Les villas de Kep » est un projet de 14 nouvelles que le Petit Journal se propose de publier. Emmanuel, passionné par leurs histoires, les ayant souvent et longtemps arpentées, en se fondant sur des archives, a imaginé « ce qu’elle auraient pu être » et surtout, « ce qui aurait pu s’y passer ». Entre fictions et réalités historiques, leur but est de voyager dans le temps en traversant un siècle d’histoire, et de faire revivre ces villas malheureusement détruites et dont même les ruines, petit à petit disparaissent. Cette nouvelle est particulièrement longue. Comptez 2O minutes de lecture. Nous avons cependant décidé de la publier en une seule fois pour ne pas briser le charme narratif.
La Villa des fantômes
195O
I
« Tous les soirs, sur ma terrasse, dans mon lit, partout, son fantôme me parle. Pourtant je ne suis pas fou, pas encore. »
Raphaël Dumarquez vit dans sa demeure très “Le Corbusier”, au sommet du Bokor, une des plus hautes « montagnes » du Cambodge, au cœur d’un ensemble de villas créées par et pour la colonie, surplombant le golfe de Siam, toute la baie de Kampot et de Kep, offrant ses brumes sur la chaîne montagneuse des éléphants, au loin, vers Sihanoukville à l’Ouest. Elle culmine à presque mille mètres, offre une vue fabuleuse sur l'océan, ses ciels où l'on peut imaginer, dans sa multiforme nébuleuse nuageuse, toutes les divinités que l'on désire y voir, Naga et dragons, Ganesha et tigres, lions et autres Garudas. Dans le parc national qui l'entoure, c'est un florilège de faune et de flore : des singes gambadent dans la forêt qui regorge d'orchidées sauvages multicolores, de plantes carnivores aux reflets caméléons... Des serpents et des lézards effleurent les sols et s'accaparent les bois et les roches pour y dormir, s'y dorer et y ramper... au milieu de fleurs improbables, de papillons qui selon les saisons viennent par milliers voleter, une foule d'insectes se régale de cet écosystème tropical pas comme les autres, des myriades de bestioles étranges dansent des carmagnoles irréelles. On y croise des Toucans et des perroquets, des fauves y rodent parfois sans jamais trop s'approcher des habitations. Les petites cascades et les doux torrents de Teuk Tchou rajoutent à l’anarchie douce et paisible du lieu. Autour et partout les fougères s'éparpillent, cerclées de mousses. La rivière a ses rapides gentils, ses lieux de baignades, ses coins qu’on appelle « cathédrale de verdure » et qui n’ont rien de Chrétien ou de Bouddhiste, juste un merveilleux labyrinthe dans les mangroves, mille mètres un peu plus bas.
Il y la fraîcheur et les horizons, qu'apprécient les étrangers, les colons et les princes et princesses de la famille royale, qui vivent à Phnom Penh, où la chaleur est une chappe qui s'écrase sur eux comme les sept plaies de l'Egypte, pendant la saison chaude, trop chaude. Mais celle de Raphaël sait se démarquer…
Là-haut ils y ont aussi leurs casinos et les salons dorés, les salles de jeux où tout est impeccable, les bars de l'entre-soi et un restaurant gastronomique, des hôtels avec des chambres de luxe pour les passagers n'ayant pas les moyens de s'y offrir une villa à l’année, ou tout simplement ne désirant s'y évader que quelques week-ends par an, préférant les berges de la rivière de Kampot ou celle de la baie de Kep.
Les villas dans cette villégiature de prestige sont un privilège de la haute société, sont éloignées les unes des autres mais en restant dans un pré-carré les protégeant de la jungle alentour, des dangers de la forêt comme les animaux sauvages, principalement les tigres, les ours et les serpents... qui sont, aujourd'hui : dans les ruines de la Villa des Fantômes, les derniers à y ramper parfois...
