Alors que la polémique autour de l’"islamo-gauchisme", prétendue "gangrène" de la recherche, provoque l’ire des universitaires en France, le Royaume-Uni prend des mesures en faveur des libertés académiques.
Il y a 21 ans paraissait La Tache, un livre dans lequel le sulfureux Philip Roth mettait en garde contre la dictature du politiquement correct. Cette œuvre prémonitoire renvoie un écho cynique de l’actualité franco-britannique, entre autres. Alors que l’ONU déplorait hier que la pandémie de Covid-19 ait pu servir de “prétexte” à certains Etats pour réprimer les libertés, une dérive autoritaire semble bien menacer certaines démocraties européennes. La liberté d’expression, colonne vertébrale des peuples souverains, se voit mise à mal tant par la bien pensance et la “cancel culture” que par ses détracteurs qui s’engouffrent dans les interstices, s’autorisant eux-mêmes à régenter les infrastructures et l’information. L’Université concentre actuellement les débats autour de ces sujets brûlants, et devient un enjeu géopolitique et juridique pour la France et le Royaume-Uni.
“On ne peut plus rien dire !”
“On ne peut plus rien dire,” cette fameuse rhétorique se fait le témoin irrité d’un bouleversement dans les mentalités contemporaines, semble le nerf de la guerre de la liberté d’expression. Tantôt libération de la parole, tantôt chasse aux sorcières et censure, les vagues de dénonciations entamées par #MeToo, Black Lives Matter ou toutes les déclinaisons de Balance Ton/Ta… ont profondément divisé les sociétés françaises et britanniques.
En France, quand Catherine Deneuve et Brigitte Bardot s’en prennent aux accusations de harcèlement sexuel, la gauche est unanime et y voit la réaction d’une génération dépassée et à côté de la plaque. Mais quand en 2019 une conférence de François Hollande à l’Université de Lille est annulée à cause de l’intrusion de manifestants dans l’amphithéâtre, la question de la censure et de la “cancel culture” se pose plus sérieusement.
Cet événement récent en France n’est pas sans rappeler une autre polémique connue par le Royaume-Uni en février, au sein de laquelle une intervention du réalisateur Ken Loach avait été mise à mal par un groupe d’étudiants du St Peter’s College à Oxford. Cette minorité de la communauté juive l’avait alors accusé d’antisémitisme. La responsable de l’établissement avait par la suite décidé de présenter ses excuses aux étudiants d’avoir invité le réalisateur, pourtant connu pour sa conscience sociale et son soutien à la classe ouvrière britannique. “Le cas récent Ken Loach est un cas illustrateur d'une situation plus générale en Angleterre. Pour moi, la situation est à l'inverse de celle décrite par Vidal en France : je trouve le rapport de force très désavantageux pour la gauche, qui essuie une défaite après l'autre face à une gamme d'acteurs de l'extrême centre à l'extrême droite jusqu’aux organisations sionistes de droite, qui mobilisent la presse et les médias avec succès pour imposer leur discours” analyse pour LePetitJournal.com Edward Lee-Six, lecteur à l’ENS et ancien thésard à Cambridge.
Enquête sur l’islamo-gauchisme dans la recherche en France : les universitaires dénoncent une dérive autoritaire
Dans ce contexte d’hostilité plus ou moins latente quant à la liberté d’expression, la ministre de l’éducation française Frédérique Vidal réitère ce 21 février sa volonté de mener une enquête parmi l’ensemble des recherches universitaires. Cette enquête, lancée selon la crainte que la liberté académique soit entravée par un “islamo-gauchisme” et un militantisme post-colonial rampant chez les universitaires, vise à dresser un “état des lieux” afin d’être en mesure de “faire la part des choses entre le travail des scientifiques et ceux qui se servent de ces travaux pour porter une idéologie et nourrir l’activisme”.
Avec cette annonce, la ministre s’est attirée les foudres d’une large partie du milieu universitaire ainsi que des militants de gauche, qui y voient une grave entrave à la liberté d’expression ainsi qu’une ingérence de la caste politique dans l’Université. 600 universitaires ont depuis signé une tribune demandant sa démission.
Le sociologue, chercheur et enseignant français Eric Fassin confie dans une interview à LePetitJournal.com “Il y a une dérive autoritaire dans de nombreux pays. La France et le Royaume-Uni ne sont pas épargnés. C’est qu’il ne suffit pas de réprimer les mouvements sociaux ; le néolibéralisme autoritaire s’en prend désormais à la pensée critique, qui est un contre-pouvoir démocratique”. Un point de vue partagé par Edward Lee-Six qui voit dans les propos de Frédérique Vidal un “dérapage scandaleux et sans fondement dans la réalité (...) qui vise à encourager la chasse à un ennemi intérieur imaginaire”. “C'est peut-être parce que je ne suis pas français, mais pour moi c'est relativement incompréhensible et choquant d'entendre ce discours paranoïaque et raciste,” poursuit-il.
