Par amour pour l'écrivain roumain de langue française Panaït Istrati et à l'occasion du festival Istrati qui démarrera bientôt, LePetitJournal.com de Bucarest est allé à la rencontre de l'historienne et critique littéraire Bianca Burtza-Cernat qui prépare justement un livre sur cet auteur au parcours fascinant.
Grégory Rateau: Pourquoi vous êtes-vous intéressée à cet auteur?
Bianca Burtza-Cernat: Je pourrais invoquer plusieurs raisons, en dehors de mon simple intérêt de lectrice pour un écrivain qui me semblait, à l'adolescence, l’incarnation même de la liberté d’esprit et du goût pour l’aventure. En tant que critique et historienne littéraire, je me suis intéressée à Panaït Istrati puisqu’il est un auteur atypique, très peu lu ici, en Roumanie. Autrement dit, l’auteur de Kyra Kyralina semble être un écrivain marginal et marginalisé, parfois méprisé ou bien, en tout cas, insuffisamment valorisé dans la littérature roumaine. Je me suis donc décidée à lui prêter plus d’attention, en essayant de ramener dans l’actualité son œuvre et sa biographie vraiment «romanesque».
Quelle est, selon vous, sa résonance en France d’abord et en Roumanie ensuite?
Au regard des échos critiques qu’a eu son œuvre au fil des années, en France et en Roumanie, on peut dire qu’Istrati est perçu comme un écrivain français plutôt qu’un écrivain roumain. Et cela à cause de vieux préjugés, parmi lesquels le fait de s’être affirmé d’abord en France et d’avoir écrit en français, pas en roumain, la plupart de ses livres. À son époque, bien qu’il se considérait comme un écrivain roumain, et il a beaucoup insisté sur ce point, Istrati a été perçu comme un étranger par la grande majorité de ses confrères. Et cela pour des raisons littéraires, mais aussi pour des raisons politiques.
Istrati a eu et il continue à avoir une bonne réception critique en France et une réception médiocre ici, dans son pays d’origine...
Pourquoi Istrati rayonne-t-il moins en Roumanie alors qu’il n’a cessé de parler de sa terre natale? Est-ce parce qu'il écrivait en français ou à cause de ses engagements pro-communistes?
C’est depuis un siècle que la littérature roumaine, à force de récupérer un certain décalage par rapport aux littératures occidentales, y compris la littérature française, à force de se «moderniser» et de se «synchroniser» avec l’Europe, tendance qui ne serait pas, en principe, méprisable, mais qui, poussée à l’extrême, risque de devenir maligne, s’est forgée un projet d’évolution qui semble exclure les formules littéraires qui ne correspondent pas au paradigme moderniste. Or, la prose de Panaït Istrati a été lue en Roumanie, à l’époque de sa parution, comme une prose «légère», «de sensation», sans beaucoup de complications narratives. Je pense que c’est faux, mais ça reste encore à être démontré.
En plus, vous avez raison lorsque vous supposez qu’au-delà de cette sous-estimation il y a une raison politique. C’est vrai: les engagements pro-communistes d’Istrati ont été vus avec méfiance tant entre les deux guerres qu’après la chute du communisme. Aujourd’hui, on ignore, comme on l’a ignoré hier, le fait que Panaït Istrati n’a jamais été, en somme, ce que l’on appelle un doctrinaire. Et que son aventure politique est finie par le désaveu de l’hypocrisie communiste. N’oublions pas: Istrati s’est déclaré comme «l’homme qui n’adhère à rien». Et ce n’est pas tout simplement un mot d’esprit.
Vous écrivez actuellement un livre sur lui en roumain. Comment abordez-vous la biographie de cet écrivain vagabond, ce "Gorki des Balkans", comme le surnommait la presse française?
Je suis en train d’écrire un livre – La Destinée changeante d’un écrivain du Levant: Panaït Istrati (en roumain: Soarta schimbătoare a unui scriitor din Levant). J’ai déjà écrit environ 200 pages, mais je ne suis pas encore arrivée à la moitié du «voyage» que je me suis proposée d’entreprendre à l’intérieur du «continent» Istrati. À vrai dire, je doute de plus en plus de la possibilité d’épuiser dans un seul livre la description, mais aussi l'interprétation, de l’aventure humaine et littéraire d’Istrati. Pour ce qui est du côté biographique, très intimement lié, dans le cas de cet auteur, à sa littérature et peut-être à son type d’écriture, j’ai choisi de lui consacrer une section spéciale dans mon livre, section que j’ai intitulée Panaït Istrati et l’Histoire, tandis qu’une autre, dans le cadre de laquelle je cherche à analyser la prose de cet auteur, s’intitule Les histoires de Panaït Istrati et d’autres fictions. Je le vois comme un guide de voyage, où je veux esquisser une «carte» du monde fictionnel et en même temps réel habité par les personnages d’Istrati et aussi par le vécu de l'auteur lui-même.
Istrati a été parrainé par l'écrivain français Romain Rolland, pouvez-vous nous parler de cette amitié qui a été très productive pour son œuvre, à l’origine même de sa vocation d’écrivain peut-être?