Raphaël Dumarquez est un petit bonhomme trapu d'une quarantaine d'année. Il porte parfois des lunettes rondes très sobres, mais du bas de son mètre soixante, il règne en grande partie sur les hauteurs du Bokor, ainsi que sur ses flancs, et la route qui en permet l'accès. Il a un ventre bedonnant, et sous ses yeux un peu trop bleus, quelques plissés cernent son regard de traviole. Il boîte légèrement de la jambe gauche, aimant à raconter qu'il s'est fracturé la cheville lors d'une chasse aux fauves organisée par le frère du Roi en personne. Il s'était en fait cassé la gueule en essayant de rentrer chez lui, après avoir un peu trop abusé d'une petite kyrielle de bonnes bouteilles venues du Bordelais, qu'un de ses amis l'avait invité à partager. Une livraison spéciale des frères Guidez...
Mais le petit homme est un grand patron, un de ces hommes importants qui ornent les contours de sa belle maison de jardins qui sont des bijoux sauvages et bien organisés, comme ses business, et toutes ses affaires en général : c'est un artiste qui sait faire fructifier. Pour son petit Eden tropical, qui entoure sa villa, il a fait planter des hibiscus et des bougainvilliers tricolores, des champey-inn et des manguiers. Il a fait chercher dans la forêt des figuiers étrangleurs centenaires, des “arbres de Bouddha”, ordonnant de les déraciner et de les replanter, au Sud-est de sa véranda, là où chaque matin il prend son petit-déjeuner. Au cas où les ouvriers rechignent aux tâches, par pure peur des esprits, il leur donne un peu plus d'argent pour qu'ils fassent construire un bel autel dédié à ces derniers, juste à l'emplacement de l'arbre sacrifié. Le miracle opère toujours.
Le « civilisé » a bien compris le mélange de bouddhisme et d'animisme des indigènes, comme il les appelle en se marrant dans les salons des réceptions mondaines, exposant ses fabuleux chiffres d'affaires...
Il faut dire qu'il a été à bonne école. Sa famille, propriétaire de vignobles prestigieux en Bourgogne, étaient de ces rares viticulteurs aristocrates et conservateurs, dénués de passions. Ils lui avaient offert une éducation froide, l'avaient initié à l'art du calcul et du cynisme bien avant de lui faire découvrir les saveurs, les tanins et les arômes de leurs vins.
Raphaël possède 78 hectares de plantations diverses. Il a fait construire par ces coolies d’immenses serres pour ses fraisiers. Il a trois mille cafetiers venus du plateau des Bolovens au Laos, trois mille avocatiers importés du Mondolkiri, et pour les restaurateurs de la francophonie, du thym, du romarin, de la menthe fraîche, du basilic d'Italie. Il produit des Mangoustans, a quelques centaines de jacquiers (Artocarpus heterophyllus) et papayers, et plus bas, plus loin, à quelques cinquante kilomètres de là, à Kep, cinq hectares de poivriers.
Mais malgré tout cet espace, toutes ces variétés et malgré tout cet argent qu'il possède, ce qu'il veut, c'est les 328 arbres à durians des voisins, que tout le monde s'arrache à prix d'or, les considérant comme les meilleurs de Kampot, du Cambodge, d'Asie, donc du monde.
II
« Saleté de voisins, foutue saleté de voisins !»
Les voisins, c’est la famille de Sopheak. Enfin, les familles de Sopheak, puisqu'elles vivent sur ce terrain depuis sept générations. Le terrain est officiellement enregistré auprès d'un cabinet de notaires de Phnom Penh. Les propriétaires sont lui-même et sa femme Oun Sary, et leurs deux enfants, Rathana et Rathani, un garçon et une fille, respectivement âgés de treize ans et de quinze ans, leurs héritiers légitimes. Les papiers ont été validé par la haute instance provinciale, puis par le bureau du cadastre de la Cochinchine, avec le tampon des autorités coloniales en charge des affaires territoriales et agricoles.
Ils vivent dans une « pthéa tcha », une maison traditionnelle khmère ancienne. La leur a une quarantaine d'années, et à part les quelques travaux de consolidations et de rénovations des toitures en tuiles ou des gouttières en bambous, acheminant l'eau dans les jarres, qui sont l'entretien régulier de toute maison dans les pays tropicaux, tout est d'origine, et elle est l'image, la personnalité, le caractère, la force et la tranquillité d'un Cambodge paysan et libre, un peu anarchiste, naviguant dans le labyrinthe des croyances.
Cette maison est sur pilotis, entre terre et ciel, n'écrasant pas les esprits telluriques et se rapprochant aussi de ceux de l'univers d'en haut, où se trouvent les esprits, mais aussi Bouddha.
