en Angleterre, au point de pousser plusieurs nobles protestants à se ranger du côté de Guillaume d’Orange afin de pousser le souverain hors de la cour. En 1688, c’est chose faite : Jacques II s’exile et se réfugie à la cour de France, protégé par Louis XIV, son allié et cousin. Considérant cette fuite comme une abdication, l’Angleterre place sur le trône Marie II et Guillaume III d’Orange.
Le 13 février 1689, le Parlement promulgue The Bill of Rights, un texte visant à limiter le pouvoir du Roi au profit du Parlement. Dès lors, l’Angleterre devient une monarchie parlementaire, ce qui signifie entre autres que le Roi ne peut lever des troupes sans l’aval de la Chambre et que cette dernière, librement élue, se réunira périodiquement pour voter des lois. La Glorieuse Révolution marque alors la fin du pouvoir personnel royal et le début d’un pouvoir soumis au Parlement. Nous sommes donc davantage face à un amoindrissement des pleins pouvoirs du Roi, tout en conservant le régime monarchique et le statut religieux de la couronne.
L’Angleterre garde également une religion d’Etat, et possède une Eglise établie : l’Eglise d’Angleterre, gouvernée par son monarque, aujourd’hui Elizabeth II. 26 membres de la Chambre de Lords, chambre haute du Parlement, sont d’ailleurs des clercs issus de l’église anglicane. Le statut du pays n’est donc pas officiellement laïc comme celui de la France.
La loi française de 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat se veut mère du modèle laïque français. Cette loi très controversée voit le jour sous la 3ème République, et constitue aujourd’hui l’une des valeurs identitaires principale de la France. Avec sa création vient la fin du régime du Concordat et met un terme au catholicisme comme religion d’Etat.
En 1905, Aristide Briand veut réunir le pays grâce à une loi qui, par définition, divise. Alors que d’un côté, une partie de la gauche va jusqu’à réclamer une « dé-christianisation » de la France et une « suppression de l’Eglise par l’Etat », Aristide Briand préfère mettre de l’eau dans son vin. D’une part, il se veut rassurant pour les catholiques pratiquants car selon lui, le peuple français reste attaché à la foi ; et d’autre part, il promet à la gauche une rupture nette et précise. Devant l’Assemblée Nationale, il propose un texte de loi promulguant un Etat neutre quant à la religion, quelle qu’elle soit. Il insiste également sur le fait que les libertés individuelles doivent continuer à pouvoir s’exercer, et avec elles la liberté du culte. En clair, la pratique religieuse devient une affaire de droit privé.
Le 9 décembre 1905, la loi est votée en grande majorité. Elle est historique, et marque la rupture totale entre la religion et la sphère publique. Son Article Un garantit « la liberté des consciences et le libre exercice des cultes » sous les restrictions suivantes : « la République ne reconnait, ne salarie et ne subventionne aucun culte ». Le pouvoir politique est, depuis ce jour, indépendant du pouvoir religieux.
Nous avons donc ici deux systèmes étatiques profondément différents dans leurs racines. La France est une République laïque, alors que l’Angleterre est une Monarchie parlementaire possédant une religion d’Etat. Autrement dit, chez l’un, la religion est une affaire de vie privée ; chez l’autre, de vie publique.
« Je suis Charlie, Je suis Samuel Paty »
Les récents événements survenus en France illustrent encore davantage cette fracture entre les deux pays.
Alors qu’en janvier 2015, les réactions internationales semblaient unies et solidaires pour dire non à la censure et défendre à l’unisson la liberté de la presse, les conséquences de l’assassinat du professeur Paty le 16 octobre 2020 ont ravivé les divisions.
Si dans un premier temps les médias étrangers condamnent l’horreur du crime, il ne faut que quelques semaines aux journaux anglo-saxons pour faire le procès de la laïcité française. Après la décapitation de Samuel Paty et l’attaque de Nice, la version européenne du site américain Politico publie un article dans lequel un sociologue, directeur d’études à l’EHESS (Ecoles des hautes études en sciences sociales) explique que la France est ciblée par les attentats djihadistes à cause de « sa laïcité radicale et son blasphème, qui ont alimenté le radicalisme d’une minorité marginalisée ». C’est ensuite au tour du quotidien britannique The Financial Times d’accuser la République « d’entretenir un environnement hostile » pour les musulmans de France. De plus, selon la BBC, « un nombre croissant de personnes pensent que les lois françaises sur la laïcité et la liberté d’expression doivent changer ».
