L'alpinisme est-il né en France, la même année que la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb ? Stéphane Gal, enseignant-chercheur en histoire moderne s’est posé la question à travers son livre : Une histoire de l’escalade, 1492, aux origines de l’alpinisme. Dans un entretien avec lepetitjournal.com, il partage son approche des travaux historiques et souligne l'importance symbolique de la première ascension du Mont Aiguille, en 1492, dans les Alpes françaises.


Lepetitjournal.com a rencontré Stéphane Gal, auteur d’Une histoire de l’escalade, 1492, aux origines de l’alpinisme. Il est également enseignant-chercheur en histoire moderne, une discipline qui couvre la période allant du XVe au XVIIIe siècle. L’auteur exerce à l'université Grenoble-Alpes et collabore au sein d'un laboratoire spécialisé en histoire et en histoire de l’art, le LARA. Il participe également à un laboratoire d'excellence, le LABEX ITEM, se concentrant sur les thématiques de la montagne. Une histoire de l’escalade, 1492, aux origines de l’alpinisme est le fruit d'un projet qu’il a dirigé, financé dans le cadre du LABEX ITEM. Stéphane Gal a mené ce projet d’histoire expérimental, en partenariat avec d’autres chercheurs et des collaborateurs extérieurs au milieu universitaire.

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Votre livre évoque les origines de l'alpinisme en retraçant l'ascension du Mont Aiguille en 1492. Pourquoi avez-vous choisi cet événement comme point de départ ?
L'ascension du Mont Aiguille en 1492 est un événement marquant souvent associé à la naissance de l’alpinisme, même si l’expression est vague et mérite d’être nuancée. Mon objectif était donc d’examiner plus précisément ce que l’on sait de cette naissance et des circonstances entourant cette première ascension. C’est pourquoi le livre s’intitule Aux origines de l’alpinisme plutôt que « Naissance de l’alpinisme », car cet événement n’est qu’un élément parmi d’autres à replacer dans le contexte de la Renaissance. À cette époque, marquée par des explorations et des découvertes majeures, les hommes cherchaient à repousser les limites dans divers domaines : savoirs, géographie, navigation, guerre… Tout cela, en se référant aux textes de l’Antiquité. La période propice aux explorations touche également la troisième dimension, avec des tentatives d’ascension qui, bien qu’elles aient été éclipsées par la découverte de l’Amérique, constituent une forme d’exploration verticale. Quelques mois avant que Christophe Colomb n’atteigne le Nouveau Monde, des hommes tentent d’escalader le Mont Aiguille, une montagne réputée inaccessible. Cet esprit d’exploration et de dépassement, même s’il paraît mineur à côté de l’ouverture d’un continent, relève de la même démarche.
Le Mont Aiguille est souvent qualifié d'inaccessible à l’époque. Pourquoi cette ascension est-elle si importante dans l’histoire de l’alpinisme et qu’est-ce qui la rend si symbolique ?
L’ascension de 1492, du Mont Aiguille est documentée et reconnue comme une première victoire sur la montagne. La morphologie de la montagne, une sorte de pilier dressé vers le ciel, avait fortement impressionné le roi Charles VIII, et ce relief isolé avait la réputation d'être insurmontable. La décision de gravir le Mont Aiguille émerge d'un défi lancé au roi, qui questionne alors son entourage pour déterminer s’il est réellement impossible d’escalader cette montagne. Antoine de Ville, l'un des capitaines du roi, propose de relever le défi. Dans ce geste, il y a une part de l'esprit de l’alpinisme : ce défi lancé par une montagne à un individu, qui tente d’atteindre le sommet face à un obstacle apparemment insurmontable. Par ailleurs, pour le roi, vaincre ce symbole d’inaccessibilité est une manière de démontrer que rien n'est impossible pour un roi de France, dans une démarche qui se distingue des défis habituels entre chevaliers ou souverains. Ici, c'est la montagne elle-même qui devient l’adversaire, une idée nouvelle pour l’époque.
En quoi l'ascension du Mont Aiguille a-t-elle influencé la perception des montagnes en Occident et ouvert la voie à un alpinisme plus moderne ?
La progression vers un alpinisme moderne fut lente. Si cette première ascension constitue une étape fondatrice, il n’y a pas de réelle continuité dans les pratiques d’alpinisme jusqu’au XVIIIe et XIXe siècles, périodes que l’on désigne comme l’âge d’or de l’alpinisme. Avant cela, les explorations se limitent souvent à des marches en haute altitude, comme l’ascension du Popocatépetl en 1519, qui n'impliquent pas de technique d’alpinisme spécifique. La période intermédiaire voit l’ascension de montagnes par des humanistes ou des pèlerins, contribuant peu à peu à l’idée que la montagne est un espace de découverte et d’exploration scientifique.

Comment avez-vous travaillé pour reconstituer cet événement historique et quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
Le travail de l’historien repose sur les sources, qu'elles soient imprimées, manuscrites, ou iconographiques. Dans le cas du Mont Aiguille, nous disposons de documents, un peu exceptionnels, comme une lettre écrite depuis le sommet le 28 juin 1492, transmise à Grenoble pour être authentifiée par des témoins. Mais ces textes restent partiels et n’apportent pas tous les détails souhaités, notamment sur la technique d’utilisation des échelles ou la préparation de l’expédition. Le projet a donc intégré une démarche d’histoire expérimentale, en reconstituant les équipements de l’époque, comme les échelles de bois, et en testant leur utilisation dans les conditions historiques. Nous avons, par exemple, effectué des essais biomécaniques en laboratoire, puis sur place au Mont Aiguille, afin de comprendre les contraintes physiques d’une telle ascension avec le poids des armures, et nous avons testé plusieurs voies pour déterminer celle qui aurait pu être empruntée à l'époque.
Quel est votre lien personnel avec la montagne et l'alpinisme ?
Je ne suis pas alpiniste, et c’est peut-être ce qui m’a permis d’aborder cette expérimentation avec un regard neuf, sans biais lié à une expérience de l’alpinisme moderne. J’ai dû me familiariser avec la verticalité en pratiquant la via ferrata et en effectuant plusieurs ascensions du Mont Aiguille en compagnie de Bernard Angelin, alpiniste chevronné, ayant gravi près de 2.000 fois le Mont. Cela m’a permis d’acquérir une certaine expérience de la montagne et de son environnement humain, en comprenant le tissu associatif et les liens entre la communauté locale et le Mont Aiguille.
Le projet a également conduit à des événements culturels dans le village de Chichilianne, où les habitants ont organisé une fête en recréant l’atmosphère de l’époque de la première ascension. Il a ainsi dépassé le cadre de la recherche académique pour devenir un moment de partage et de célébration autour de la montagne.
En plus de l’ouvrage Une histoire de l’escalade, 1492, aux origines de l’alpinisme, Stéphane Gal participe à un film réalisé par Ludovic Veltz : Retour au Mont Aiguille, sélectionné au festival du film de Chamonix en juin 2024.
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