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Au Cambodge, les enfants pris dans la toile des prédateurs sexuels

Une population mondiale de plus en plus mobile - au point d’atteindre 1,8 milliard de voyageurs en 2030 - est un impact direct sur le sujet de notre enquête : l’exploitation sexuelle des enfants dans le cadre du voyage et du tourisme (SECTT)**. Le Cambodge fait partie des destinations de prédilection des agresseurs itinérants. Depuis la crise sanitaire, une autre forme très vicieuse d’abus se développe : l’exploitation sexuelle et les abus en ligne d’enfants cambodgiens.

Un occidental avec un jeune garçon dans les rues de Phnom Penh source APLE CambodiaUn occidental avec un jeune garçon dans les rues de Phnom Penh source APLE Cambodia
Un occidental avec un jeune garçon dans les rues de Phnom Penh – source APLE Cambodia
Écrit par Capucine Canonne
Publié le 25 novembre 2024

 

 

Frédéric F. a passé plusieurs semaines à approcher les enfants cambodgiens de son quartier avant de commencer à abuser d’eux. La vulnérabilité et la pauvreté des populations ont été des instruments imparables pour lui. Il a pratiqué le « grooming », c’est-à-dire une lente construction de confiance pour « préparer » ses victimes à des actes sexuels, par tromperie, coercition ou menaces. Mais depuis la crise sanitaire, les abus et l’exploitation physiques des enfants par des étrangers ont diminué selon les ONG locales. D’abord du fait des restrictions de voyage, mais aussi en raison de l’augmentation significative des condamnations d’étrangers se livrant à des abus sexuels physiques sur des enfants cambodgiens. Les témoins n’hésitent plus à parler et la police se montre plus sévère. Triste réalité, il est devenu plus facile - voire plus sûr - de trouver, manipuler, extorquer et d’exploiter des enfants en ligne. Avec la fermeture des écoles et les confinements, ces derniers utilisent internet (réseaux sociaux, jeux, forums de discussion, e-mails…) quotidiennement, ce qui en fait de jeunes proies toutes trouvées. Pour se donner une idée de l’ampleur du phénomène, d’après les estimations du FMI, l’exploitation sexuelle des enfants pour la diffusion en ligne de contenus à caractère sexuel génère entre 3 et 20 millions de dollars de bénéfices par an.

 

 

« Je suis sur des photos pornos partout. J’ai tellement honte. » confie Tony, dans un pays où parler de sexe est tabou - ce qui n’échappe sans doute pas aux abuseurs.

 

Enfants sur les rives de Tonle Sap en janvier 2023 – C.Canonne
Enfants sur les rives de Tonle Sap en janvier 2023 – C.Canonne.png

 

 

160.000 enfants abusés ou exploités en ligne au Cambodge 

En 2021, 11% des enfants cambodgiens de 12 à 17 ans ayant accès à Internet ont été abusés en ligne, un chiffre qui pourrait être bien plus élevé en raison de la réticence des victimes à parler. Ce type d’abus d’enfants est complexe et nuancé : Chantage, activité sexuelle contrainte contre argent ou cadeaux, diffusion en direct d'abus sexuels, “online grooming”. Il y a aussi le partage d’images sexuelles sans permission comme le racontent Tony, Ray, Rob, Tim, Salim et Rani*, jeunes garçons cambodgiens : « Je nageais avec mes copains dans l’étang du village lorsqu’un étranger nous a pris en photo. Il m’a ensuite donné de l’argent puis est parti (…) se souvient Salim. Il est revenu, a repris des photos, nous demandant de faire certaines positions. Il m’a pris en photo nu. De plus en plus de garçons sont venus à l’étang. Les gens du village semblaient ignorer les agissements de l’homme car il prenait en photo des garçons et pas des filles. Nous nous demandions si c’était bien ou mal de se laisser photographier » explique Rob. Un jour la police arrive près de l’étang et arrête le photographe. Les enfants se mettent à courir, persuadés qu’ils vont être aussi arrêtés. L’homme est inculpé pour « pornographie enfantine » et « menaces accompagnées d’extorsion ». Au tribunal, c’est la sidération. Certaines familles réalisent que les photos sont largement diffusées et utilisées comme matériel d’exploitation sexuelle. « Je suis sur des photos pornos partout. J’ai tellement honte. » confie Tony, dans un pays où parler de sexe est tabou - ce qui n’échappe sans doute pas aux abuseurs. L’accusé est condamné à 3 ans de prison. 

 

 

 

Avant 2010, les abuseurs venus de l’étranger cachaient grossièrement leurs intentions, sans réelle crainte d’être incriminés dans un pays réputé pour être un « refuge pour pédophiles ».

 

 

enfants au Cambodge, 2020
Enfants de rue au Cambodge juillet 2020.png

 

 

 

Le Cambodge réagit face au fléau, mais pas assez ?

