La reprise des affrontements à la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande interroge les causes profondes de cette escalade. Entre calculs politiques, différends non résolus et médiation internationale limitée, les civils paient le prix fort.


Alors que des tirs d’artillerie ont retenti cette semaine le long de la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande, contraignant des milliers de familles à fuir leur foyer et entraînant la fermeture de dizaines d’écoles, la reprise des combats soulève des questions urgentes sur les causes de cette escalade — et sur ce qui pourrait suivre. Tandis que les autorités des deux pays livrent des versions contradictoires, des analystes estiment que ces violences traduisent non seulement une rupture diplomatique, mais aussi des problèmes politiques et structurels profonds, laissés sans réponse depuis des années, ainsi qu’un rôle extérieur peu concluant.
Le Cambodge et la Thaïlande avaient pourtant conclu un cessez-le-feu à minuit le 28 juillet, après cinq jours d’affrontements, avant de signer une déclaration de paix le 26 octobre, en présence du président des États-Unis et du président en exercice de l’ASEAN. Mais quelques mois plus tard, les hostilités ont repris — cette fois avec une intensité supérieure aux affrontements de juillet.
La politique intérieure thaïlandaise en cause
Pour Supalak Ganjanakhundee, ancien rédacteur en chef et spécialiste des relations thaïlando-cambodgiennes, cette nouvelle escalade s’explique avant tout par la crise politique interne en Thaïlande, davantage que par une évolution de la géopolitique régionale.
Selon lui, des éléments militaires bellicistes exploitent la situation, tandis que le sentiment nationaliste est attisé à travers tout l’échiquier politique. Dans ce contexte, le gouvernement d’Anutin considère l’escalade comme politiquement moins risquée qu’un compromis.
« Dans le même temps, Anutin tire profit du conflit en détournant l’attention des échecs de son gouvernement, notamment la gestion catastrophique des inondations à Hat Yai et la répression ratée des réseaux d’escroquerie », explique Supalak Ganjanakhundee. « La guerre devient, en ce sens, un bouclier politique. »
Il ajoute que ni l’ASEAN ni Washington ne sont en mesure de résoudre cette dynamique. « Ils ne peuvent pas prendre de décisions politiques à la place de Bangkok, qui continue de repousser les choix difficiles nécessaires pour mettre fin aux combats. »
Deth Sok Udom, spécialiste des relations internationales à l’université internationale Paragon, estime que la Thaïlande présente les affrontements comme une réponse nécessaire à une agression cambodgienne — un récit destiné, selon lui, à détourner l’attention de l’instabilité interne.
« Même si Anutin ne contrôle pas totalement l’armée, leurs intérêts convergent en ce moment critique », affirme Deth Sok Udom. « Un conflit avec le Cambodge sert à la fois les intérêts de l’armée et ceux d’Anutin. »
Des problèmes frontaliers jamais résolus
D’autres analystes pointent des problèmes structurels anciens, que l’accord de paix d’octobre n’a pas permis de régler.
Sophal Ear, professeur à l’université d’Arizona State, rappelle que la frontière demeure « mal délimitée, fortement militarisée et couverte de mines antipersonnel », ce qui la rend extrêmement vulnérable à des violences accidentelles ou opportunistes.
« L’accord de paix conclu plus tôt cette année était davantage symbolique que substantiel », explique Sophal Ear. « Il a généré des titres de presse, mais n’a mis en place ni mécanismes de surveillance, ni dispositifs de communication, ni retrait des forces. Dès qu’une mine a explosé ou que des tirs ont été échangés, la confiance fragile s’est effondrée. »
Seng Vanly, analyste géopolitique cambodgien, partage cette analyse, évoquant des interprétations concurrentes des cartes, des problèmes persistants liés aux mines et un durcissement des politiques nationalistes.
« À cela s’ajoute une posture militaire plus agressive du côté thaïlandais, qui rend tout compromis politiquement perçu comme une faiblesse », souligne Seng Vanly.
Une marge de manœuvre limitée pour les puissances extérieures
Les analystes s’accordent à dire qu’un éventuel nouveau cessez-le-feu devra être bien plus solide que la déclaration du 26 octobre, qui ne prévoyait ni mécanismes d’application, ni procédures de plainte, ni calendrier opérationnel.
Selon Sophal Ear, l’influence des États-Unis reste limitée, la crédibilité de la Chine varie selon les capitales, et la Malaisie, en tant que présidente de l’ASEAN, peut encourager le dialogue mais « ne peut imposer de solutions ».
« Les acteurs extérieurs peuvent créer un espace diplomatique, mais ils ne peuvent pas imposer une paix durable », estime Sophal Ear. « Tout cessez-le-feu viable devra résulter d’accords directs entre la Thaïlande et le Cambodge. »
Supalak Ganjanakhundee souligne que les menaces tarifaires américaines sous la présidence de Donald Trump constituent encore un levier, mais un outil brutal et risqué, susceptible d’alimenter le nationalisme. Il ajoute que l’influence de l’ASEAN diminue à mesure que la présidence malaisienne arrive à son terme.
