Delphine, orthophoniste française installée au Sénégal, exerce un métier rare dans un contexte où le bégaiement est souvent entouré d’idées reçues. Spécialisée dans la prise en charge précoce de ce trouble du langage, elle travaille étroitement avec les familles pour mieux comprendre et traiter cette pathologie du contrôle. Dans cette interview, elle revient sur les croyances erronées les plus répandues et explique pourquoi l’intervention rapide est cruciale pour les enfants concernés.


Installée au Sénégal, Delphine est une orthophoniste expatriée dont la mission dépasse les frontières habituelles de sa profession. Dans un pays où le bégaiement reste entouré de nombreux mythes, elle déploie des stratégies innovantes, centrées sur la famille et la prévention précoce. Son métier atypique, conjugué à son expérience d’expatriée, fait d’elle une voix unique pour repenser la prise en charge du langage en Afrique.
Quelques chiffres clés… :
- Selon l’OMS, 1% de la population mondiale victime du bégaiement
- 8 millions d’Africains victimes de bégaiement
- 160.000 personnes au Sénégal affectés par le trouble de la communication

Qu'est-ce qui vous a motivé à exercer ce métier et plus précisément à Dakar ?
Très tôt, j’ai su que je voulais exercer un métier mêlant langue, soin et relation humaine. L’orthophonie s’est imposée naturellement, car elle réunissait mes deux passions : la rigueur du langage et l’accompagnement des patients. Après une première année de psychologie, j’ai intégré l’école d’orthophonie de Montpellier, puis j’ai exercé en libéral, d’abord en Savoie, puis en région parisienne. Mais avec trois enfants, la vie en banlieue parisienne est vite devenue épuisante à gérer. L’expatriation, que nous envisagions depuis longtemps, s’est alors concrétisée avec un départ pour Dakar. Mon mari, franco-sénégalais, avait lui aussi cette envie de retour aux racines.
Aujourd’hui, mon quotidien à Dakar est plus équilibré, entre mon activité professionnelle et la vie de famille.

À quoi ressemble votre quotidien sur place ?
Ce que je retiens surtout de mon quotidien à Dakar, c’est une qualité de vie et de travail que je n’avais plus en France. Ici, j’ai trouvé un équilibre qui me permet d’exercer pleinement mon métier, sans l’épuisement que je vivais auparavant.
En libéral, en France, je devais assurer jusqu’à 60 ou 70 rendez-vous par semaine pour couvrir les charges, un rythme insoutenable à long terme, et que je refusais de poursuivre, car il nuit à la qualité des soins.
Au Sénégal, grâce à des charges allégées et des loyers plus abordables, je peux travailler différemment : je me limite à 9 ou 10 rendez-vous par jour, en alternant visio conférence et présentiel. Je suis aussi disponible et performante avec le premier patient le matin et avec le dernier.
Travailler moins pour soigner mieux : c’est tout le sens que j’ai redonné à mon métier à Dakar.

Quel est le public que vous accompagnez à Dakar, en présentiel ou en visioconférence ?
En réalité, mes consultations en visioconférence concernent surtout des expatriés francophones, installés un peu partout dans le monde : Brésil, Égypte, États-Unis, Singapour… Ce sont des familles souvent privées d’accès à un orthophoniste francophone sur place. C’est donc une patientèle internationale, très différente de celle que je reçois à Dakar.
“Au Sénégal, j'ai une patientèle qui est composée, à 80% sénégalaise et 20% d'expatriés.”
La plupart viennent au cabinet, mais il arrive que je propose de la visioconférence à des familles vivant loin de la capitale, à Saint-Louis ou sur la Petite Côte, par exemple, où il n’existe souvent aucune offre de soins spécialisée. La demande est forte, et les orthophonistes francophones sont très rares sur Dakar au Sénégal.
“Sur Dakar, en tant qu'orthophonistes français installés, nous sommes que deux.”

Dans un contexte où les besoins primaires sont difficiles à couvrir, comment faire pour que le bégaiement ne soit pas relégué au second plan au Sénégal ?
Nous avions mis en place, avec une collègue, des thérapies de groupe à tarif réduit à destination des personnes aux revenus modestes. Cela permettait un accès aux soins plus large, tout en respectant certaines réalités économiques locales. Mais au-delà de l’aspect financier, il y a un enjeu culturel très fort.
“Au Cameroun, jusqu'à il y a peu, les enfants bègues étaient considérés comme des enfants sorciers”
En Afrique de l'Ouest, il y a plein de croyances magiques autour de cette pathologies. Le bégaiement n’est pas une malédiction. Il y a une évolution toutefois.
“Il y a 11 ans, dans mon cabinet, il y avait 80% d'expatriés, aujourd'hui, ça s'est complètement inversé, il y a une vraie prise de conscience que ce phénomène est à traiter. “
La classe moyenne supérieure sénégalaise émerge, avec des parents plus sensibilisés à ces troubles, souvent parce qu’ils ont été formés ou soignés à l’étranger. Cela ouvre la porte à un dialogue et à des soins plus efficaces.
“Parler de la place de l’enfant, de la dynamique familiale est souvent perçu comme intrusif dans les communautés africaines. Cela rend l’évaluation et l’accompagnement du bégaiement plus difficiles."

Avez-vous un moment marquant ou une histoire personnelle qui a renforcé votre vocation dans ce métier ?
Lors d’un stage à l’Institut Saint-Pierre à Palavas-les-Flots, un hôpital pédiatrique. J’ai été amenée à suivre un petit garçon trisomique 21, âgé d’environ 3 ans et demi, qui ne parlait pas du tout. Son histoire était bouleversante : abandons successifs, foyers, familles d’accueil. Le jour où l’on devait nous attribuer un enfant, il est sorti du groupe, est venu se coller à moi, s’est agrippé à mes jambes, et ne m’a plus lâchée. C’était lui qui m’avait choisie. Ce petit garçon a commencé à dire des petits mots, à dessiner. Je me suis dit à ce moment-là :
“J'ai quelque chose à faire dans ce métier, je suis pas là par hasard.”

Au Sénégal, avez-vous vécu des situations particulières ou des anecdotes marquantes ?
Une fois, un père est venu seul à un rendez-vous de bilan, sans son enfant. C’était la première fois que ça m’arrivait. Je lui demande : “Mais où est votre enfant ?” Et il me répond : “Il fallait l’amener ?” Ce genre de situations reflètent les différences culturelles profondes.
“Travailler au Sénégal a complètement modifié mon rapport au patient et le regard que je pouvais avoir aussi sur la façon dont les familles gèrent l'enfant”
Si vous pouviez changer une idée fausse que les gens ont sur le bégaiement, laquelle serait-elle ?
Ce serait l’idée qu’on peut attraper le bégaiement par imitation. C’est une croyance encore très ancrée ici en Afrique, mais c’est totalement faux.
C’est une erreur, très fréquente chez les parents partout dans le monde, de croire qu’en demandant à l’enfant de "mieux parler", le bégaiement va disparaître.
Une autre idée fausse très répandue concerne les jeunes enfants, on pense souvent que c’est à eux de faire des efforts, de se "rééduquer", pour reprendre le contrôle de leur parole. Or, cette vision est dangereuse. Le bégaiement est justement une pathologie du contrôle.
"Lorsqu'on intervient auprès d’un très jeune enfant qui bégaie, ce n’est pas lui qu’on fait travailler, c’est sa famille."
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