Ses balcons sont à la canopée des manguiers et des bananiers, les chambres donnent sur le soleil couchant, et l'entrée de la maison est orientée ainsi que l'ont conseillé les chamans, les « achars » et les bonzes consultés avant la construction, avant même “la première pierre”.
Ici tout n’est que bois, sur lesquels les termites les plus voraces se cassent les dents. Pas de béton armé, pas de barres de fers et de ciment, de carrelage et de lourdes portes fermées. Les pilotis sont en teck.
Elle flotte dans ses propres cercles d’énergie, animistes, bouddhistes et hindouistes, les Nagas la protègent aux quatre coins du toit. Elle est à la fois la maison modeste, mais aussi le cœur de toute chose, famille et nature, esprits bons ou inquiétants, Neak Ta de bâbord et de tribord sur la mer agitée des peurs et angoisses ancestrales. Un lieu de vie mais aussi un abri pour se protéger des goules et autres fantômes, parfois taquin ou agressifs.
Sous la maison, une symphonie de hamacs racontent la nonchalance. Les rares toiles d’araignées sont là pour faire le ménage, principalement piéger les moustiques, comme les Tokae qui s'occupent des autres insectes et parfois... des araignées, ainsi la boucle est bouclée et l'espace sécurisé, en osmose. Sur le « lit central » qui trône au cœur de l’épicentre de cette vie, tout se passe et tout arrive : la famille et les amis y mangent et y discutent... à l’infini... jouent aux cartes quelques dizaines de piastres... s’engueulent sur le budget des bières du mari et de ses amis, alors que le grand frère, maigre comme une tige de canne à sucre, essaye de faire la cour à la jeune voisine qui passe ses journées à s’entraîner pour essayer de danser comme une princesse Apsaras…
Une famille avec ses amours et ses drames, pris dans le tourbillon d'une certaine anarchie liée à celle de la nature, mais aussi à son ordre paradoxal.
Sopheak, sa femme Oun Sary, leur fille et leur fils, Rathana et Rathani, incarnent aux yeux de Raphaël une infamie : celle de s'en foutre de compter tout en comptant très bien ! Il leur a pourtant offert à plusieurs reprises des sommes d’argent qui leur permettrait à tous de ne plus jamais travailler, mais ces foutus indigènes refusent !
III
« En Occident vous avez l'ail, en Asie, on a le durian,
pour tuer les baisers.”
Raphaël ne hait pas seulement Sopheak en tant que personne, mais il est, par-dessus tout, jaloux de sa liberté. Il déteste cet homme plus grand que lui d’au moins 10 centimètres, pesant le même poids, la graisse en moins et les muscles en plus, ne s’énervant presque jamais, quand lui n’a de glorieux que son ventre rond et son autorité violente. Sopheak a la peau noire et tannée de soleil, une force sans brutalité qu'on appelle souvent tranquille, mais Sopheak n'est pas tranquille, car il est le dernier paysan khmer de son district à ne pas vouloir vendre sa parcelle, et avec elle, sa maison, son histoire, sa culture, ses efforts, et ceux de sa femme, de ses enfants et de sa famille.
Raphaël ne hait pas seulement Sopheak, mais tous ces sauvages à demi-nu, bouffeurs d'insectes, chasseurs à l'arc, dont le vin de riz ou de palme puent les champignonnades pourries. En plus de tout ça, en parfait cynique opportuniste, si la fragrance qui lui fait la plus horreur est celle du Durian, il sait aussi que c’est de ce fruit infect qu'il tirera des profits très importants, plusieurs milliers de piastres.
IV
« Tant qu’à pécher, que ta bouche en ait la mauvaise haleine ».
Proverbe Khmer.
Raphaël pompe dans quelques-unes de ses ressources, retire une partie de son argent souillé ici et là – administre quelques menaces – et engage une petite équipe sympathique de tueurs pour les abattre. Il a la courtoisie, il faut rendre aux ordures ce qui appartient aux ordures, de ne les faire abattre que d'une balle dans la tête, avec des armes appelées intraçables, car toujours volées, volées, et encore volées, pour que tuer reste bien anonyme...
