Cinquante ans après la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges, l’anthropologue Anne Yvonne Guillou, chercheuse au CNRS, publie Puissance des lieux, présence des morts. Fruit de plus de quinze ans d’enquête dans un village de la province de Pursat, son travail éclaire une autre manière de « faire mémoire » du génocide khmer rouge, enracinée dans les rituels, les esprits et la terre elle-même.


Chercheuse au CNRS, Anne Yvonne Guillou est aujourd’hui affectée au Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, unité conjointe du CNRS et de l’université Paris-Nanterre. Avant cela, elle a travaillé à l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC), puis au Centre Asie du Sud-Est, également au CNRS.
Son lien avec le Cambodge remonte pourtant bien plus loin. Dans les années 1980, alors qu’elle est encore étudiante, elle travaille en France sur l’« adaptation » des réfugiés venus d’Asie du Sud-Est. Elle apprend ensuite le khmer à l’INALCO pendant plusieurs années.
En 1990, dans un contexte où les relations diplomatiques entre la France et le Cambodge restent compliquées, elle obtient un visa grâce à l’Alliance française. Elle fait partie de la petite équipe chargée d’ouvrir l’institution à Phnom Penh avec « les premières caisses de livres ».
« J’étais venue pour préparer ma thèse d’anthropologie, mais j’avais le sentiment profond d’un lien avec ce pays. Les Cambodgiens appellent cela nissay, le lien karmique », raconte-t-elle. Depuis, elle n’a cessé d’y revenir et a réalisé au total près de dix ans d’enquête en immersion.
De la mémoire individuelle à la mémoire collective
Avec son nouveau livre, Puissance des lieux, présence des morts. Sur les traces du génocide khmer rouge au Cambodge, Anne Yvonne Guillou explore une question simple en apparence : que reste-t-il d’un passé aussi destructeur près d’un demi-siècle après les faits ?
Plutôt que d’accumuler des entretiens sur les souvenirs du régime de Pol Pot, elle adopte une autre approche. « Je n’ai pas voulu demander aux gens de me raconter leurs traumatismes. Je me suis installée dans un village et j’ai observé comment ce passé revenait – ou ne revenait pas – dans la vie quotidienne », explique-t-elle.
Elle distingue la mémoire individuelle — souvenirs, odeurs, visages — de la mémoire collective produite par les récits communs, les histoires partagées, les commémorations, les monuments ou les musées. « Mon travail porte sur cette mémoire collective villageoise, pas seulement sur la mémoire d’État », résume-t-elle.
Son terrain principal se trouve dans un village de la province de Pursat, Kompeng Svay, non loin du sanctuaire de Khleang Mueng, un esprit tutélaire (Neak Ta) réputé protéger l’ouest du Tonlé Sap. Entre 2005 et 2018, elle y séjourne chaque année un à deux mois afin de tisser des liens de confiance et d’observer sur la durée les formes concrètes que prend le rapport au passé.
Des « corps politiques » confisqués par l’État
L’une des spécificités du génocide khmer rouge tient au traitement réservé aux corps. Dans de nombreux contextes de violence de masse, les familles finissent par récupérer des restes qu’elles peuvent intégrer aux rituels.
Au Cambodge, il n’en a presque jamais été ainsi. « Aucun corps n’a été restitué aux familles », rappelle Anne Yvonne Guillou. Dès la fin du régime, le nouvel État organise la collecte des ossements — le plus souvent sur les lieux d’exécution — et leur regroupement dans des ossuaires devenus des mémoriaux.
Pour la chercheuse, ces restes deviennent des « corps politiques », conservés comme preuves du génocide dans un pays alors isolé diplomatiquement. Le musée de Tuol Sleng (S-21), où sont exposés des crânes, incarne ce choix.
Avec le temps, nombre de ces monuments se dégradent. Après les accords de paix, leur entretien se relâche. Ce sont alors les villageois qui prennent en charge les ossements, parfois en les incinérant, parfois en les déplaçant. La dimension matérielle des morts bascule progressivement de l’État vers le local.
Une grande cérémonie pour remettre le monde en ordre
Reste la dimension immatérielle : les esprits des défunts, leur destin dans le cycle des renaissances, le chagrin des vivants.
Au Cambodge, la grande cérémonie annuelle des morts (pchum ben), d’inspiration ancienne, occupe une place centrale. Pendant quatorze jours et quatorze nuits, au début de l’automne, les monastères accueillent morts familiaux et morts errants.
« Cette cérémonie, que j’ai observée en détail pendant de nombreuses années, fonctionne comme un immense théâtre de remise en ordre du monde », explique l’anthropologue.
Le jour, les familles apportent des offrandes aux moines. La nuit, des rituels collectifs sont dédiés aux morts sans proches, évoqués par des boulettes de riz jetées dans l’enceinte du monastère.
« Il faut s’occuper de tous les morts, pas seulement de ceux de Pol Pot. Ils doivent eux aussi réintégrer le samsara, le cycle des renaissances », insiste-t-elle.
Les esprits issus du génocide ne sont pas perçus comme malveillants, mais comme des morts « faibles ». « On m’a souvent dit qu’il fallait les aider, les soigner rituellement, pour qu’ils puissent poursuivre leur chemin », ajoute-t-elle.
La ré-autorisation officielle de pchum ben au début des années 1990 a été vécue comme un soulagement collectif : la possibilité, enfin, de prendre soin des morts du génocide.
Lieux puissants, esprits tutélaires et religion du sol
Au fil de son enquête, Anne Yvonne Guillou met en lumière le rôle des lieux.
Dans cette région, certains anciens charniers deviennent des espaces habités par une force spirituelle. À travers des rêves ou des événements marquants, les habitants identifient une présence : maître de la terre et de l’eau, Mchah teuk – Mchah dey, ou esprits tutélaires comparables aux Neak Ta.

