Parmi les produits-phares du Cambodge, le poivre de Kampot est sans doute plus connu. Vanté pour ses qualités gustatives exceptionnelles, il est exporté dans sa presque totalité vers la Chine et vers les marchés occidentaux. Il mérite certainement que l’on s’y intéresse d’un peu plus près.
Au Cambodge, on connaît surtout cinq pipéracées : Piperomia pellucida (ក្រសាំងទាប [krâ-sang tiep]), herbe annuelle pouvant atteindre une hauteur de 15 à 45 cm, dont les feuilles, au Cambodge, sont consommées en guise de légume ; Piper betle (ម្លូ [mlu]), le fameux bétel qui sert à la confection de la chique de noix d’arec et de feuille de bétel, qui était extrêmement populaire dans toute l’Asie du Sud-Est, connue pour teinter la salive d’un couleur rouge-sang ; Piper retrofractum (ដីប្លី [dei plei]), l’une des variétés de poivre long, utilisée dans la pharmacopée, et dont l’Occident est en train de découvrir les vertus culinaires ; Piper sarmentosum (ចាភ្លូ [cha-phlu]), dont la feuille condimentaire est peu utilisée au Cambodge mais très présente dans la cuisine vietnamienne ; et enfin, Piper nigrum (ម្រេច [mrèch]), le poivre proprement dit, cultivé dans de nombreuses provinces au Cambodge. C’est la baie de cette dernière espèce qui donne le célébrissime poivre de Kampot.
Le poivre est connu de très longue date au Cambodge. Le Chinois Zhou Daguan, qui passa près d’un an à Angkor à la fin du XIIIe siècle, parlait déjà du poivre du Cambodge. Fréquemment utilisé en médecine chinoise traditionnelle, le poivre du Cambodge faisait déjà partie à cette époque des produits exportés en Chine. Mais ce sont des Chinois émigrés de Chine vers le milieu du XVIIe siècle, après la chute de la dynastie des Ming (1644) et l’accession au pouvoir de la dynastie mandchoue des Qing, qui créèrent les premières plantations de poivre dans la région de Kampot, ainsi que sur l’île voisine, aujourd’hui vietnamienne, de Phu Quoc. Avant la prise du pouvoir par les Khmers rouges (1975), les plantations de poivre de la région de Kampot étaient d’ailleurs exploitées principalement par des Sino-khmers. Dans l’introduction à son livre A la conquête des cœurs, Auguste Pavie (1847-1925), l’explorateur aux pieds nus, qui fut responsable du télégraphe à Kampot entre 1876 et 1879, consacre quelques paragraphes à la culture du poivre à Kampot.
Dès la fin du XIXe siècle, les qualités gustatives du poivre de Kampot furent reconnues par les meilleurs chefs et les plus fins des gourmets français, et acquit ainsi une réputation qui n’a jamais été contestée. La culture du poivre dans la région de Kampot et dans le reste du pays a bénéficié d’un regain d’intérêt au début des années 2000, et plusieurs sociétés cambodgiennes cultivent aujourd’hui quelque 600 hectares de poivrières dans l’ensemble du pays.
Au Cambodge, on obtient principalement quatre produits à partir de la grappe du poivrier : grains de poivre noir, de poivre banc et de poivre rouge, et grappes de poivre vert. Dans le cuisine cambodgienne, on utilise essentiellement le poivre noir et le poivre vert. Le premier, en grains ou moulu, sert bien sûr d’épice et peu condimenter de nombreux plats sautés, notamment de fruits de mer, ou encore entrer dans la composition de diverses sauces trempettes (dont une fameuse sauce au sel et au poivre, agrémentée de jus de citron vert) ; quant au poivre vert, il est aussi fréquemment utilisé dans des sautés de fruits de mer (crabes, crevettes, calamars…), ou encore est mis à mariner dans une saumure ou dans du vinaigre, et consommé tel quel avec d’autres légumes marinés, ou entrer dans la composition de salades. Les poivres en grains rouges et blancs sont en revanche presque inconnus des Cambodgiens, et sont surtout destinés à l’exportation.