Si ces gens eurent l'amabilité de les tuer rapidement, un peu plus délicatement que des porcs à l'abattoir, ils oublièrent un “point de détail” important : ils les jetèrent dans un trou au fin fond de la forêt, ne leur offrant aucune cérémonie, laissant leurs corps à la vermine, sans qu'un mot ne puisse être dit, qu'un mantra ne puisse être récité, qu'une prière ne puisse être chanté, qu'un son de flûte ne puisse être entendu, qu'un dernier baiser ne puisse être posé sur un front déjà trop froid ; sans même que quelques bâtons d'encens ne puissent être brûlés...
Deuxième partie
1950 : 100 jours plus tard
V
La famille disparue, Raphaël racheta la plantation de durians pour une bouchée de pain, après avoir tout de même un peu arrosé les autorités locales pour que tout soit classé sans suite. Et les affaires prospérèrent encore et encore ! Maintenant débarrassé de cette famille qui le rongeait intérieurement en se refusant à lui, il se sentait infiniment mieux, redevenait agréable avec les siens.
Des contacts se nouèrent avec des vieux de la colonie. Raphaël étendit son influence et se lança dans le rentable commerce de la drogue. Il devint un trafiquant d'opium qui se foutait de la forme de l'opium, du moment que c'était celui du peuple... Il rencontra alors Khot Ta, un trafiquant moitié-Khmer / moitié-Laotien, qui vendait des armes, faisait commerce de putes, d'organes, de gamins ou de gamines, du moment que ça maintenait son luxuriant train de vie. Une sorte de pirate, naviguant beaucoup en mer, et de mercenaire, vendant beaucoup sur terre, faisant aussi office de croquemort sans scrupule. Il s'y associa pour élargir son champ d'action.
Sorte de couverture, d’intermédiaire de la transparence : l’argent sale passe dans la comptabilité et les bénéfices que génèrent ses treize milles arbres et plantes, avec une légère augmentation du prix de vente de sa production, permettent de noyer tous ces chiffres dans un calme lac financier et légal.
Mais la folie le gangrène, il devient maquereau, grand salopard cynique et malfaisant... s'enfonce dans les bas-fonds de l'infamie. Réunir une petite équipe pour dézinguer quelques paysans incultes ne fait que l'amuser, casser sa routine de ruffian devenu mafieux, de mafieux devenu parrain. Il s’offre des petites promenades supplémentaires dans le monde de l'horreur, dans le but de ressentir de nouvelles sensations, jouir d'un nouveau pouvoir, être un petit dieu ayant pouvoir de vie ou de mort sur qui de droit, le sien, faucheur sans scrupule de ces petites âmes insignifiantes. Avec les meurtres de Sopheak et de sa famille, il avait franchi le pas, il était devenu connu et on lui donnait deux surnoms dans les villages alentours, l'un n'étant pas plus flatteur que l'autre : “ Neak pdach tchivert” ou, plus violent, « Mey bampleang » soit le « tueur de vies » ou « le destructeur de toute chose ». Tout cela dure précisément cent jours, cent jours où il ne sentit rien venir… cruel et insouciant, de plus en plus riche...
Mais les plus sales histoires n'ont que très rarement une jolie fin...
IV
« Qui parle en moi, qui me regarde, d’où ? »
Roger Milliot. 1966
Raphaël regarde son lit à baldaquin comme un sésame, les draps s’offrant à lui. Il observe plus intensément sa « pièce à vivre », comme il l’appelle, comme un enfant une cabane en haut d’un arbre. Il y a sur les murs les ineffables cornes de buffles mesurant plus d’un mètre vingt chacune, une bibliothèque composée principalement de livres écrits par des anthropologues amateurs, d’historiens à la petite semaine, de philosophes des comptoirs… des poètes classiques ; mais surtout des bouquins racontant des histoires de mafia, de banditisme, et des thèses sur la colonisation, des imprimés de doctorants ès « bonne conscience ».
