Bercés par une douce lumière tamisée, les murs rouges et blancs se complètent harmonieusement et subliment les œuvres méticuleusement positionnées. Comme une caresse de velours, c’est avec intensité que l’exposition Belleza Furtiva nous transporte dans un univers tout à fait particulier, celui d'Alisa Sibirskaya. À travers cette exposition, l’artiste originaire de Sibérie, qui vit actuellement à Barcelone, nous ouvre les portes de ce qu’elle aime appeler son “Journal intime”.
Par ses photos, qu’elle retravaille à l’aide de logiciels tels que Lightroom et Photoshop, Alisa se réapproprie le genre des Vanités* et questionne notre rapport au temps, à la vie et à la mort. Elle nous amène à une réflexion autour de notre relation aux objets et aux plaisirs parfois superficiels. Notre œil est attiré par la beauté d’un regard pur, d’une peau nue et opaline, puis soudainement nous sommes déstabilisés par la présence de détails plus violents : serpents, statues fracturées au sol, taches de sang ou encore lacérations… Cette exposition est un véritable voyage émotionnel où, comme son titre le suggère, la “Beauté est Furtive”, elle, nous échappe ! Nous avons donc voulu en savoir plus sur la démarche de l’artiste en la questionnant sur sa vision personnelle du genre des Vanités. Avec une certaine pudeur et vêtue d’un chaleureux sourire, Alisa s’est donc confiée à nous avec sincérité.
Charlotte Marchand: Quel est votre rapport au temps qui passe ?
Alisa Sibirskaya: Disons que quand on avance en âge (j’ai eu 35 ans la semaine dernière, je ne suis plus dans la vingtaine), il faut se poser et réfléchir ; on est toujours en train d’attendre quelque chose, d’attendre un moment. Attendre de se sentir bien, d’être heureux, d’être prêt pour quelque chose…il ne faut pas attendre ce moment parfait, le moment idéal selon moi c’est aujourd’hui, c’est maintenant qu’il faut vivre. Il ne faut pas attendre les vacances, Noël ou l’été, il faut vivre maintenant car cet instant ne reviendra jamais. Il faut donc essayer de profiter de chaque instant, aussi difficile ou compliqué soit-il. Par exemple, quand je vais voir ma famille en Sibérie... ce ne sont évidemment pas les moments les plus faciles, car nous vivons dans un contexte qui actuellement est particulier. Avec mon père, j’ai notamment eu des discussions sur ce qui se passe là-bas et étant entouré par beaucoup de propagande, il a fini par se faire une opinion bien différente de la mienne…mais il reste malgré toujours mon père, je l’aime…Même si parfois on se dispute, nous cherchons à travers ces discussions, des points de convergence qui nous rapprochent.
C'est aussi ça, la vie. La vie n'est pas un bonheur constant,…il y a des moments difficiles qu’il faut vivre pleinement
Comment la mort s’illustre-t-elle dans vos œuvres ?
D'abord, il faudrait définir ce qu'est la mort, parce que pour moi, la première chose à laquelle je pense, c'est la séparation. Dire adieu, c'est finalement une petite mort. Quand on dit adieu à quelqu'un, quand on se sépare, que ce soit temporaire ou pour toujours, on expérimente la perte. Et cela vaut pour une personne, une relation, la jeunesse et n’importe quels autres états qui ne reviendra jamais. Par exemple, on est ici ensemble pour cette interview, et peut-être que ça ne se reproduira pas ; c’est aussi une sorte de petite mort, quelque chose qui se termine.
Mon œuvre, c’est une manière personnelle de parler de ce qui m’est arrivé, de ce que j'ai pu ressentir. A certains moments, j'ai eu envie de capturer, de représenter d’une manière théâtralisée, les pertes qui m’ont fait tant de mal…j'avais besoin de les exprimer pour ensuite pouvoir avancer, pour me libérer.
C’est comme décrire un traumatisme à un médecin ; il faut savoir comment on se sent, ce qui s’est cassé en nous, pour pouvoir en parler. Quand on court au quotidien, on ne ressent rien, il faut pour ça s’arrêter, respirer et se demander : « Est-ce que ça fait mal ? Est-ce que je peux bouger ? ». Et pour cela, la photographie peut aider à décrire ces petites morts, elle a un vrai aspect thérapeutique.
Que représente la nudité pour vous ?
Eh bien, au fond, nous sommes tous nus sous nos couches de vêtements ; je pense que la nudité est un état ultime de sincérité…nu on est ouvert, désarmé, sans aucune couche de protection. C'est finalement le moment où on interagit avec le monde à cent pour cent, sans rien cacher, on peut alors vivre pleinement l’instant. Bien sûr, il y a aussi une dimension sensuelle et de séduction…cela laisse place à l’interprétation mais, je ne vois pas cela comme une provocation, et je ne cherche pas à provoquer non plus; pour moi, être nu c’est un « état » super naturel ! Peut-être que cela vient de l'influence de Barcelone où les gens se mettent facilement nus (rire).
Je me suis aussi rendu compte, en voyant les réactions de ma famille, que la perception de la nudité dépendait beaucoup de la culture. Comme nous avons pu le voir, il y a quelques jours, avec cette jeune femme iranienne qui est apparue à moitié nue en signe de protestation, la nudité peut-être une arme de protestation mais ici, en Espagne je ne perçois pas cela comme ça, c’est seulement quelque chose d’extrêmement naturel.
Que signifie "Se sentir vivant" pour vous ?
Comme je l’ai dit, j’aimerais atteindre ce niveau où je peux dire que je vis ma vie à cent pour cent, et dans mes œuvres, j’essaie de capter cet instant de vie intense…mais en même temps, je m'intéresse aussi beaucoup aux temps de latence qui attisent le suspense…ces moments où il vient de se passer quelque chose, ou encore cet instant particulier avant que l’action commence. Par exemple, dans les natures mortes ou les vanités, ce que je cherche, même s’il n’y a pas de personnes visibles, c’est cette présence humaine. Imaginons une table mouillée avec quelques verres et couverts disposés, il a commencé à pleuvoir, tout le monde est parti précipitamment, laissant tout sur place. On ne sait pas exactement ce qu’il s'est passé, mais ces indices nous permettent de deviner ce qu'ils faisaient, qui était là, un peu comme les traces d’une vie qui s’est déroulée à cet endroit.
Donc, pour se sentir vivant il ne s'agit pas seulement de vivre le moment présent,…c’est aussi capturer ces autres états de vie, qui avec leurs nuances peuvent enrichir le genre photographique
Un grand merci à Alisa Sibirskaya pour les quelques minutes qu’elle nous a accordé. Vous pouvez suivre son travail sur Instagram et n’hésitez pas à visiter son exposition!
* Le genre des Vanités est un style artistique, surtout présent dans la peinture du XVIIe siècle, qui vise à rappeler la fragilité de la vie humaine, la futilité des plaisirs et l’inévitabilité de la mort.