Le démembrement de propriété est un outil juridique de transmission patrimoniale souvent utilisé en France, que ce soit dans des actes de donation de la nue-propriété des biens aux enfants ou par la prise d’option en faveur de l’usufruit par un conjoint survivant dans le cadre d’une succession. Néanmoins, si le démembrement de propriété est connu dans les pays qui pratiquent le droit « latin », son application peut poser des difficultés dans les pays de « Common Law » qui ne le connaissent pas. Les pays de Common Law anglo-saxons comme notamment la Royaume-Uni, l’Irlande ou les Etats-Unis d’Amérique. Après avoir expliqué les principes et les caractéristiques du démembrement de propriété et de ses équivalents dans les pays de Common Law, nous aborderons les points d’achoppement qui compliquent son application dans les pays de Common Law et les solutions pratiques envisageables.
I- La diversité internationale des démembrements de propriété
A/ Le démembrement de propriété de droit français
1°) Définition du démembrement de propriété de droit français
Selon l’article 578 du code civil, « l'usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d'en conserver la substance ». L’article 578 du code civil définit donc l’usufruit (issu des mots latins usus et fructus), comme le droit d’utiliser un bien et/ou d’en percevoir les revenus. L’usufruitier a donc le droit d’habiter dans le bien immobilier, si l’usufruit porte sur un immeuble et si ce bien est loué, c’est lui qui perçoit les loyers.
L’usufruitier ne dispose pas d’un autre attribut du droit de propriété (l’abusus) qui est celui de disposer du bien. Celui-ci appartient au nu-propriétaire. Il convient tout de même de préciser que le nu-propriétaire ne peut pas vendre la totalité du bien sans l’accord de l’usufruitier.
L’usufruitier accomplit tous les actes d’administration et de gestion, pour entretenir, améliorer en tirer des revenus. Il utilise les biens sur lesquels porte son usufruit lui-même ou il peut aussi accorder des droits à d’autres personnes en les louant ou en conférant un droit d’usage et d’habitation à des tiers. A l’issue de l’usufruit, les biens sont restitués au nu-propriétaire, qui en devient totalement propriétaire.
L’usufruit peut porter sur des biens immobiliers, des biens mobiliers ou des sommes d’argent. S’il porte sur des biens consomptibles tels que de l’argent ou des produits financiers, il s’agit d’un quasi-usufruit. L’usufruitier est alors considéré comme propriétaire des biens et à l’issue de l’usufruit, il doit en rendre la même quantité ou la même valeur.
2°) L’intérêt du démembrement de propriété pour la transmission du patrimoine
Pour optimiser la transmission du patrimoine familial, le démembrement peut être utilisé dans les hypothèses suivantes :
- Dans le cadre d’une acquisition immobilière, les parents achètent l’usufruit et les enfants, la nue-propriété de l’immeuble. Ceux-ci financent leur acquisition au moyen de fonds donnés par leurs parents ; ils effectuent une déclaration de don manuel. Au décès des parents, les enfants réunissent les droits en usufruit et les droits en nue-propriété donc ils deviennent immédiatement pleinement propriétaires du bien immobilier.
- En cas d’apport d’un bien immobilier à une société dans laquelle les parents et les enfants sont associés, si les parents donnent la nue-propriété de leurs parts sociales à leurs enfants, ceux-ci consolideront leurs droits au décès des deux parents et seront titulaires des parts en pleine propriété.
- Dans le cadre d’une succession, si le conjoint survivant opte pour l’usufruit sur les biens successoraux, à son décès, les nus-propriétaires deviendront propriétaires. Il est parfois conseillé au conjoint survivant de donner aussi la nue-propriété de ses propres biens pour que ses héritiers deviennent propriétaires de tous les biens familiaux au décès du conjoint survivant.
La consolidation des droits par la réunion de l’usus, le fructus et l’abusus est le but recherché lorsqu’un démembrement de propriété est organisé : cela permet aux nus-propriétaires de devenir pleinement propriétaires sans avoir à effectuer les formalités et démarches successorales et sans devoir acquitter les droits de mutation à titre gratuit.
