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Nathanaël Maury : « Photographier l’invisible avant qu’il ne disparaisse »

Herpétologue et photographe scientifique installé au Laos, Nathanaël Maury a conçu pour l’équipe de l’Institut Pasteur du Cambodge un dispositif d’imagerie qui produit « les photos d’insectes les plus détaillées au monde ». Une aventure à la croisée de la science, de l’ingénierie et d’un combat pour la biodiversité.

Nathanaël MauryNathanaël Maury
photo Ana Eduardo
Écrit par Raphaël FERRY
Publié le 23 septembre 2025

Un autodidacte des reptiles, devenu passeur d’images

Originaire de Bourg-en-Bresse, Nathanaël Maury se définit d’abord comme un homme de terrain. « En France, j’étais passionné de serpents. J’ai un background de maintenance industrielle : conception, électricité, automatisme… » Dans les années 2000, il maintient chez lui un important élevage de pythons, dont une espèce réputée impossible à reproduire en captivité : Morelia tracyae.

Plutôt que d’abandonner, il transpose ses compétences techniques. Il a l’idée de créer des cages bioclimatiques pilotées par ordinateur, en vue de reproduire finement la météo du biotope (pluie, vents, pression, UV/IR, hygrométrie, végétation). « Trois semaines après, j’avais les premiers accouplements, puis les premiers œufs. » Cette approche le conduit à Alligator Bay (près du Mont-Saint-Michel) puis en Asie du Sud-Est (Indonésie, Singapour, Laos) où il travaille pour des parcs et des fermes de conservation. Parallèlement, il construit depuis 2015 une encyclopédie photographique des reptiles et amphibiens : plus de 4 000 planches d’identification, prises dans 24 pays.

Pour lui, la photo n’est pas qu’un outil : c’est une méthode. « J’ai toujours abordé la caméra par la technique : comment les rayons lumineux voyagent, comment le capteur enregistre. » Cette rigueur servira bientôt un autre monde foisonnant : celui des insectes.

photo Ana Eduardo
photo Ana Eduardo

La rencontre avec l’IPC et la naissance d’un studio hors norme

Le déclic vient d’une observation du Dr Sébastien Boyer (Institut Pasteur du Cambodge). Sur certaines planches de reptiles, on distingue des ectoparasites minuscules. Et si l’on appliquait ces standards d’ultra-définition… aux moustiques, puces ou moucherons d’intérêt médical ?

« Ce n’est pas la même échelle, ni la même technique. Il faut entrer dans la micro-photographie (jusqu’à x100) et résoudre une cascade de problèmes : vibrations, lumière, diffraction, profondeur de champ, flux d’air, calcul… » Avec l’appui de l’Institut Pasteur du Cambodge et de l’Ambassade de France, Nathanaël Maury assemble alors le meilleur de chaque technologie pour créer un matériel unique : rail motorisé au pas de 200 nanomètres, table de lévitation magnétique pour filtrer les vibrations du sol, flashes puissants modifiés (ventilos démontés pour éviter les turbulences), et « velours le plus noir du monde » (≈99,9 % d’absorption) pour supprimer les réflexions parasites.

« À x100, la profondeur de champ chute à 2 microns. On photographie un sujet de 0,3 mm que l’on doit centrer au micron près. Pour éviter le flou, on déclenche toutes les cinq secondes : le temps que s’éteignent les micro-vibrations internes de l’appareil et que refroidissent les flashes. »

Focus stacking poussé à l’extrême

La clef reste le focus stacking (empilement des photos) — des milliers de prises à des plans de netteté différents, recombinées en une seule image intégralement nette. « Sur certains sujets, on dépasse 2 000 clichés et 1 téraoctet de données. Le calcul peut durer 4 h 30 pour rendre une photo. Résultat : une résolution effective autour de 0,3 µm. »

À ces échelles, la lumière elle-même devient une limite. « Le photon visible, c’est environ 0,55 µm de longueur d’onde : plus grand que les détails que nous voulons résoudre. Si la lumière n’est pas maîtrisée, elle “fait des pâtés”. D’où la nécessité d’une illumination massive, mais contrôlée, et d’un environnement sans réflexions. »

 

saisir le tout petit

Deux studios jumeaux existent aujourd’hui, au Laos (chez Nathanaël Maury) et à Phnom Penh (à l’IPC). « L’essentiel des clichés exposés à l’Institut Français a été réalisé par deux techniciennes cambodgiennes formées dix jours seulement. Je veux montrer que ce n’est pas réservé à des “sorciers de la photo” : bien conçu, le système est transmissible. »

Ce que ces images changent pour la science… et l’œil

Le projet qui soutient cette innovation n’est pas anecdotique. « Nous voulons accélérer l’identification des insectes vecteurs de maladies et ouvrir la voie à d’autres domaines — jusqu’aux cellules pour la santé. » Côté biodiversité, l’effet est double : documenter des morphologies fines (mandibules, soies, ocelles, textures, parasites), et révéler au grand public une beauté ignorée.

« Quand un Culicoides de moins d’un millimètre s’affiche sur une toile d’un mètre, on change d’échelle mentale. On ne voit plus “une fourmi noire”, mais une singularité. »

L’urgence : photographier avant l’oubli

La conviction de Nathanaël Maury est tranchante : « On ne sait presque rien des espèces qui nous entourent. Au Laos, il pense qu’il y a environ 1 000 espèces de fourmis ; 126 seulement sont connues. À l’échelle mondiale, 1 million d’insectes décrits, 4,5 à 10 millions encore inconnus. On en décrit environ 9 000/an : au rythme actuel, il nous faudrait des siècles. »

photo Ana Eduardo
Sébastien Boyer et Nathanael Maury photo Ana Eduardo

Et le temps presse. « En 2050, on estime que 10 % d’insectes auront disparu. Or l’humanité prend 100 millions de selfies par jour et on n’est pas capables d’immortaliser les êtres vivants qui s’éteignent autour de nous. Ça m’énerve. La moindre des choses, c’est de les voir, les nommer, les garder en mémoire. »

Partager plutôt que breveter

« Je ne veux pas déposer de brevet. Nous allons publier la méthode pour que d’autres la reproduisent. Il n’y a pas de concurrence sur la description du vivant : quand on a des centaines d’années de travail devant nous, il faut essaimer. »

Et après ?

« Aujourd’hui, je finance deux postes au Laos sur mon salaire de la ferme de tortues. Une planche complète de moustique, c’est deux jours et demi. Avec des financements, on irait plus vite, plus loin. » L’objectif proche : un site commun avec l’IPC pour mettre les images en ligne ; l’objectif lointain : que l’outil trouve aussi sa place dans des musées d’histoire naturelle et des laboratoires.

La finalité, elle, ne change pas : « Photographier l’invisible avant qu’il ne disparaisse — et donner envie à chacun de regarder autrement ce qui vit à ses pieds. »

D’ici là, nous ne pouvons qu’encourager les Phnompenhois à aller visiter la fabuleuse exposition qui se tient à l’Institut Français.

expo institut
Nathanael Maury et sa femme qui elle photgraphie des orchidées qui ne sont pas présentées dans l'expo, Sébastien Boyer et les deux opératrices de l'Institut Pasteur du Cambodge

 

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