Cette bibliothèque, quoique bien achalandée d’au moins cinq-cents ouvrages, n’est qu’un détail de la pièce où vous trouvez, au tout-venant, un piano demi-queue, quand Raphaël ne sait que mal interpréter les douze premières mesures du Boléro de Ravel sans se planter d’un dièse ou d’un silence. Il n’a, de toute façon, depuis sa plus tendre enfance, jamais eu l’oreille musicale. Bien sûr, pendillent ça et là des drapées en soie de Birmanie, des loupiottes de Hoï Han, des pipes à opium laotiennes derrières les vitrines de beaux meubles antiques, en tek ou en bois d’acajou. Il y a le bar en bois rose, où chaque verre a sa place, chaque alcool son visiteur. Au cas où le gouverneur de la colonie Sud-est Asiatique passerait faire une visite de courtoisie, il prépare un kir à la pêche au Dom Pérignon, glacé à souhait. Si, ivre de rire, avec cinq « katoys », entre un gros pourceau arborant un grade de général trois étoiles, il le fait plus pencher sur un whiskey dix-huit ans d’âge, servis par des prostitués de grandes qualités et de toute discrétion, de préférence étrangères, bien que de pays amis, et de tous sexes…
Vous avez au sol des tapis traditionnels, au-dessus des ventilateurs plafonniers, d’autres sur pieds ou muraux, toute une kyrielle d’étagères en beaux bois, des vieux objets volés, de belles sculptures « braconnées » et en parlant de braconnage, des bijoux en ivoire, des descentes de lit en peau de tigre ou des cobras royaux empaillés et cloués aux murs.
Le plus troublant reste une simple esquisse pastel, représentant un paysan guidant son buffle dans les marécages et la boue, buffle sur lequel deux jeunes enfants d’une dizaine d’années sont assis, rigolant à la face du monde dans un rire libéré, ivre et unique. Cette peinture naïve, on lui avait offert, et il avait oublié de la cacher dans une malle. Elle lui coûta sûrement sa destinée, mais c’est en paix qu’il alla se coucher ce soir-là, en lui jetant un dernier coup d’œil.
V
« Je refuse l’idée d’être fou. Je suis un visionnaire, et de la bonne société. »
Sopheak : Bonjour Raphaël, les affaires se portent bien ?
Raphaël : Bonjour Sopheak, oui, ça tourne, je fais le plein
- Le plein de quoi, mon cher ami, mon cher voisin de nuit et de vin ?
- Le plein d'argent, le plein de tout, le plein de rien !
- Tu as donc enfin trouvé le bonheur, la paix ?
- Je m'en délecte chaque jour, un peu grâce à toi
- Je suis tellement content d'avoir été là
- Oui, vous avoir fait assassiner, quel émoi !
- Tu as bien fait de nous éliminer, l’ami
- Tuer un peu, et avoir de moindres soucis…
- Oui c'est vrai, des grands maux en moins pour ta petite vie
- Je n'ai fait que prendre ce dont j'avais envie
- Et tu nous as abattu sans nous faire souffrir
- Nous avons tous un petit peu de conscience
- Et une philosophie qui nous fait bien rire...
- Mais vous riez de tout, depuis votre enfance !
- A chacun ses défauts et ses privilèges
- Le mien, le nôtre, c'est de chier sur des sièges
- C'est sûr, plus confortable que nos étables
- Saouls, vous pissez l’air de rien, partout, affables
Comme ivres vous vomissez, et sous nos tables
- Eh ! Notable, tu ne regrettes pas ta barbarie ?
- Vous n'êtes plus que fantômes, et moi un homme
- Et tu ne pleures jamais, seulement tu ris ?
- Que faire d'autre, vous n'étiez que bêtes de sommes
Et ne saviez rien tirer de tous vos profits
- Que sais-tu de notre pays, et de nos fantômes ?
- Qu'ils ne sont que chimères, fantasmes, dogmes
- Alors comment t'expliques-tu que nous parlions ?
- Nous ne parlons pas, c'est un rêve sans partition
Raphaël se réveille en sueur. Il est quatre heures du matin et le ciel tonne, les éclairs fusent, les moustiques qui le dévorent l'ont sorti de son sommeil. Il se sent mal à l'aise, troublé par les coups de tonnerre, aveuglé par les lumières de la foudre qui ne tombe pas loin. Il tremble de toute sa chair, comme pris d'une fièvre paludéenne. Il sort de son lit, se lève en vacillant, avec une irrépressible envie de se servir un Whiskey, et pas de celui qui fait bonne figure et qu'il offre à ses invités, non, il s'emplit un bon verre de sa cuvée spéciale, un dix-huit ans d'âge vieilli en fût de chêne, son arme secrète quand il se sent trop troublé, et qu'il tient à se rendormir dans un sommeil de qualité. Il se sert un deuxième verre, celui-ci pas on-the-rock, double, sec, comme il aime, et enfin retrouve le sommeil...