Raciste puisque, entre autres, l’enquête demandée par Vidal met en cause les recherches favorisant une approche post-coloniale parmi les sciences humaines et sociales. Ces recherches pointent du doigt un passé peu glorieux de la France et du Royaume-Uni que les politiques des deux pays peinent à endosser. Face à une nouvelle appréhension du passé des pays Européens, le pouvoir en place préfèrerait la censure et le contrôle à la pensée critique : “Aujourd’hui, de nouvelles générations, militantes et intellectuelles, relient le passé colonial à la lumière du présent avec son racisme systémique. C’est tout l’enjeu du postcolonialisme. Voilà ce qu’on voudrait nous interdire de penser. Il faut donc en conclure que les dominants préfèrent empêcher qu’on parle de domination”, analyse Eric Fassin.
Par ailleurs, pour les deux universitaires et militants de gauche, la prétendue “gangrène” de l'islamo-gauchisme ne serait finalement qu’un fantasme, un leurre servant de prétexte au pouvoir en place pour contrôler les discours subversifs et critiques envers les consensus sociétaux. Plus encore, il s’agirait d’une forme d’“intimidation” de la politique envers les universitaires qui pousserait ces derniers à une forme d’auto-censure : “Dans le climat politique actuel, les jeunes chercheuses et chercheurs hésitent : ne vaut-il pas mieux s’éloigner de sujets exposés aux pressions, aux sanctions, voire à la censure d’État ?” déplore le sociologue français. Edward Lee-Six regrette lui aussi un “manque de diversité dans la recherche” d’aujourd’hui, et souligne la dissonance avec le discours de Vidal qui y verrait une majorité de sujets militants et orientés : “Face à l’idée que l’Université serait régie par des militants qui auraient une hégémonie idéologique, j’aurais envie d’ironiser en répondant “I wish!” (“Si seulement !”)”
Pour l’universitaire franco-britannique, la véritable question n’est donc pas tant de savoir si oui ou non un prétendu militantisme de gauche nuirait à la neutralité axiologique des universitaires (une notion relevant par ailleurs du fantasme pour Eric Fassin). “Cette question est un leurre”, affirme-t-il, l’enjeu est de savoir si le pouvoir politique a “le droit d’interférer aussi directement dans ce que font les universités”. En effet, cette ingérence des instances politiques dans l’Université française intervient alors même que la liberté des universitaires est garantie par la législation française, qui entérine leur indépendance comme un “principe fondamental reconnu par les lois de la République”.
Mais en France comme au Royaume-Uni, l’inscription dans la législation de la liberté d’expression reste floue. Elle se confronte à ses limites dans des cas circonscrits (incitation à la haine, racisme…), mais les cas les moins extrêmes, sortes de zones grises, ne répondent qu’aux exigences des “British values” ou des “valeurs républicaines”. Difficile alors de distinguer ce que ces termes impliquent, d’autant qu’ils s’enracinent dans des pays aux rapports à la laïcité très distincts.
Les enjeux derrière l’enquête commandée par la ministre de l’éducation semblent donc, pour ses opposants, relever davantage de la menace autoritariste à la liberté d’expression, et de l’immixtion de la politique qui chercherait à instaurer un magistère parmi les hauts-lieux de la pensée critique.
Contre la “cancel culture”, le Royaume-Uni prétend renforcer la liberté d’expression
Le Vidal Britannique, Gavin Williamson, veut se placer en héros de la liberté d’expression face à la dérive autoritaire française. Il entend actuellement légiférer davantage la liberté d’expression, prétendant ainsi la renforcer avec la loi “free speech".
Cette loi entend répondre à “La montée de l’intolérance et de la “cancel culture” parmi nos campus”, qui prendrait appui sur des événements aux connotations de censure de la bien-pensance : “Des étudiants ont été exclus de leurs enseignements, des académiques renvoyés et d’autres ont été forcés à vivre sous la menace de la violence” écrit Williamson en préface du projet de loi. Le Premier ministre Boris Johnson partage cet avis sur Twitter : “Il est tout à fait juste que nos grandes universités - lieux historiques de la liberté de penser - puissent compter désormais sur la protection et le renforcement de cette liberté par des protections juridiques plus solides”.
