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Anna Godefroy fait sortir de l’ombre les recycleurs de Vancouver

Anna Godefroy binners VancouverAnna Godefroy binners Vancouver
Anna entourée des binners du projet © Lani Brunn
Écrit par Justine Hugues
Publié le 18 mars 2019, mis à jour le 18 février 2021

Etablie à Vancouver depuis plus de 4 ans, Anna Godefroy a monté un projet de développement socioéconomique avec les « binners », recycleurs de rue précaires et encore stigmatisés dans l’une des villes les plus prospères du Canada. Elle est lauréate des Trophées des Français de l'étranger 2019 dans la catégorie « Innovation ». 

 

Anna Godefroy
Anna Godefroy lauréate du Trophée Innovation

La moitié du crâne rasé sous de longs cheveux blonds. Le regard bleu perçant.  Face à elle, on se sent tout petit et on essaie, tant bien que mal, de ne pas se laisser submerger par un flot de paroles continu. « Désolée, je ne fais que parler », s’excuse-t-elle en souriant. Depuis son arrivée à Vancouver « un peu par hasard » il y a cinq ans, Anna a bâti un empire…sur des déchets.  

 

« Je voyais des hommes et des femmes pousser des caddies toute la journée » 

 

Vancouver, verte, immaculée, organisée, fonctionnelle. « On se croirait un peu dans The Truman Show », ironise Anna. Au centre-ville, le vilain petit canard, « Downtown Eastside », est gangrené par la précarité, la drogue et la prostitution. « C’est un visage de la pauvreté complètement différent de celui qu’on connait en Europe », raconte Anna. Je voyais des hommes et des femmes pousser des caddies toute la journée, avec du verre et du plastique dedans ».  Bienvenue au royaume des « binners », ces recycleurs de rue qui tentent de survivre grâce aux revenus générés par le retour des consignes et la revente de matériel à recycler. 

 

Alors qu’Anna rédige des articles pour le journal « The Source », elle fait la connaissance de Ken Lyotier, un recycleur connu comme le loup blanc pour avoir créé un dépôt de bouteilles. Ambitionnant de créer un mouvement national des binners, il convainc Anna d’embarquer dans l’aventure. «  J’ai toujours été sensible aux droits de l’Homme et à la justice sociale. Mais au début, on ne savait clairement pas où on allait » se souvient la Française.  Alors que Ken lui refile le bébé au bout de quelques mois, Anna et Gabby Korcheva lancent une série de consultations auprès des binners. Leur objectif ? Créer une structure qui pourrait à la fois lutter contre la stigmatisation dont les recycleurs sont victimes et pérenniser leurs revenus. 

 

Des pro de la collecte et du recyclage

 

« La problématique majeure des binners est qu’ils doivent trouver de l’argent au jour le jour. Beaucoup sont dans une situation complexe, ont des problèmes d’addiction et de santé sévères. On a donc imaginé un réseau d’entraide qui pourrait les aider à trouver la force et l’énergie pour continuer leur travail, explique Anna. Notre idée était également de montrer l’impact positif de ces personnes sur l’environnement et la société.  Ce ne sont pas des « clodos » qui font les poubelles, mais des gens qui recyclent des matériaux autrement abandonnés », poursuit-elle. 

 

Peu à peu, Anna arrive à se fondre dans la communauté des binners. «  Au début, j’animais les réunions et c’était un peu inconfortable car beaucoup ne s’identifiaient pas à moi. J’étais très mal placée pour débarquer et dire : voilà les solutions, je vais vous sauver de la misère ».  Très rapidement, les tâches d’animation et d’organisation sont confiées à des binners, Anna apportant un soutien administratif ainsi que sur la communication et la collecte de fonds, pour pouvoir développer le projet. 

 

Pari réussi pour une association qui, en 2019, dépassera les 750 000 dollars canadiens de budget et peut compter sur une myriade de contrats avec des commerçants, restaurateurs, centres des congrès, parcs à thèmes, festivals, copropriétés, collectivités locales. « Avant, presque tout allait à la déchetterie. Aujourd’hui, leur taux de recyclage est de près de 97%. Jusqu'à 60.000 bouteilles sont collectées tous les jours » précise Anna.  Le projet repose aujourd'hui sur une petite équipe de salariés à temps plein, coordinateurs à temps partiel et chefs d’équipes, lesquels encadrent une communauté de près de 300 binners chaque année.  « A chaque fois qu’on a des besoins de recrutement, on se demande d’abord si cela peut-être fait par un binner, avant de faire appel à une personne extérieure », expose-t-elle. Par ailleurs, en étant équipés d’uniformes et de badges et en étant formés à se présenter, les binners ont gagné en reconnaissance sociale.  

 

Nouveau défi d'Anna et sa troupe : mettre en place un réseau de caddies en libre accès, à l'image des vélos et voitures électriques qui essaiment dans de nombreuses métropoles du monde. D'ici l'été, deux stations devraient être opérationnelles à Vancouver, mettant à disposition une trentaine de charriots conçus par et pour les binners. « L'accès sera très simplifié pour nos membres, sans qu'ils n'aient besoin de monnaie ou carte bancaire », détaille la jeune femme. L'association travaille également avec d'autres communes canadiennes comme Calgary, Montréal ou encore Victoria, afin d'encourager au développement d'initiatives similaires. 

 

« Ici, les gens sont plus investis qu’en France où on a tendance à dire que c’est à l’Etat de faire son boulot »

 

La moitié du budget de l’association provient de dons et subventions, le quart des contrats passés entre les recycleurs et les entreprises. « Ici, les gens donnent et s’investissent beaucoup. Il y a une grande générosité, plus qu’en France où on a tendance à dire que c’est le rôle des autorités et qu’elles n’ont qu’à faire leur boulot », analyse Anna. 

 

Pour autant, elle mise sur une irrésistible évolution vers plus d’entreprenariat responsable. « Je suis assez optimiste sur l’avenir. Toutes les entreprises sont sous pression pour redistribuer leurs bénéfices, les consommateurs sont de plus en plus exigeants. La responsabilité sociétale et environnementale va devenir la norme ». Vancouver teste actuellement plusieurs projets pilote, dans lesquels les constructeurs s’engagent à embaucher et acheter localement, afin de multiplier les retombées pour les riverains. « Exchange inner city », structure dont Anna co-préside le Conseil d'administration à ses heures perdues – s’il en reste, a déjà obtenu de grandes avancées en la matière. 

 

En attendant la naissance d’un modèle vertueux et autorégulé de redistribution des richesses, il arrive à Anna de rêver d’un retour en Europe, tout en souhaitant développer de nouveaux projets au Canada. «  Londres me manque, la mentalité européenne aussi. Mais je ne suis pas sûre que j’aurais pu faire tout ça ailleurs qu’ici », confie-t-elle. 

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