La presse anglo-saxonne (des deux côtés de l’Atlantique) sous-entend donc à plusieurs reprises la présence d’une « politique française ciblée contre les musulmans ». Le chef de l’Etat français se voit alors insulté et devenir la cible de certains pays musulmans qui iront même jusqu’à appeler au boycott des produits français. Suite à ces menaces, le soutien britannique, entre autres, s’est fait plus que désirer.
En d’autres termes, entre malentendus et profonde incompréhension, la France et le Royaume Uni semblent n’avoir jamais été dans un tel niveau de désaccord en la matière.
God Save the multiculturalism
Le terme de « multiculturalisme » anglais fait son apparition à la fin des années 1960 et se définit par la volonté d’adaptation du pluralisme britannique à la diversification ethnique et religieuse de la société anglaise.
L’Angleterre a longtemps préféré le compromis vis-à-vis du respect des cultes, là où la France tranche net. Mais le pays prônant le multiculturalisme serait-il en train de relancer lui-même le débat ?
En 2011, l’ex Premier Ministre David Cameron dénonçait cet adage, au nom duquel l’Angleterre avait « encouragé différentes cultures à vivre des vies séparées, loin les unes des autres ». Au lendemain de l’attentat de Londres en 2017, Theresa May le corrobore en appelant les citoyens britanniques à ne plus vivre « dans une série de communautés séparées, mais comme un véritable royaume uni. »
Au pays de sa majesté, nous estimons qu’il existe plusieurs dizaines de tribunaux islamiques, appelés aussi « conseils de la Charia », qui n’ont certes pas de statut légal à l’égard de la justice britannique, mais qui continuent pourtant « d’exercer » depuis plusieurs décennies. Se pose alors notamment la question des droits de la femme au cœur de ces « institutions », en particulier pour le divorce. Par exemple, de nombreux tribunaux islamiques ne reconnaissent pas le mariage civil britannique. Ainsi, si la femme n’obtient « que » le divorce civil et non islamique, elle est considérée comme adultère et son honneur se voit bafoué par la pression sociale au sein de sa communauté. A l’inverse, si l’homme souhaite divorcer, il lui suffit de prononcer les mots « je divorce de toi » trois fois, tandis que madame doit passer devant un conseil de la Charia tout en justifiant sa décision.
Seraient-ce là les conséquences d’un communautarisme aux limites brumeuses ?
Multiculturalisme versus laïcité
Se pose alors la question de la préservation des identités « fixes » et de l’intégration de ces identités dans un monde multiculturel.
« Aujourd’hui, il y a des tentatives d’instrumentalisation du « nous » national, et parfois même pour désigner des coupables. Il faut être attentif à ne pas tomber dans une approche totalitaire qui désavouerait l’esprit de la loi de 1905. » confie au HuffPost Nada Afiouni, docteure en civilisation britannique et spécialiste des questions religieuses.
Dans le monde anglo-saxon, la laïcité à la française est sans cesse décriée et accusée de favoriser la discrimination. Pourtant, en 1802, la France est l’un des premiers pays européens à reconnaitre officiellement une religion non-chrétienne : le judaïsme. En 1905, c’est de cette dernière, tout autant que de la religion protestante ou catholique qu’elle se détache : l’Etat est neutre, et dans ce cadre, il ne favorise ni ne défavorise aucune religion.
La confusion se crée donc autour de la notion de « neutralité », qui, pour beaucoup d’anglo-saxons, s’apparenterait à un combat de l’Etat contre les religions. Le Président français déclarait, à quelques jours de l’assassinat du professeur : « La laïcité, c’est la neutralité de l’Etat, et en aucun cas l’effacement des religions dans la société. La spiritualité, c’est l’affaire de chacun. La laïcité, c’est l’affaire de tous. ».
Mais revenons plutôt sur la définition même de la laïcité. Selon Valentine Zuber, historienne française des libertés religieuses, la laïcité est « un système juridico-politique qui concerne les relations entre un Etat donné et différentes religions ». Le modèle français lui, fait de la laïcité « l’égalité de tous devant la loi sans distinction de religion ou de conviction, et garantit aux croyants et non-croyants le même droit à la liberté d’expression » dixit le site du gouvernement de l'Hexagone.
Mais dans la langue anglaise, le terme même de « laïcité » n’existe pas et se traduit littéralement par « secularism ». Or, ce terme induit la séparation du pouvoir de l’Etat et des institutions religieuses et non le principe de neutralité dont l’Etat (français en l’occurrence) fait preuve à l’égard de toutes les religions. Aussi, comment pouvons-nous, sur une traduction si inexacte, nous comprendre voire nous entendre ?
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