Il s’agit d’une relation, humaine et littéraire à la fois, assez complexe et assez compliquée, puisque traversée par toute une série de tensions, de malentendus, d’incongruences ou de désaccords, parfois graves, car, au fond, on doit le reconnaître, c’était une relation asymétrique... Au-delà de l’admiration et de la reconnaissance que Panaït Istrati a éprouvées jusqu’aux derniers moments de sa vie, à l’égard de son «grand bienfaiteur», comme il s’était habitué à nommer Romain Rolland, l’auteur d’Oncle Anghel et des Chardons du Baragan a vécu aussi, et assez souvent comme j’essaie de le montrer dans mon livre, un sentiment de révolte contre son «parrain» littéraire. Mais c’est toute une autre histoire! Et peut-être que c’est l’Histoire même qui les séparait...
Il a été communiste puis en est revenu. Expliquez-nous ce changement.
«L’aventure politique» d’Istrati se déroule sur différents épisodes, depuis son adhésion au mouvement ouvrier avant la Première Guerre Mondiale et ses articles pro-socialistes écrits durant sa jeunesse jusqu’à la déception après le retour du voyage en URSS. Ce sont des faits qui composent la biographie intellectuelle et le profil complexe d’un homme et d’un écrivain du point de vue duquel opter définitivement équivalait à un blocage existentiel mortifiant. Pour Istrati, «l’aventure», y compris l’aventure politique, n’est pas une forme de labilité, d’inconstance; ce n’est pas l’expression de la superficialité de l’esprit, mais une manière d’assumer la complexité et la nuance, ce qui conduit à un refus sans appel de toute simplification dogmatique. Il ne veut adhérer à rien, et on lui a souvent fait ce reproche, puisque toute adhésion définitive risque de mener à la pétrification de l’esprit et de la sensibilité, autrement dit, au fanatisme.
Ne croyez-vous pas que son engagement du début soit dû à sa jeunesse, à une enfance plutôt pauvre durant laquelle il a été forcé de travailler très vite, de se confronter à l'injustice?
Oui son enfance et sa jeunesse vécues parmi les marginaux de la société roumaine de l’époque, de même que, un peu plus tard, l’hostilité qui a accompagné ses débuts en tant que journaliste et comme écrivain dans la Roumanie bourgeoise et fermement anti-gauchiste. Mais il faut ajouter que le socialisme d’Istrati n’a rien à voir avec la doctrine socialiste; c’est plutôt une forme d’humanisme, d’idéalisme. Comme son ami Nikos Kazantzakis qui montre la même confiance dans les valeurs humanistes du socialisme et la même «mystique» de l’engagement, doublée et minée par un doute presque obsessif, propre à un croyant non-dogmatique. Très critique à l’adresse des règles et du fonctionnement du monde bourgeois, Istrati s’engage également dans une polémique avec ses camarades de combat socialistes, qu'il avertit souvent, par exemple, que l’humanité n’est pas simplement partagée entre les riches et les pauvres, mais aussi entre les gens qui, du point de vue de l’esprit, sont libres et ceux qui restent, en toute situation, des esclaves: «l’esclave pauvre reste esclave même s’il devient riche, car je ne réduis point le terrible problème de la vie à une assiette de haricots; tandis que l’homme libre reste libre même dans la prison», écrit Istrati dans un texte-credo de 1924.
Comment est-ce qu’on a considéré – surtout dans l’espace occidental – cette mobilité de l’esprit de Panaït Istrati après la parution de Confession pour vaincus où il exprime son désaveu pour l'idéologie communiste?
On le sait bien, comme un acte de trahison. Après ce moment de tournure, les anciens amis littéraires d’Istrati, qui l’avaient fortement soutenu quelques années auparavant, et même le plus important de ses protecteurs, Romain Rolland, n’épargneront aucun reproche à celui qui a eu l’audace d’exprimer ses doutes à l’égard de l’utopie soviétique. Dans une lettre de 1933 adressée à A.G. Viatkin, Romain Rolland écrit: «Istrati n’est rien de plus qu’un écrivain de grand talent, qui a un cœur ardent et déréglé, aucune valeur de jugement, objectivité nulle, un tempérament toujours emporté par ses amours, ses haines, ses caprices, il est la proue des gens qu’il rencontre et des événements. Je l’ai connu, après qu’il avait tâché de se suicider par désespoir, j’ai été frappé par son génie artistique qui s’ignorait, je l’ai encouragé à écrire et je l’ai fait connaître. Il m’a témoigné une affection débordante; et puis après, il s’est irrité contre moi, parce que je condamnais sévèrement ce qu’il a écrit contre l’URSS».
Qu'apporterait à des jeunes lecteurs, le fait de lire Istrati aujourd'hui?
Je pense que Panaït Istrati est un auteur très actuel. Il peut nous parler de la liberté d’esprit et de la splendeur de la diversité humaine, de même que du péril représenté, aujourd’hui comme hier, par tout dogmatisme ou fanatisme et par l’hypocrisie de tout discours qui invoque les valeurs de l’humanisme, soit-il un humanisme postmoderne, tout en cachant les réalités qui contredisent d’une manière flagrante ce discours. Bref, Istrati continue à parler de notre monde, de notre société «libérale» qui invoque souvent la tolérance sans la professer. Mais, en même temps, son œuvre est un plaidoyer en faveur de l’authenticité et de la profondeur de que nous avons encore l'habitude d'appeler humanité...