Sopheak : Tu penses vraiment que ce nectar va te sauver ?
Raphaël : Mais me sauver de quoi, et de qui ? De toi peut-être ?
- De moi non, mais que penses-tu de tous tes démons ?
- Que je les emmerde, comme toi et comme ton nom
- Mais tu ne connais pas mon nom, seulement mon prénom
- Tu es un indigène, donc innommable
- Je ne suis donc pas de chair mais de poussières et de sable ?
- Ni de chair ni de sable, juste des bas-fonds
- J'étais pourtant propriétaire avant toi
- Il n'y a pas d'avant, d'après, mais juste le présent
- Alors, où en sommes-nous maintenant, sous ton toit ?
- Nulle-part, dans un mauvais rêve, un instant
Sans queue ni tête, un non-moment, seulement du vent
Dans lequel tu viens chercher une vengeance
Que tu ne trouveras pas, car tu n'es qu’une engeance !
- Tu ne me laisses plus te répondre, tu te perds
- Tu es une affabulation, cendres et vers
- Car tu m'as tué, et mes enfants et leur mère
Pour quelques hectares de Durians, et un bout de terre.
C'est bien la moindre des choses, qu'après la diplomatie
Qui tient à cœur aux fantômes de mon acabit
Je vienne titiller ton orgueil et te torturer
- Je ne vous ai pas tué, j'ai solutionné
Un problème que j’avais trop longtemps laissé traîner !
- Tu ne penses pas que ta solution a été
Trop radicale en écoutant nos derniers râles ?
- Mais je n'étais pas là, vous étiez dans la cale
De mon navire océan, et vous, vous ramiez
Et j'ai ordonné !...
- Finalement, une preuve de lâcheté
- Tu confonds la lâcheté et la fermeté.
Raphaël à nouveau se réveille, ou le croit. Des crampes semblent annoncer une vieille fièvre maligne. Il frissonne, essaye même de parler mais reste atone. Sa langue claque... il a des douleurs incompréhensibles aux orteils... il patauge dans une flaque d'idées vagues... voit des visages qui ne sont que de la boue, de la boue d'un rouge marron. Il n'arrive pas à distinguer le réel, comme ce Bouddha qui a trop de bras, qui n'est peut-être pas un Bouddha, mais Vishnu... ou Brahma... ou Garuda, à cause des trompes d'éléphants... mais il est dans l'eau, alors c'est sûrement un piège de Shiva... ou un stratagème des Naga pour le rendre fou...
- Tu te souviens du visage de mes enfants ?
- Je ne les ai jamais regardés, ils n’existaient pas.
- Tu nous as fait abattre un jour sombre et sans vent
- Normal, au temps des moussons, il y a peu de soleil
- Tu te souviens d'eux, il et elle, étaient deux merveilles
- Pourquoi venir me hanter, ils sont passés à trépas
- Ils respiraient avant toi, ta folie démentielle !
- Ils riaient ! Ils geignaient ! Ils pleuraient et faisaient chier !
- Ils respiraient, ils chantaient, quand tu n'es que fiel
- Tu les as tués, toi, seulement toi, par ta fierté !
- Penses-tu pouvoir encore longtemps rester cacher
Derrière les faux-semblants de ton inhumanité ?
- Je vous ai fait des offres très raisonnables
- Colon prétentieux, à l’égo inaltérable,
Qui pense que tout s'achète, mais ton argent,
Tes deniers, tes piastres, font de toi le dernier
Des pauvres d'esprit, à la nature misérable,
Et de moi ton fantôme, et de toi mon esclave
- Crois-tu ? car je me réveillerai ! Et je vous tuerai
Encore, et encore, plus de vivants ! Que des morts !
