Depuis plusieurs semaines, les autorités turques annoncent souhaiter dénoncer la Convention d’Istanbul, traité international sur les violences faites aux femmes. Mardi 21 juillet, suite au meurtre d’une jeune femme dans l’Ouest de la Turquie, le débat a été vivement relancé.
La Convention d'Istanbul, "Bible de la protection des femmes", (considérée comme le traité le plus avancé en matière de lutte contre les violences faites aux femmes en Europe), avait fait parler d’elle en 2019 en France, en plein Grenelle des violences conjugales, alors qu’il avait été reproché à Marlène Schiappa (à l’époque Secrétaire d'État chargée de l'Égalité) de ne pas la connaître.
Qu’est-ce que la Convention d’Istanbul ?
La Convention d’Istanbul est un traité international émanant du Conseil de l’Europe*, sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. La Convention, qui a été signée le 11 mai 2011, a été ratifiée par la Turquie (premier pays) en mars 2012, et y est entrée en vigueur en 2014. En 2012, dans la prolongation de la Convention, a été votée la loi n° 6284, sur la prévention de la violence à l'égard des femmes en Turquie.
La Convention d’Istanbul est le premier instrument juridiquement contraignant qui "crée un cadre juridique complet et une approche pour lutter contre la violence à l'égard des femmes" et se concentre sur la prévention de la violence domestique, la protection des victimes et la poursuite des auteurs. Toutes les formes de violences, physiques comme psychologiques, y sont prévues.
La Convention comprend également un article visant les crimes dits "d'honneur".
Pour s’assurer de son application, un groupe d’experts (GREVIO) effectue des visites régulières dans les différents pays ayant adopté le texte.
Pourquoi les autorités turques souhaitent-elles dénoncer la Convention ?
En février 2020 déjà, certains membres du Parti de la justice et du développement (AKP) avaient fait part de leurs doutes sur la Convention d’Istanbul, en ce qu’elle "perturbait la structure familiale". Mais les femmes députées AKP avaient déclaré ne pas souhaiter sa dénonciation.
Le 1er juillet, le Président Erdogan a évoqué la question lors d’une rencontre avec son parti l’AKP, annonçant que si la Convention devait être révisée, elle le serait, "le peuple décidera" avait-il alors précisé. Le lendemain, le vice-président de l’AKP, Numan Kurtulmuş, déclarait que la décision de la Turquie de ratifier la Convention d’Istanbul était "erronée". Il soulignait alors deux points qui posent problème : le premier "la question du genre", le deuxième, "le choix de l’orientation sexuelle", affirmant que les LGBT cherchaient à se "protéger derrière cette Convention".
Dimanche 19 juillet, une manifestation était organisée à Kadiköy (Istanbul), afin de demander l’application de la Convention d’Istanbul, ainsi que de la loi n° 6284.
Meurtre de Pinar Gültekin
Mardi 21 juillet au matin, les autorités de Mugla ont annoncé avoir retrouvé le corps inanimé de Pinar Gültekin, jeune femme de 27 ans, qui a été assassinée sauvagement (étouffée, brûlée et ensevelie sous du béton) par son ex petit ami.
S’en sont suivies des réactions très virulentes sur les réseaux sociaux mardi pendant la journée, près d’un million de tweets portant le hashtag #pınargültekin ont été partagés sur le réseau social.
Les hashtag #IstanbulSözleşmesiYaşatır ("la convention d’Istanbul protège la vie"), ou encore #KadınCinayetleriPolitiktir ("les féminicides sont politiques") ont été utilisés des dizaines de milliers de fois. Réagissant à la mort de la jeune femme, les utilisateurs ont exigé que davantage de mesures soient prises pour arrêter les meurtres de femmes, tout en appelant à ne pas se retirer de la Convention d'Istanbul.
Mardi en début de soirée, plusieurs manifestations se sont tenues à travers le pays pour réagir aux féminicides, et demander l’application de la Convention d’Istanbul. Des dizaines de femmes ont été placées en garde à vue.
Meral Akşener, la leader du Iyi Parti (Bon Parti), a demandé "Combien de femmes doivent-elles encore mourir pour mettre en œuvre la Convention d’Istanbul ?".
Une pétition sur Change.org a été lancée pour demander l’application effective de la Convention d’Istanbul ainsi que de la loi n° 6284.
Les féminicides en Turquie
Les ONG et associations de protection des femmes en danger ont déclaré une hausse des violences à l’égard des femmes au cours des derniers mois.
Les données partagées chaque mois par la plateforme Kadin cinayetlerini durduracagiz ("Nous ferons cesser les féminicides"), révèlent l'ampleur des féminicides en Turquie ; au moins 146 femmes auraient été tuées au cours des six premiers mois de 2020. (En 2019, si 299 femmes ont officiellement été tuées, la plateforme en revendique 474, 440 en 2018, 409 en 2017, 328 en 2016, 303 en 2015, 294 en 2014 et 237 en 2013, des chiffres en augmentation donc).
A noter qu’environ 4 femmes sur 10 en Turquie, estiment être victimes de violence "émotionnelle"(psychologique).
En conclusion, le débat sur la dénonciation ou non de la Convention d’Istanbul trouve son ancrage au cœur même de la société turque, dans la "protection de la cellule familiale", institution fondamentale pour la frange conservatrice turque, qui considère cette Convention comme un danger pour la préservation de la famille, des valeurs musulmanes, et des coutumes du pays.
La Convention sera-t-elle dénoncée dans les semaines ou mois à venir ? Affaire à suivre...
*Organisation intergouvernementale qui rassemble 47 États, dont la Turquie, la Russie ou l’Azerbaïdjan.