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Delphine de Stoutz : « Le Réseau est créé par et pour des autrices »

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© Juliana Bitton pour lepetitjournal.com Allemagne
Écrit par Juliana Bitton
Publié le 14 décembre 2020, mis à jour le 15 décembre 2020

Anciennement dramaturge à la Comédie Française à Paris, au théâtre des Amandiers de Nanterre ou encore celui de Carouge en Suisse, Delphine de Stoutz, originaire de Thonon-les-Bains, vit aujourd’hui à Berlin. Elle a récemment créé le Réseau des Autrices francophones de Berlin, un groupe d’entraide et de partage. Dans un entretien, elle revient sur son parcours, l’écriture et la littérature féministe.

 

Lepetitjournal.com/berlin : vous êtes née en France à Thonon-les-Bains. Comment vous êtes-vous retrouvée dans la capitale allemande ?

Delphine de Stoutz : mon premier voyage à Berlin remonte à 2003. J’ai voyagé grâce à EasyJet qui avait ouvert une ligne Paris-Berlin dont le vol s’élevait à 5 euros ! J’avais pris trois billets d’avion pour partir avec deux amies qui m’ont finalement plantée au dernier moment ! Je me suis donc retrouvée à Berlin toute seule. Je suis tombée littéralement amoureuse de cette ville ! J’ai tout plaqué à Paris : mon boulot, mon appartement, y compris mon compagnon de l’époque… Jusqu’en 2007, entre deux contrats puisque je travaillais toujours dans un théâtre, je suis allée régulièrement à Berlin pour perfectionner mon allemand.

 

la ville était en complète osmose avec ce que j’étais

 

Je me souviens, c’était en octobre 2003, alors qu’il devait faire à peine 5 degrés, j’ai tout de suite adoré Berlin. J’ai un souvenir de moi sur le pont d’échange de train, c’était le lever du jour, il faisait gris, c’était très brumeux… mais c’était là où je devais être. J’appelle ça un « battement de cœur commun », la ville était en complète osmose avec ce que j’étais. Et pourtant, dès l’âge de 15 ans, j’ai beaucoup voyagé, notamment aux Etats-Unis. J’ai aussi longtemps vécu à Paris et dans d’autres villes. Mais là, c’était juste. Je savais que ça allait être dur mais c’était juste. A l’époque, jusqu’en 2011 à peu près, les hivers y étaient impressionnants. Au mois de novembre 2004, lorsque j’ai posé pour la première fois mes valises pour un plus long séjour, il faisait même -20 degrés Celsius la nuit et -12 le jour. On disait aux Français et aux Suisses de passage : « si vous supportez ça, vous êtes faits pour cette ville. » C’était comme un test ! Ça me manque beaucoup.

 

Vous avez vécu et travaillé en France, en Suisse et en Allemagne. Que retirez-vous de vos expériences au sein de ces différentes cultures ?

Comme j’ai longtemps travaillé en Suisse et en France, l’Allemagne c’était chouette parce que ça rejoignait les deux cultures étant donné le fédéralisme. Ça se rapproche de la formule confédération helvétique (en Suisse) avec un rapport très direct aux politiques, aux institutions, un rapport non pas hiérarchique mais beaucoup plus horizontal, tout en disposant d’une dynamique culturelle et d’une politique culturelle assez semblables à celles de la France.

Ça me permettait de travailler sur des projets de grosse envergure ici tout en ayant cette manière de travailler que j’ai toujours adorée en Suisse qui est de pouvoir s’adresser directement aux politiques, aux institutions, de présenter les projets très frontalement. C’est quelque chose qu’on ne peut pas faire en France car c’est très compliqué et épuisant. Il y a toujours cette question de hiérarchie, de réseau, de « cour du roi » en France qui est à l’œuvre dans tous les milieux, littéraire, de la danse, du théâtre et universitaire, qui sont les quatre secteurs dans lesquels j’ai travaillé. Pour arriver au fond de la chose, il faut faire des « tours et détours de la vilaine fille » comme disait Mario Vargas Llosa ! (Rires)

Ici à Berlin, j’adore le fait qu’il y ait une scène indépendante, la « freie Szene » qui est assez unique et c’est un vrai partenaire. On peut tout à fait être à la fois dans la « freie Szene » et parallèlement travailler avec les institutions, ce qui est quasi impossible en France !