Raphaël tombe de son lit, tout en sueur, à même le sol de sa chambre parquetée... Il rampe la gorge sèche, en quête d'un verre d'eau, qu'il aimerait fraîche, pour faire passer l'âpreté de ses pensées noires et l'ambre de ses derniers whiskeys. Il veut juste se désaltérer, et pouvoir se rendormir en paix... Il rampe comme ces serpents qui hantent les alentours... Il gémit aussi... des sons qu'il ne se connaissait pas... des borborygmes sans sens... bien qu'il se persuade de sa bonne conscience... mais l'âme n'est pas une science, et le doute s'installe, sur sa propre humanité, sur son soi avare et meurtrier... jusqu'au miracle d'un verre d'eau, posé sur la table de chevet, a porté de main, quand il lui semble avoir parcouru l'éternité d'un désert sans fin, sans oasis, sans mirage... il l'avale d'un trait, se sent régénéré, en paix, prêt enfin à retrouver le sommeil des justes. Il remonte dans son lit... mais c'est plus une ascension qu'une montée, une forme d'escalade, sans premier ni dernier de cordée, croit-il, car arrivé au sommet, ayant atteint le saint-graal de l'oreiller, cet oreiller en soie, si doux, si léger, si aérien, c'est en fait dans une couche supplémentaire, inapparente, de son nouveau chemin de croix, qu'il se vautre, en compagnie de...
Sopheak : Même l'eau, si elle avait été fraîche, en fait...
Raphaël : Tu peux bien rire, tu es mort, alors l'eau...
- Je n'en connaîtrai plus la saveur ni la fête.
- Il fallait signer le contrat, puis au dodo ! (Rire plein de soubresauts)
- Tu nous as condamné à deux purgatoires
- Je ne suis pas chrétien, ni paradis ni enfer !
- Oui, mais esprit animiste, je me ressuscite en noir
Pour assombrir jusqu'à tes dernières lumières.
- Je chevaucherai les dragons de l'opium
Et t'oublierai ad vitam et in mémorandum !
- Pauvre blanc, triste occidental, si imbu
De ta personne, dans laquelle tu es reclus
- Soit ! Mais je n'ai pas peur de tes persécutions !
- Et moi je ne suis là que pour te faire souffrir,
Juste, une nuit après l'autre, t'empêcher de dormir,
Transformer tes rêves en cauchemars, succions
Prédatrices dans ton inconscient, pour te nuire.
- Tu n'es qu'un délire absurde ! Flou éphémère !
- Non, je suis ta folie dans un miroir d'éther
Les brumes noires desquelles tu ne peux t'enfuir.
- Je possède tes richesses ! Tu n'es qu'un mort !
- Tu as tort, je précède à toutes les ivresses
Que tu rêvais et dont tu ne pourras plus jamais jouir
Car tu t'es cru si fort, à tort, mais je te mords
A bras le corps, et en toi des douleurs vont s'enfouir.
…
Pendant quelques nuits les apparitions de Raphaël cessent. Mais ses insomnies impactent sérieusement sa physionomie et sa physiologie. Une maigreur maladive s’empare de lui... des pâleurs nouvelles lui apparaissent, se teintant d’un jaune pisseux et de gris. Tout au long des journées, des malaises le prennent au dépourvu… Il s’évanouit pour un coup de chaud, vomit ses grands crus, se prend parfois de petites crises d’épilepsies angoissantes… L’opium lui fait chevaucher des dragons agressifs, et la ouate douce d’antan se transforme de plus en plus souvent en des rodéos violents. Il ne bande presque plus malgré les efforts effrénés que ses putes déploient lors d’orgies qu’il organise, de plus en plus délurées, avec l’aide d’Alain et d’Antoine, allant jusqu’à faire perdre l’impatience d’Erewan, le plus beau Katoy de la colonie et de Kep, son chouchou d’entre-tous… Raphaël s’effondre petit à petit, se tasse sur sa carcasse, se morfond dans d’étranges bas-fonds, se tape la tête contre les murs, insulte le monde entier et lui le premier, et puis une nuit encore…
Sopheak : Je me languis de voir à quoi va ressembler ton enfer
Raphaël : Je n’ai fait que ce que j’avais à faire, sans honte !
- Bienvenu dans le pays des âmes errantes
- Tu jouis de ton pouvoir, de ce que tu me hantes
Mais je ne crois pas en toutes tes balivernes,
Tu n’es qu’une sorte d’homme des cavernes
Et ce n’est pas avec les mantras que tu chantes
Que tu transformera le roseau en chêne !