De surcroît, il convient de rappeler qu’en cas de donation de biens immobiliers, mobiliers ou de parts sociales avec réserve d’usufruit, les droits de mutation sont appliqués sur la valeur de la nue-propriété déterminée selon le barème de l’article 669 du code général des impôts, après les abattements fiscaux de l’article 779 du code général des impôts. Ainsi, par exemple, si l’usufruitier a entre 61 et 71 ans, ses droits sont évalués à 40 % de la valeur du bien donné. Il va donc donner l’équivalent de 60 % du bien à ses enfants. Si cela engendre des droits de mutation à titre gratuit, ils seront acquittés au moment de la donation. Au décès de l’usufruitier, les nus-propriétaires deviendront propriétaires de plein droit et n’auront aucune taxe successorale à payer. Cela leur évitera de liquider les biens de la succession pour payer les droits de mutation à titre gratuit.
En d’autres termes, grâce au démembrement de propriété, les enfants deviennent propriétaires des biens familiaux à 100% alors que la valeur transmise et taxée l’a été à concurrence de 60 %. Cette combinaison d’éléments fait du démembrement de propriété un outil de planification successorale extrêmement efficace.
Après avoir présenté le démembrement de propriété connu sous l’empire du droit français, recherchons si les pays de Common Law le connaissent et l’appliquent pour la transmission patrimoniale et successorale.
B/ Les équivalents en Common Law du démembrement de propriété
Les pays de Common Law ne connaissent pas les notions d’usus, fructus et abusus, qui sont des notions issues sur droit latin. Le droit anglais connait le life interest. Il ne s’agit pas d’un droit réel, c’est-à-dire un droit portant sur un bien mais plutôt d’un droit établi sur un bien par un trust dont le bénéficiaire est le trustee. Il est défini comme un settlement, c’est-à-dire un élément du trust dont l’objet est la pleine propriété d’un bien. A la différence de l’usufruit, qui est un droit sur la chose d’autrui, le life interest est un droit en pleine propriété de la chose elle-même dont une personne bénéficie sa vie durant ou pendant la durée prévue initialement mais dont elle ne peut pas disposer, sauf si le trust lui en donne le pouvoir. Si elle vend le bien, le produit de la vente restera dans le trust, qui a vocation à être transmis aux héritiers.
Elle peut utiliser le bien, l’administrer, le gérer et en tirer les revenus. Elle peut se comporter comme un véritable propriétaire et en contrepartie, elle doit non seulement assurer l’entretien des biens mais aussi le paiement de tous types de travaux, même structurels.
II- La pratique des démembrements de propriété
Depuis l’entrée en vigueur du Règlement européen numéro 650/2012 applicable en matière de successions, une seule loi est applicable en matière de succession dans les pays qui ont adhéré à ce règlement. Selon ce règlement, en principe, c’est la loi de la résidence habituelle du défunt qui s’appliquera à l’ensemble de la succession, sauf si le défunt avait opté pour sa loi nationale dans une disposition à cause de mort. En conséquence, les autorités qui appliquent le droit latin qui sont en charge des successions ou pactes successoraux peuvent être amenées à traiter des notions juridiques de Common Law et inversement, des autorités qui appliquent la Common Law peuvent avoir à traiter des notions relevant de la Civil Law. Il est donc important de savoir comment les dispositions juridiques seront accueillies dans les deux sphères du droit.
A/ L’application du démembrement de propriété hors zone de droit latin
Il semble important d’analyser comment un démembrement de propriété organisé en France sera reçu et appliqué au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis d’Amérique. Une personne de nationalité anglaise ou américaine qui a opté pour sa loi nationale dans un testament ou une personne française résidente au Royaume-Uni ou dans un pays de Common Law a-t-elle un intérêt à donner de son vivant des biens situés en France en conservant l’usufruit desdits biens ?