Abri d'esprit tutélaire (neak ta), province de Pursat, 2008, crédit A.Y. Guillou
Elle raconte l’histoire d’une famille vivant près d’un ancien lieu d’exécution. La mère, puis des années plus tard la fille, rêvent d’un être lié à ce lieu qui se plaint. La famille commence alors à faire des offrandes régulières.
« En échange, ils ont le sentiment d’être protégés. Par les offrandes, ils transforment l’énergie violente du lieu en énergie protectrice », explique-t-elle.
D’autres lieux, monastères ou collines, sont porteurs de boramey, puissance spirituelle associée au bouddhisme. Des récits circulent sur des soldats khmers rouges venus couper des arbres sacrés et morts peu après, comme si les lieux se défendaient.
« L’idée est que ces lieux ont été agressés et qu’ils ont perdu leur boramey. Les rites visent à la restaurer : reconstruire un sanctuaire, ériger une statue, organiser une fête. Réparer le lieu, c’est réparer le village, et en un sens réparer le Cambodge », résume-t-elle.
Pour elle, la religion populaire khmère est avant tout une « religion du sol ». La terre absorbe le passé. Des termitières surgissant sur un ancien champ de massacre sont vues comme le signe que le sol est vivant. « Si l’on veut réparer le passé, il faut réparer la terre », insiste-t-elle.
Une mémoire qui s’allume et s’éteint
Qu’en est-il des jeunes générations, nées bien après 1979 ?
« La mémoire collective fonctionne comme un interrupteur : parfois on oublie, parfois on se souvient », observe-t-elle.
Les rêves, les rituels, les fêtes de pagode, les cérémonies autour des lieux puissants sont autant de moments d’activation. Les enfants y participent sans recevoir de récit détaillé.
« On transmet beaucoup par les pratiques. On parle peu, par crainte qu’évoquer les événements n’attire des énergies mauvaises. L’objectif est de recréer du positif », explique-t-elle.
La diaspora, privée de ce rapport aux lieux cambodgiens, vit sans doute plus difficilement avec ces souvenirs.
Exode rural et avenir incertain
Le Cambodge change vite : exode rural, usines, urbanisation.
« La perte du lien à la terre va transformer ces pratiques. Mais ce n’est pas la première société à changer vite. Les croyances profondes trouvent d’autres formes », dit-elle.
Elle constate surtout la vigueur des rites observés à Pursat, qui continuent de relier vivants, morts et esprits autour de lieux marqués.
Cinquante ans après, loin des images figées de chars entrant dans Phnom Penh ou des discours humanitaires, son travail montre une société qui a trouvé dans sa propre culture les moyens de vivre avec ses morts et de reconstruire un monde habitable.

Anne Yvonne Guillou
L'ouvrage est disponible aux Carnets d'Asie
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