- Un peu de méditation et moins de sexe…
Et je ne le dis pas dans le but que tu te vexes,
Apaiseraient à la fois ton cortex et ta foi.
- Tu n’es pas même un prince, et moi je suis un Roi !
- Rendors-toi, demain je serai encore là avec toi…
Raphaël perd le contrôle… boussole déglinguée… mental en vrac… pensées diffuses… remises en question subreptices… Il en arrive à pleurer tout seul au moment d’ordonner dix coups de fouets à un domestique chinois ayant regardé de travers la femme d’un diplomate de Saïgon lors d’un dîner en l’honneur des bons rapports commerciaux entre les différents dirigeants du Triangle d’Or, qui lui assurent maintenant ses principaux revenus. « Un petit amusement pour mes amis de la junte » se justifie-t-il, avant de s’effondrer en larmes et de se faire rapatrier, en pleine crise de convulsions, dans ses salons privés. Quelque chose ne tourne plus rond chez lui, et ça commence à se savoir… le business à « décroître » … et les nuits se succèdent à nouveau, sans répit, jusqu’au point de non-retour…
Raphael : Ok, ok ! Pardonnez-moi mon père car j’ai pêché !
Sopheak : Vous vous tromper de chapelle il me semble…
- Merde ! Même au nom de Mahomet si vous voulez !
- Arrêtez, arrête ! Mais regardes, tu trembles
Jusqu’aux os, comme si tu voyais un fantôme.
R : (un peu pétrifié, larmoyant et atone)
D’accord je m’excuse, je demande pardon,
Je m’agenouille, me prosterne, implore !
Je te donne tout mon esprit et tout mon corps
Et si tu le veux, je transgresse mes canons !
- Jusqu’où irais-tu pour te faire pardonner ?
- Si j’abandonne tout, retrouverais-je le sommeil ?
Cesseras-tu d’être ce bouillant soleil
Qui aveugle mes lunes et ne m’offre plus
Que des torrents de larmes et aucun salut ?
- Oui, Mais tu vas devoir aller très loin, plus loin
Que tu ne pourrais l’imaginer…
Conclusion
1963
Nous retrouvons Raphaël, mince et sec, dix ans après l’indépendance du Cambodge. Jardinier dans une ferme familiale biologique au cœur des vallées, assez loin de son ancienne demeure, mais toujours pas loin des montagnes du Bokor, au nord de Kampot. Il a changé de nom et s’appelle désormais Khan Sopheak. Il est père de deux enfants konkat, prend sa douche en sampang à même la jarre, sous les ombres agréables de deux manguiers plus vieux que ses grands-parents, auquel d’ailleurs il ne pense plus. Car Raphaël ne pense plus beaucoup…
Entre les heures de travail, il va tous les jours à la pagode, honore les esprits, rend hommage au Bouddha autant qu’aux « Neak Ta », les sages et démons qui sont ici et partout, confirme-t-il… souvent jusque dans sa tête… Sa moustache a pris des ampleurs, sa maigreur est palpable, et il tourne en rond comme un hamster dans la roue de son karma, tout en jouissant de ses nuits en paix.
Suite à sa disparition soudaine le 14 janvier 1950, le comité de gestion de ses plantations et de ses trafics passa sous le contrôle de sa femme, dont la libido, depuis la désertion de son mari, avait atteint les mêmes sommets que son opportunisme, depuis trop longtemps frustré. Elle transforma le royaume de son mari en une entreprise encore plus florissante, récupérant tous les marchés, qu’il s’agisse de la drogue, de la prostitution, des armes, des organes, de la corruption d’état.
Jusqu’à ce qu’un soir, frappant à la porte de son sommeil, elle se vit ouvrir son hui et laisser rentrer chez elle une charmante indigène, qui se présenta sous le simple nom de… Oun Sary. Et un nouveau dialogue débuta :
Femme : Mais, Je vous connais, oui, oui, je vous reconnais
Oun Sary : Quel privilège pour moi Madame Dumarquez
Ah, les voilà qui arrivent, laissez-moi vous présenter,
Mes enfants : Rathana et Rathani, que vous aussi, vous avez fait assassiner.
Nous allons vous accompagner pendant quelques nuits,
Qui risquent de vous sembler longues…
FIN