 

Vous avez fait du théâtre et de la danse pendant de nombreuses années. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire des livres ?

J’ai travaillé dans le monde de la danse en tant que dramaturge avec des chorégraphes privés. J’ai beaucoup travaillé dans l’univers du théâtre également. J’ai été notamment dramaturge à la Comédie Française à Paris, au théâtre des Amandiers de Nanterrre, etc. Puis pendant 8 ans j’ai aussi exercé en tant que dramaturge au théâtre de Carouge à Genève qui est une grosse scène suisse.

J’ai commencé à écrire en 2016, lorsque j’ai quitté le théâtre de Carouge où j’étais pendulaire. Pendulaire est une expression suisse qui signifie que je vivais et élevais mes enfants à Berlin mais je travaillais à Genève. C’était très compliqué ! Puis au bout de 8 ans j’ai arrêté et j’ai profité de ce changement pour faire quelque chose qui était en germe, de manière très dilettante pendant 25 années de ma vie. En 2018 mon premier roman est sorti aux éditions Lucane. « Adulte( R ) » dépeint trois parcours très différents de femmes autour de la quarantaine qui prennent leur vie en main.

 

Vous avez fondé le Réseau des Autrices francophones de Berlin et le site est officiellement en ligne depuis septembre 2020. Comment cette idée de réseau d’autrices vous est venue et quel est l’objectif de ce réseau ?

Après avoir publié mon premier roman, je me suis dit que je n’étais pas forcément toute seule à Berlin, que d’autres autrices devaient sûrement vivre cette chose étrange qui est d’écrire dans une langue et de vivre dans une autre, d’être très loin du milieu de l’édition française et qui sont un peu paumées. C’est comme ça que le réseau est né ! Le réseau a été créé par des autrices pour des autrices.

 

Il y a « en temps normal » une vie littéraire et présentielle hyper riche à Berlin.

 

Le but du réseau est de constater comment fonctionne le milieu de l’édition et le milieu littéraire, de se nourrir énormément de ce qu’il se passe ici. Quand on aime la littérature et qu’on se renseigne un petit peu sur ce qu’il y a ici, on peut participer tous les soirs à trois-quatre lectures, conférences ou performances littéraires ! Il y a « en temps normal » une vie littéraire et présentielle hyper riche à Berlin.

La « Lesebühne » (scène pour lire) qui existe notamment dans toute l’Allemagne vient véritablement de Berlin. Il s’agit d’auteurs qui viennent le soir lire leur texte devant un micro sur scène. Ce n’est pas forcément quelque chose de très travaillé. Ce n’est jamais très long, ça dure à peu près dix minutes et si ça marche c’est génial, si ça ne marche pas, ce n’est pas grave, on passe au suivant. Pour moi ça a été un choc de voir que la littérature pouvait être un art complètement vivant qui se fait dans l’instant et devant un public. C’est vraiment aux antipodes de ce que j’avais vécu jusqu’à présent car pour moi la littérature est un acte très solitaire. Et finalement ça faisait sens puisque j’étais issue du théâtre donc c’était assez logique de faire de la littérature un art vivant ! Je me suis demandé pourquoi on n’amènerait pas la littérature francophone sur scène et pourquoi on ne s’inspirerait pas en tant que francophone de la « Lesebühne » afin de vivre aussi de manière vivante la littérature.

 

De plus en plus de nouvelles plumes surgissent de partout à Berlin

 

Le réseau s’est construit au départ grâce à Facebook avant de devenir une association. J'ai invité début 2009 quelques autrices de Berlin que je connaissais. On s’est retrouvées à 30 et aujourd’hui on est 100 dans le groupe ! Nous avons aussi développé un site internet et dans le réseau, on s’échange des tuyaux, des conseils en lien avec la littérature. L’association proprement dit en revanche compte actuellement 30 adhérents (membres actifs). Nous avons ensemble mis en place les « Stammtisch » littéraires (Tables ronde d’habitués), des ateliers d’écriture, de la relecture éditoriale et même nos premières lectures à la « Lesebühne » en décembre dernier ! Nous n’étions pas sûres du résultat, le public francophone étant souvent considéré comme un public qui n’écoute pas en comparaison avec les Allemands ! (Rires) Nous nous sommes complètement trompées et aujourd’hui, nous en organisons tous les deux mois, bien sûr en ligne en période de coronavirus.