Mais qu’envisage cette fameuse loi “free speech” ? Parmi les aspects les plus importants, elle entend notamment désigner un “champion de la liberté d’expression” chargé d’enquêter sur les cas où cette liberté ne serait pas respectée, mais aussi permettre aux universitaires ayant perdu leur emploi de réclamer une indemnisation dans des cas de litiges similaires. Aussi, elle prévoit de renforcer la mise en avant de la liberté d’expression en passant par ses enseignant.e.s : “(...) Cela signifie que les enseignants à l’Université auront le devoir non seulement de prendre des mesures raisonnablement réalisables pour garantir la liberté d'expression, mais auraient également le devoir général de promouvoir activement la liberté d'expression sur le campus”, précise le texte de loi.
Pour ses opposants, la loi “free speech”, loin de renforcer la liberté d’expression, ne permet là aussi qu’un contrôle plus important des universitaires. “Sous couvert de préserver l’université de la politique, les politiques encouragent des campagnes politiques dans l’université. Sous prétexte de liberté d’expression, on menace la liberté d’expression. George Orwell était anglais, n’est-ce pas ?” ironise amèrement le sociologue français Eric Fassin. Pour son compère franco-britannique, cette loi viendrait effectivement placer les universitaires et les étudiants “sous un contrôle gouvernemental plus direct”.
Par ailleurs, cette loi relèverait plutôt de l'enjeu géopolitique que du pas en avant vers le respect des libertés académiques. Avec la loi “free speech”, le Royaume-Uni voudrait en fait se placer “en contraste implicite avec l'autoritarisme de la Vème République outre-Manche” et tenterait au passage d’atténuer le ressentiment d’un pays qui a perdu foi en son gouvernement. Ainsi, “l'éloge de la liberté discursive est un cache-misère pour une perte quasi-totale de libertés matérielles”, regrette Edward Lee-Six.
“La classe politique se trouve face à une grande hostilité, elle doit donc contrôler la parole pour s’accrocher au pouvoir”
Pour le lecteur à l’ENS, ces dérives autoritaires ne seraient donc que des tentatives de la part des politiques de s’accrocher au pouvoir dans une période d’hostilité et de désintéressement de la population : “Toute cette poussière crypto-raciste qui a été soulevée (chacun à sa façon en France comme en Angleterre) ne fait que cacher la réalité économique : des castes politiques qui améliorent, matériellement, la vie des gens de moins en moins, et des infrastructures publiques en plein démantèlement (dont, notamment, l'université). Ces castes, donc, ne peuvent plus acheter la paix, et sont obligées de gouverner par des crises successives (états d'urgences sanitaires ou sécuritaires, Brexit, etc.) et par un contrôle policier/juridique de plus en plus serré.”
Ainsi, les universités deviendraient le nouveau “terrain de conquête économique et idéologique” des politiques britanniques en quête de popularité électorale, particulièrement dans une période de Brexit, décision à laquelle les universitaires s’étaient très majoritairement opposés. Le secrétaire général du UCU (University and College Union), Jo Grady, partage cette analyse : “En réalité, la plus grande menace à la liberté académique et à la liberté d’expression ne vient pas des universitaires ou des étudiants, ni d’une prétendue “cancel culture”, mais des tentatives des ministres de contrôler ce qui peut ou ne peut pas être dit sur les campus, et de leur incapacité à faire face à l'insécurité de l'emploi.”
“On l’observe aussi en France, où Emmanuel Macron a été élu avec un taux d’abstention record. La classe politique se trouve face à une grande hostilité et à une grande indifférence, elle doit donc contrôler la parole pour s’accrocher au pouvoir”, précise Edward Lee-Six qui observe par ailleurs que, dans les périodes où les pouvoirs politiques étaient solides, comme aux Etats-Unis dans les années 70-80, les recherches marxistes et marquées à gauche étaient légion et ne provoquaient aucun remous, dans la mesure où les gouvernements ne s’en sentaient pas menacés.
Chasse à l’islamo-gauchisme en France contre loi “free speech” au Royaume-Uni, finalement, les politiques des deux pays trahissent avant tout, pour leurs opposants, une incompréhension majeure des sciences sociales ainsi qu’une volonté implicite de contrôler ce qui peut ou non être dit dans les universités. Si le Royaume-Uni se veut progressiste quant aux libertés académiques en comparaison à la France, “ce contraste est superficiel et recouvre une similarité profonde et sinistre” pour l’universitaire franco-britannique. “La France suit l'exemple britannique, qui se résume à une libéralisation économique doublée d'une répression politique. La maladie est passée outre-Manche, malgré "l'exception française”, conclut-il.
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