Avant une visite récente dans l’une des poivrières de la société Confirel, qui a été l’un des acteurs majeurs de la démarche qui a abouti à l’attribution d’une IGP en 2010 par l’UE (voir le paragraphe ci-dessous), je croyais que les différentes couleurs des grains de poivre s’expliquaient par des dates de cueillette différentes. Mais l’une des journalières qui cueillaient les grappes au moment de ma visite, m’a expliqué que les grains noirs, rouges et blancs, pouvaient se trouver simultanément sur une seule et même grappe. Les grains d’une grappe présentent à un moment donné différents degrés de maturité : les grains les plus murs, de couleur rouge, produiront au poivre rouge ; les grains moins murs, de couleur jaune à orangée, serviront à obtenir le poivre blanc ; les grains verts donnent quant à eux le poivre noir. Quant au poivre vert, il est produit à partir des grappes vertes dont les grains ne sont pas du niveau de qualité (taille, maturité…) suffisant pour produire du poivre en grains.
Le « poivre de Kampot » a été le premier produit agricole cambodgien à se voir accorder par l’Union Européenne, le 2 avril 2010, une IGP qui a contribué à rehausser le prestige de ce produit et à en stimuler l’exportation. L’IGP porte sur les quatre variétés de poivre (noir, blanc, rouge et vert). L’exploitation et la commercialisation de ce poivre d’exception se font sous la houlette d’une puissante et sourcilleuse Association pour la promotion du poivre de Kampot. Le volume de production annuelle de poivre de Kampot dépend des aléas climatiques, mais elle reste limitée : elle s’est élevée par exemple à quelque 90 tonnes en 2020. Un cahier du charge définissant précisément les zones de production et les qualités requises pour le poivre de Kampot a été rédigé. Ce cahier des charges se trouve sur la page Eur-lex du site de l’Union Européenne.
Un dernier mot enfin sur un produit légendaire, dont certains mettent en doute l’existence même : le « poivre des oiseaux ». Ce poivre se présente sous la forme de grains blancs. Il s’agit en réalité des grains de poivres qui ont été ingérés par de petits oiseaux. Seule l’enveloppe verte des grains est digérée lors du passage dans le système digestif du volatile, et les grains sont éjectés dans les fientes de l’animal. Monsieur Chuc Mony, directeur des plantations de poivre de Confirel, confirme que le poivre des oiseaux existe bien, mais indique qu’on ne le trouve en général qu’en forêt, là où poussent les poivriers sauvages que viennent picorer les oiseaux. Auguste Pavie, rapporte l’anecdote ci-dessous à propos ce poivre si particulier :
"Je m’arrêtais quelquefois, dans mes courses, chez les métis planteurs. Ils étaient simples, accueillants et désireux de plaire. Je mettais la conversation surtout sur la culture du poivre. Ils me répondaient, avec satisfaction, se complaisant dans des détails que je trouvais parfois curieux, toujours utiles ".
L’un d’eux, un jour, parlait de la récolte :
" Nous aurons cette année une bonne moyenne. Pour ma part, je serais satisfait si les oiseaux n’avaient pas déserté mon terrain pour ceux de l’autre rive. "
Me voyant très surpris, l’interprète m’expliqua que quand le poivre mûrit, les moineaux viennent en foule se gorger de ses grains qu’ils digèrent sur les palissades servant d’enclos aux plantations. Il m’apprit que ces oiseaux laissent tomber sur le sol, à peine dépouillé de son écorce, le poivre qui, blanchi par le séjour dans leur estomac, a acquis aux yeux des Chinois des qualités précieuses pour lesquelles, recueilli chaque jour avec soin, il est vendu à leurs pharmaciens trois fois plus cher l’autre. » (cf. A la conquête des cœurs, Introduction, p. XIX)
Article préalablement publié sur Tela Botanica.org
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