De plus en plus de nouvelles plumes surgissent de partout à Berlin et c’est très chouette de se retrouver autour de cette communauté-là !

 

Selon moi, à l’adolescence, les hommes obtiennent une voix, les femmes obtiennent un corps

 

Quelles sont les thématiques et autrices qui vous inspirent le plus, que ce soit dans la lecture ou l’écriture ?

L’autrice, journaliste et militante féministe Alice Coffin qui a reçu des menaces de mort, ce que je trouve fascinant de vacuité : depuis deux ans, 80 % des romans que je lis sont des romans écrits par des femmes parce que j’essaie de rattraper d’énormes lacunes. Dans l’écriture, j’essaie d’écrire un « codex du féminin » c’est-à-dire une sorte de « langage de la femme ». Selon moi, à l’adolescence, les hommes obtiennent une voix, les femmes obtiennent un corps. Tout d’un coup la voix de l’homme change, elle se pose, elle descend, on l’entend, elle s’impose. De son côté, la femme a une transformation corporelle importante qui fait qu’on va moins l’entendre mais plutôt la voir ou la regarder. A partir de là je crois que je cherche à savoir quels mots la femme emploie, je ne suis pas sûre que dans notre langue, on ait le langage qui soit le plus juste pour cela. C’est donc une recherche tant syntaxique que formelle.

Si je peux recommander des grandes lectures des derniers temps : « Fille, femme, autre » de Bernardine Evaristo : ce livre m’a passionnée car il dresse 15 portraits de femmes noires anglaises et concerne le féminisme des femmes noires et anglo-saxonnes dont je ne connaissais rien. J’ai trouvé le fait d’entendre des histoires européennes sur cela fascinant car ça nous renvoie à notre réalité coloniale européenne et non pas à quelque chose qui est loin de nous. Un autre livre complètement différent que j’ai adoré, c’est « Il faut qu'on parle de Kevin » de Lionel Shriver, que je ne recommanderais pas pour sa prose poétique, cependant sa construction est géniale. Il est constitué de 600 pages d’une lettre écrite par une mère à son fils, ce dernier ayant tué 16 de ses camarades à l’école et qui se trouve en prison. Le livre décrit brillamment le fait d’être une mère ou une femme dans toute sa complexité alors que l’autrice n’a même pas d’enfants.

 

j’ai entendu une vraie voix de femme dont l’écriture résonnait différemment

 

Je lis également « Présentes » de Lauren Bastide mais je ne suis pas tout à fait convaincue. J’aime le projet et le sujet (géographie du genre) mais je n’apprécie pas beaucoup la manière dont le sujet est traité. Je vois beaucoup de failles dans lesquels les journalistes peuvent plonger, ce n’est pas assez « radical ». Je recommanderais plutôt les ouvrages de Françoise Vergès !

On est aussi toutes d’accord qu’il existe une sorte de panthéon des femmes autrices « classiques » avec Woolf, Ernaux, Despentes, Plath, Lessing, etc. Mais pour moi, tout a commencé avec Anaïs Nin, ses carnets et « La maison de l’inceste ». Je devais avoir quinze ans quand je l’ai lue et c’est la première fois que j’ai entendu une vraie voix de femme dont l’écriture résonnait différemment.

 

Et si vous aviez un ouvrage permettant de découvrir Berlin à offrir, lequel serait-il ?

Peut-être « Emile et les détectives » ! D’une manière générale, toutes les œuvres d’Erich Kästner et pour les plus grands « Fabian : Histoire d'un moraliste ».

 

Pour plus d’informations sur le Réseau des Autrices francophones de Berlin, rendez-vous ici.

Et pour retrouver « Adulte( R ) » de Delphine De Stoutz, paru aux éditions Lucane, c’est par-là.

 

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