Puisque la notion d’usufruit stricto sensu est inconnue dans les pays de Common Law, les autorités qui sont amenées à recevoir le démembrement de propriété soit dans le cadre d’un partage successoral ou d’un pacte successoral, soit lors d’un travail de taxation, vont procéder par analogie. Elles vont analyser ce démembrement de propriété soit comme un legs prenant effet au décès de l’usufruitier, une donation de bien futur, un trust étranger ou une joint ownership (co-propriété) avec des droits en cas de survie.
Prenons l’exemple d’un défunt résidant au Royaume-Uni laissant son épouse et ses deux enfants. Parmi les biens successoraux, il laisse une maison secondaire située en France acquise avec son épouse, dans laquelle il a vécu pendant quelques années avant de retourner s’établir au Royaume-Uni. Lors de son séjour en France, il a rédigé un testament dans lequel il a laissé l’usufruit de ses biens à son épouse.
La succession est ouverte au Royaume-Uni. Selon le droit international privé anglais, la loi applicable à la transmission par succession d’un bien immobilier situé en France est la loi française. Et selon l’article 34 du règlement européen sur les successions n°650/2012 appliqué en France, le renvoi à la loi française est appliqué. Madame conserve donc en principe une moitié en pleine propriété et une moitié en usufruit et chaque enfant recueille un quart en nue-propriété. Néanmoins, en droit anglais, la quote-part du bien ayant appartenu au conjoint survivant est considérée comme transmise en pleine propriété au conjoint survivant et non pas en usufruit seulement.
Au décès de Madame, la succession est ouverte au Royaume-Uni. L’autorité anglaise applique là encore en théorie la loi française conformément à son droit international privé. Si la succession était réglée en France, seule la moitié de la maison serait comprise dans la succession puisque les enfants consolideraient leur droit en pleine propriété sur la moitié dont leur mère était usufruitière à son décès. Or, le droit anglais ne connaissant pas l’usufruit, la totalité du bien situé en France est réintégrée dans la succession et non pas seulement la moitié acquise initialement par la défunte. L’usufruit est requalifié et taxé au Royaume-Uni, même s’il a déjà été taxé en France.
Il convient donc de bien se renseigner avant d’organiser un démembrement de propriété dans un contexte international. A l’inverse, que se passe-t-il lorsqu’un démembrement de propriété a été mis en place dans un pays de Common Law et que la succession doit être réglée en France ?
B/ L’application des équivalents du démembrement de propriété façon « Common Law ».
Le life interest est compris dans un trust. Or, le trust n’est pas nécessairement reconnu en droit français donc les autorités françaises doivent adapter leurs mesures et leurs décisions. L'article 31 du règlement européen numéro 2012/650 prévoit en effet que « ce droit est, si nécessaire et dans la mesure du possible, adapté au droit réel équivalent le plus proche en vertu de la loi de cet État en tenant compte des objectifs et des intérêts poursuivis par le droit réel en question et des effets qui y sont liés ». Longtemps assimilé à une fiducie ou à la désignation d’un exécuteur testamentaire, le trust produit ses effets dès lors qu’il est valablement constitué dans son pays de constitution, conformément à la jurisprudence. Les notaires ont appris à en maitriser l’adaptation avec les outils mis à leur disposition en droit français.
En amont de cette application, il est judicieux de prévoir que les clauses relatives au rôle du trustee, et à la désignation des bénéficiaires.
Afin d’adapter des dispositions prises dans un autre pays européens, les praticiens du droit ont accès au site https://www.eu-adapt.com/Main, qui leur permettra de mieux comprendre le sens des mesures organisées par leurs confrères dans les pays membres de l’Union européenne. Grâce à ce site, ils pourront connaître les nuances existant dans la connaissance et l’application du démembrement de propriété selon les systèmes juridiques.
D’une manière générale, il convient de bien analyser la situation familiale et patrimoniale, les projets familiaux et les buts recherchés afin d’imaginer les solutions qui seront adaptées et efficaces, selon qu’elles devront être appliquées dans un système juridique de droit latin ou de Common Law.
Pour plus d'information :
https://www.notaires.fr/fr