Le XVIIIe siècle en Espagne n’a pas le prestige qu’il a de l’autre côté des Pyrénées où on le retient comme celui des Lumières. Toutefois, le vent de modernité et de réforme qui balaye l’Europe et l’Amérique souffle également dans la Péninsule. Il fut animé par des personnages hauts en couleurs, parfois controversés, aujourd’hui relativement méconnus. C’est le cas de Zenón de Somodevilla y Bengoechea, le marquis de la Ensenada. Marin talentueux, courtisan charmeur, réformateur inspiré et commis controversé.
Zenón de Somodevilla y Bengoechea voit le jour dans la Rioja, au sein d’une famille noble sans grands moyens. Nous sommes dans les premières années du XVIIIe siècle, période qui voit, en Espagne, la dynastie des Habsbourg laisser sa place aux Bourbons venus de France.
Ainsi, le jeune Zenón débute sa longue carrière de commis de l’Etat au sein de l’Armada, la Marine espagnole, alors que règne Philippe V, arrière-petit-fils de Louis XIV. Il participe à l’expédition de Ceuta de 1720, il n’a alors que dix-huit ans, puis à la conquête d’Oran en 1732. Toutefois, c’est pendant la guerre de Succession de Pologne qu’il s’illustre véritablement en mettant sur pied la flotte qui va conquérir Naples pour le prince Charles, futur Charles III. Ce dernier, reconnaissant, propose à son roi de père de faire de Zenón le marquis de la Ensenada.
Un ministre omniprésent, courtisan et réformateur
L’ambition du jeune marquis va cependant au-delà du seul service des armes. Il est aussi un très habile homme politique qui s’impose dans les années qui suivent comme un personnage incontournable du règne de Philippe V. On le retrouve aux Finances, à la Guerre, à la Marine et aux Indes. Ministre omniprésent, le marquis de la Ensenada est, dans les années 1740, un des hommes les plus puissants du royaume.
Il doit toutefois partager les faveurs du nouveau monarque, Ferdinand VI, avec Carvajal qui est aussi austère que le marquis est charmeur. Ce dernier donne fréquemment de grandes fêtes où le tout Madrid est invité à admirer son ascension.
Homme de confiance du couple royal, le marquis de la Ensenada partage avec eux l’admiration pour le célèbre castrat italien Farinelli. Par ailleurs, il est, en plus de ses nombreux portefeuilles, le secrétaire de la reine Barbara de Bragance.
Au-delà du courtisan et du fin politique, le marquis est également un réformateur visionnaire de la trempe d’un Colbert ou d’un Vauban. Encouragé par Ferdinand VI, il s’attèle à la modernisation des armées et au renforcement des défenses côtières. Il faut dire que la guerre menace avec l’Angleterre, autre grande puissance possessionnée en Amérique.
En outre, le ministre attache une grande importance à la consolidation du commerce avec les Indes, source de richesse de l’Espagne, mais aussi de la sécurisation des secteurs économiques en métropole. En homme de son temps, curieux des nouvelles techniques et conscient qu’elles sont un moteur à l’enrichissement des nations, il ira jusqu’à envoyer des espions en Europe pour s’inspirer de leurs bonnes pratiques.
Enfin, comme toutes ces réformes coûtent cher, il élabore un projet de refonte du système fiscal où les couches les plus aisés de la population seraient invitées à mettre la main à la poche.
La disgrâce
Cette audace et son aversion profonde pour l’Angleterre seront à l’origine de sa chute. Cette dernière sera d’ailleurs cautionnée sinon orchestrée par son vieux rival Carvajal, lequel était soucieux de maintenir une attitude neutre : ne pas choisir entre la France et l’Angleterre. Ensenada est jugé trop francophile. Les proches de Ferdinand VI ne veulent pas la guerre et font pression sur le roi afin qu’il écarte le marquis.
En 1754, le marquis de la Ensenada est même arrêté à Madrid et accusé de trahison envers la Couronne. Cette charge pourrait lui coûter sa tête mais il sera finalement exilé en Andalousie, où il va vivre sous une surveillance toutefois légère. Le parti anglais s’en trouve rassuré : le trouble-fête est loin de la Cour.
L’avènement sur le trône de Charles III, en 1760, ne changera pas grand-chose. En effet, celui qui l’avait fait marquis de la Ensenada, des années auparavant, ne lui confie aucun ministère. Pire que cela, pris (ou mis) dans une affaire, Ensenada est exilé de nouveau à Médina del Campo cette fois où il finira ses jours en 1781.
La postérité : entre légende noire et réhabilitation
La figure du marquis de la Ensenada est de nos jours entachée par son rôle de premier plan dans la Gran Redada (la "Grande Rafle") orientée contre les Gitans d’Espagne en 1749. Cette opération de police orchestrée par le marquis et approuvée par le roi Ferdinand VI mena à l’emprisonnement de 9.000 à 12.000 Gitans ; hommes, femmes et enfants. Certains historiens parlent même d’un projet d’extermination de cette composante du peuple espagnol. Les derniers Gitans seront finalement libérés une dizaine d’année plus tard sous Charles III.
Certains collectifs demandent ainsi à ce qu’on ne rende plus hommage au marquis et même qu’on débaptise les rues ou établissements portant son nom -À Madrid justement, on trouve dans la rue qui porte son nom l’Institut français et le Consulat général de France.
Pour autant, l’action politique et militaire du marquis de la Ensenada fut jugée de manière différente selon les époques. Ainsi au XIXe siècle, ses restes furent transposés au Panthéon des Marins Illustres, dans la province de Cadix.
De même, son œuvre réformatrice ou du moins modernisatrice, fut également réévaluée : ses propositions d’ordre fiscal bien sûr mais encore le cadastre qui porte son nom.