Avant 2010, les abuseurs venus de l’étranger cachaient grossièrement leurs intentions, sans réelle crainte d’être incriminés dans un pays réputé pour être un « refuge pour pédophiles ». « En 2006, je me souviens avoir vu un occidental avec un petit cambodgien sur les genoux sur la plage. J’en ai vu un autre traîner avec des gamins sur les rives du Tonle Sap. On voyait souvent des hommes avec des jeunes filles aussi, certainement mineures. » raconte Hélène Paillard, consultante spécialisée sur les violences sexuelles et la traite des êtres humains qui a vécu au Cambodge. Des scènes courantes mais surtout bien visibles. Mais lorsque la vague #MeToo déferle sur le monde à partir de 2007, elle provoque un raz de marée sans précédent de prise de conscience des violences sexuelles dans tous les milieux. Trois ans plus tard s’ensuit une vague #MeToo Inceste qui met en lumière l’ensemble des abus sexuels au sein de la famille. Les scandales éclatent, des commissions parlementaires ou indépendantes se créent autour -entre autres- de l’inceste ou des abus sexuels au sein de l’église. Par ricochet, les abus sexuels sur enfants dans le cadre du voyage commencent à être pris en compte par les gouvernements. Au Cambodge, les médias s'intéressent de plus en plus aux affaires d’exploitation sexuelle d’enfants dans le cadre du voyage et du tourisme. Alors, le pays prend véritablement ce fléau en considération. 

 

 

Les services sociaux cambodgiens formés pour mieux protéger les enfants

 

 

Une loi, plus conforme aux normes internationales, est votée en 2008 sur la répression de la traite des êtres humains. Les infractions autour de l’exploitation à des fins sexuelles et commerciales d’enfants y sont détaillées et ne constituent plus de simples « débauches ». Parallèlement, les fonctionnaires de justice et les policiers spécialisés sont formés, les services aux victimes se développent et la population est sensibilisée aux abus sexuels sur enfants et leurs conséquences. A titre d’exemple, les hôtels affichent des chartes de bonne conduite du tourisme avec le rappel de la loi et des campagnes d’affichage sont organisées dans les villes, raconte Hélène Paillard. Par ailleurs, le Cambodge fait partie des 64 États connectés à la base de données “International Child Sexual Exploitation (ICSE)”, un outil de renseignement d’Interpol qui permet d’identifier les auteurs d’abus et de secourir les enfants. Fin 2020, 23.564 victimes et 10.752 auteurs présumés ont été identifiés grâce à l’outil. 

Le Cambodge a ratifié la Convention des Droits de l’Enfant, et le protocole facultatif qui renforce les dispositions contre l'exploitation sexuelle. Mais l’engagement national reste partiel puisque le pays n’a pas ratifié la Convention-cadre relative à l’éthique du tourisme, ni les conventions de Lanzarote et de Budapest amenant les États signataires à s'entendre pour criminaliser des abus sexuels envers les enfants, y compris familiaux. S’ajoutent la vulnérabilité des populations, le manque de contrôle en ligne, les moyens financiers et la corruption qui entravent toujours la lutte contre l’exploitation sexuelle d’enfants. 

 

 

Récents chiffres de International Child Sexual Exploitation (ICSE) database - source Interpol
Récents chiffres de International Child Sexual Exploitation (ICSE) database - source Interpol.png

 

 

Le “pays du sourire” doit encore se battre pour le (re)donner à tous ses enfants. 

 

 

Condamnations des étrangers et lutte des ONG en Asie 

Le 9 juin 2022, au moment même où l’agresseur français Frédéric F. est condamné à 5 ans de prison à Phnom Penh, les Nations Unies soumettent leurs observations sur le Cambodge concernant les droits de l’enfant - et notamment l’exploitation et les abus sexuels -. Le verdict est sans appel. Si le Comité « accueille avec satisfaction les différentes mesures visant à lutter contre l’exploitation sexuelles des enfants et à soutenir les victimes », il reste préoccupé par le nombre élevé d’abus sexuels sur enfants, notamment sous la forme de contenus en ligne et dans le contexte de la prostitution et la « vente virginité ». Le comité souligne également « le faible nombre de signalements et d’enquêtes concernant ces cas » mais aussi que le « grooming, l’inceste et les abus sexuels non physiques ne soient pas interdits par la loi ». Les Nations Unies prient « instamment » - entre autres - d’allouer des ressources humaines, financières et techniques suffisantes à la mise en œuvre du plan d’action, d’ériger en infraction le grooming, l’inceste et les abus sexuels non physiques, de faire en sorte que tous les cas fassent l’objet d’une enquête, d’élaborer un code de conduite avec l’industrie du tourisme, de mener des campagnes de sensibilisation et veiller à ce que les fournisseurs Internet contrôlent, bloquent et suppriment les contenus d’abus d’enfants. Le “pays du sourire” doit encore se battre pour le (re)donner à tous ses enfants. 

 

 

*les prénoms ont été changés 

** Le terme « tourisme sexuel » n’est plus utilisé en raison de l’utilisation du terme « tourisme », préjudiciable pour es autres formes. Le terme « exploitation sexuelle d’enfants dans le cadre des voyages et du tourisme » fait référence à l’exploitation sexuelle d’enfants par des touristes, voyageurs et visiteurs à long terme, tant étrangers que nationaux. Il n’existe aujourd’hui aucun chiffre officiel établi par quelconque organisme - mise à part une estimation à 2 millions de victimes par an - ni aucun profil type (au-delà d’être majoritairement un homme), allant d’un groupe de jeunes en vacances, au père de famille en voyage d’affaires, au touriste qui se fond dans la masse, explique Hélène Paillard, consultante spécialisée sur les violences sexuelles et la traite des êtres humains que nous avons interrogé sur le sujet. Un guide de terminologie a été établi par un groupe de Travail Interinstitutionnel sur l’exploitation sexuelle des enfants en 2016.

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