La Chine, de son côté, recherche la stabilité mais évite de donner l’impression de choisir un camp, compte tenu de ses liens militaires et économiques étroits avec les deux pays.
« Si les deux gouvernements trouvent un intérêt politique interne à l’escalade, les acteurs extérieurs ne peuvent imposer la paix à des parties qui n’y sont pas encore prêtes », conclut Supalak Ganjanakhundee.
Toutefois, Seng Vanly et Deth Sok Udom estiment qu’une pression coordonnée de l’ASEAN, des États-Unis et de la Chine pourrait contenir le conflit, à condition que ces acteurs coopèrent au lieu de se concurrencer. Deth Sok Udom avertit qu’en l’absence d’une telle coordination, le conflit pourrait devenir un point de tension indirecte dans la rivalité sino-américaine.
« La déclaration du 26 octobre ne prévoyait aucun mécanisme de mise en œuvre », rappelle Deth Sok Udom. « Tout futur accord devra inclure des procédures opérationnelles claires, des échéances, des canaux de plainte et des sanctions crédibles en cas de violation. »
« Aucun camp ne peut l’emporter »
Malgré l’intensification des combats, les quatre analystes interrogés estiment qu’aucune victoire décisive n’est possible pour l’un ou l’autre camp.
Sophal Ear souligne que les deux armées sont suffisamment solides pour éviter l’effondrement, mais pas assez pour l’emporter sans coûts catastrophiques.
« Ce que nous observons, c’est une alternance d’affrontements violents suivis de périodes d’accalmie », explique Sophal Ear. « Ce n’est pas une guerre qui peut être gagnée sur le champ de bataille. Elle ne peut être que gérée ou résolue par la négociation. »
Supalak Ganjanakhundee partage ce constat : « Les deux armées sont enfermées dans un conflit qu’aucune ne peut gagner sans payer un prix insupportable. Les pertes civiles, les pertes militaires et les dégâts économiques finiront par imposer un compromis. »
Deth Sok Udom estime que les affrontements pourraient se poursuivre encore plusieurs jours, à moins qu’une forte pression extérieure — notamment des États-Unis — n’impose un cessez-le-feu temporaire. Seng Vanly considère que la Thaïlande pourrait infliger davantage de dégâts sur le plan militaire, mais que toute tentative de prise de territoire ou d’humiliation du Cambodge entraînerait une réaction internationale majeure.
« L’issue la plus probable est une impasse douloureuse suivie de négociations », ajoute Seng Vanly.
Les populations frontalières, premières victimes
Le ministère de la Défense nationale a indiqué que les affrontements ont déplacé des centaines de milliers de personnes, tandis que les analystes alertent sur l’ampleur croissante des conséquences économiques.
Sophal Ear rappelle que les provinces frontalières dépendent fortement du commerce, de la mobilité de la main-d’œuvre et du tourisme, tous gravement perturbés par le conflit.

Vue de personnes déplacées, province de Siem Reap. Photo Ministère de l'Information
Il souligne qu’au Cambodge, les dépenses militaires détournent des ressources essentielles au développement économique, tandis qu’en Thaïlande, la poursuite des combats déstabilise des régions dépendantes des échanges transfrontaliers.
« Dans les deux pays », affirme Sophal Ear, « ce sont les communautés frontalières qui souffriront le plus — à travers les déplacements forcés, la perte de revenus et la menace persistante des mines et des munitions non explosées. »
Supalak Ganjanakhundee cite des estimations de l’Institute for Strategic Policy (ISP), basé à Bangkok, selon lesquelles la Thaïlande perdrait 23,7 milliards de bahts par mois (729,1 millions de dollars). Il ajoute que si le conflit se prolonge, les deux pays en paieront le prix, mais que les populations frontalières seront touchées en premier et de manière disproportionnée.
Il rappelle également que les échanges bilatéraux, évalués à 4,2 milliards de dollars en 2024, se sont effondrés après la fermeture de tous les points de passage par la Thaïlande en juin 2025. Les importations thaïlandaises représentaient auparavant 45 % des biens essentiels du Cambodge et 27 % de son approvisionnement alimentaire, provoquant pénuries et inflation dans les provinces frontalières.
À cela s’ajoute le retour de milliers de travailleurs cambodgiens lors de la flambée de violences, réduisant des transferts de fonds qui représentaient jusqu’alors 2,8 milliards de dollars par an pour l’économie cambodgienne, conclut-il.
Seoung Nimol
Avec l’aimable autorisation de CamboJA News, qui a permis la traduction de cet article et de le rendre accessible au lectorat francophone.
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